Par Ahmad Al-Bazz, 30 mars 2020
Comme habitant de la Cisjordanie, gouvernée par une faible Autorité Palestinienne dépourvue d’autorité et simultanément sous le contrôle militaire d’Israël, je suis très préoccupé par la façon dont nous allons survivre au nouveau coronavirus qui se répand largement, si le nombre de cas continue à augmenter.
Le sort qui nous est fait est difficile pour tous. Nous n’avons pas d’autre choix que de compter sur le fragile système de santé de l’AP. Je n’ai jamais soutenu l’idée d’une région autonome dans une colonie de peuplement (parce que cela ne sert en rien à contester la colonie elle-même), or maintenant l’AP est la seule échappatoire pour toute personne infectée par le coronavirus, moi compris.
Aussi sombre que puisse être cette destinée, il ne fait aucun doute que la population colonisée devrait relever de la responsabilité du colonisateur. Mais cela n’a jamais été le cas en Palestine/Israël. En fait, l’Autorité Palestinienne a toujours fonctionné de façon à permettre au colonisateur d’échapper à nombre des responsabilités auxquelles il rechigne, vis-à-vis de la population colonisée.
Tout le vécu du coronavirus en Cisjordanie est un exemple parfait de la façon dont Israël gouverne les Palestiniens. Tandis que le coronavirus ne fait pas de différence entre Israéliens et Palestiniens, Israël en fait une, pour sûr. Il n’est pas dans mon intention ici de politiser, mais d’établir ce qui est évident : tout, dans ce pays est politisé et affecté par la structure coloniale. L’épidémie donne simplement un autre point de vue duquel le comprendre.
L’exclusion a toujours été une règle essentielle de l’idéologie sioniste qui a eu pour but de créer une patrie juive dans un pays où d’autres gens vivaient. L’obsession de la majorité démographique a donné les deux ensembles géopolitiques que nous connaissons aujourd’hui sous les noms de Cisjordanie et de bande de Gaza. Leurs « frontières », connues sous le nom de Ligne Verte, ont été tracées tout autour des terres des populations chassées et indésirables de l’État juif nouvellement créé. En 1967, « l’occupation » de ces deux parties a produit une double exclusion d’avec les dirigeants coloniaux de l’État israélien.
Parcourez n’importe quelle collecte de statistiques en ligne sur le coronavirus et vous trouverez « Israël et Palestine » (ou Cisjordanie et Gaza) sur la liste, comme deux États, bien que Palestine/Israël ne soit qu’un même lieu. En consultant la carte de la localisation des cas infectés, on peut dire à quel point Palestine et Israël sont entremêlés. En 2020, la carte du pays paraît très simple : c’est Israël du nord au sud, de l’est à l’ouest, excepté pour quelques infimes cercles exclus au cœur de ce territoire (la zone « A » de Cisjordanie) et un petit rectangle à l’ouest (la Bande de Gaza). Dans ces minuscules parties exclues, fragmentées, qui font moins de 10% de tout le pays, l’illusion de l’AP existe bien.
Depuis sa création en 1994, l’AP n’a jamais réussi à se donner aucune sorte d’autosuffisance de gouvernement. Cela n’a rien de bizarre, c’était le but principal de sa création : une autonomie dépourvue d’autorité pour n’avoir à décider que sur quelques questions limitées dans la population colonisée avec l’assistance de l’aide internationale. L’objectif n’a jamais été de décoloniser le pays ni même au moins de démanteler l’occupation du territoire palestinien occupé. Des gouvernements occidentaux apportent une aide financière à l’AP pour couvrir ses coûts de fonctionnement et, c’est triste à dire, l’AP n’a jamais montré d’intention sérieuse de se démanteler elle-même et de laisser les Israéliens payer le prix élevé de leur colonisation.
Cette approche de l’AP et des donateurs internationaux a aidé à faire de ce qui aurait pu être une horrible situation politique temporaire pour les Palestiniens, une situation permanente.
Notre soi-disant « premier ministre » a dit le 24 mars qu’il « ne peut faire face au coût de l’alimentation » pour trois mille travailleurs palestiniens placés en quarantaine de 14 jours et il a donc préféré les « renvoyer chez eux auprès de leurs familles » plutôt que de les mettre en quarantaine séparément. Dans des situations normales, les hôpitaux palestiniens transfèrent d’habitude les cas difficiles dans des hôpitaux israéliens et paient cher ce service. Est-ce que cela va continuer désormais ? Comment cette autonomie va-t-elle fonctionner dans cette vague de grave coronavirus, alors que les États les plus développés luttent pour y faire face ? Les exemples montrant à quel point l’AP est faible sont innombrables.
Les hôpitaux palestiniens de Cisjordanie font face au coronavirus avec 120 respirateurs pour 2,9 millions d’habitants. Dans une déclaration non officielle, le chef du syndicat des médecins de Cisjordanie a fait part de ses préoccupations quant à la disponibilité d’équipements médicaaux et sur les protocoles adoptés par l’AP. Beaucoup de Palestiniens de Cisjordanie ont fait part de leurs mauvaises expériences sur des plateformes des réseaux sociaux, depuis le manque de personnel médical jusqu’au transport de cas suspects dans des camions privés dans lesquels étaient placées des chaises. Il ne s’agit pas de critiquer les mesures prises en recourant aux ressources limitées de l’auto-gouvernement des Palestiniens en Cisjordanie, qui fait de son mieux, mais de mettre en lumière le caractère problématique de son existence. Le fait est que tout le pouvoir est aux mains des Israéliens.
Comme nous le savons tous, vaincre la diffusion du coronavirus revient aussi à contrôler les déplacements de la population et à fermer certaines zones géographiques. Les tentatives locales pour appliquer cette stratégie adoptée mondialement ont aussi montré combien inutile et sans pouvoir est l’AP. Des travailleurs de Cisjordanie passent par les checkpoints de la Ligne Verte israélienne, le long de la clôture israélienne, mais l’AP n’a pas son mot à dire sur la clôture ni sur ses checkpoints. Donc, bien qu’il y ait quarante fois plus de cas de coronavirus parmi les citoyens israéliens que parmi les Palestiniens, l’armée israélienne a verrouillé la Cisjordanie par « précaution contre le coronavirus », fermant les checkpoints uniquement palestiniens , tandis que les checkpoints uniquement israéliens de la Ligne Verte continuent à fonctionner normalement. Pendant ce temps, des dizaines de travailleurs palestiniens qui travaillent dans des villes israéliennes ont été largués à des checkpoints et à des carrefours sur soupçons d’infection par le coronavirus, bien qu’ils travaillent pour des employeurs israéliens et soient titulaires de permis qui leur donnent droit à une couverture médicale.
L’attitude coloniale d’Israël reste évidente à l’ère du coronavirus. Le 19 mars, l’armée israélienne a attaqué un camp de réfugiés au cœur de la ville cisjordanienne de Bethléem pour arrêter des Palestiniens, malgré la forte présence de l’AP dans la ville confinée. Un confinement militaire était imposé à la ville palestinienne de Bethléem qui a environ 30 cas déclarés, mais pas à Tel Aviv qui en a des centaines. Et des attaques de nuit, des démolitions, et des extensions de colonies en Cisjordanie se sont toutes produites pendant la deuxième quinzaine de mars en dépit de la sérieuse menace du coronavirus.
La bande de Gaza, où 64% de la population sont des réfugiés, est un des pires exemples au monde d’exclusion politique. Quel que soit le prétexte, elle est soumise à une fermeture militaire stricte depuis 2007. L’ONU a déjà prédit que Gaza serait invivable en 2020 – comment peut-elle maintenant survivre au coronavirus ?
Même les citoyens palestiniens arabes d’Israël qui ont survécu à la Nakba et n’ont cessé de vivre sous régime militaire en Israël qu’en 1966, se sont plaints de discrimination de la part du ministère israélien de la santé. Cela ne devrait pas surprendre, étant donné que le premier ministre d’Israël a récemment dit clairement que « Israël n’est pas l’État de tous ses citoyens ; c’est l’État-nation des Juifs uniquement ».
Nous espérons tous échapper à ce cauchemar qui frappe mondialement. Comme Palestinien de Cisjordanie qui s’oppose au colonialisme de peuplement israélien et à la réaction palestinienne nationale à ce colonialisme, je vois maintenant mon peuple comme victime potentielle de l’idéologie sioniste d’Israël d’un côté et, d’un autre côté des tentatives continuellement en échec de l’AP pour se prouver à elle-même qu’elle est un « État ».
Je souhaite simplement la survie de tous ceux qui vivent entre le fleuve et la mer, aussi bien les citoyens privilégiés que les populations exclues, puisque notre santé à tous est liée en tant que nous sommes des être humains « partageant » la même terre. Dans l’ère post coronavirus, j’espère que la même idée s’étendra pour que nos libertés se conjuguent aussi. Quand cela arrivera, nous aurons tous les mêmes droits et la sécurité dans un État démocratique décolonisé.
Ahmad Al-Bazz, né en 1993, est un journaliste lauréat de plusieurs prix, photographe et documentariste habitant la ville de Naplouse en Cisjordanie. Ahmad est titulaire d’une maîtrise en études télévisuelles de l’Université d’East Anglia au Royaume Uni et d’une licence en Media et Communication de masse de l’Université nationale An-Najah en Palestine. Depuis 2012, Ahmad est membre du collectif documentaire et photographique Activestills qui agit en Palestine et dans la région Palestine/Israël.
Traduction : SF pour l’Agence Média Palestine
Source : Mondoweiss