De Palestine à New York et Retour : Sur la vie et l’oeuvre de Samia Halaby

Dans le domaine prétendument libéral du monde de l’art, une artiste comme Samia Halaby mérite certainement plus d’attention.

Par Dorian Batycka, 2 mai 2019

Samia Halaby, « Mahmoud Masarwa Défie les Assassins, Neuvième Vague de Meurtres sur la Route de l’Ouest, Le Massacre de Kafr Qasem en 1956 » (1999), de la série Kafr Qasem, crayon Conté sur papier, 32,5 x 25 cm (avec la permission de la Galerie Ayyam)

DUBAI – Samia Halaby est un personnage important et réputé de la peinture abstraite et une érudite de l’art palestinien. Née à Jaffa en 1936 dans ce qui était alors la Palestine Mandataire, Halaby a été obligée de fuir après la guerre arabo-israélienne de 1948, pour finalement s’établir en 1951 aux Etats Unis. Bien que ses œuvres ne soient ni ouvertement ni officiellement politiques, elle dit qu’elles dépeignent la signification de ses expériences, de ses sensations et de son récit personnel qui, à leur tour, deviennent centrales pour comprendre son œuvre. Et ainsi, ses abstractions deviennent des références concrètes, matérielles à des questions et des causes sociales plus vastes.

Samia Halaby (toutes les photos sont bénévolement fournies par Sultan Sooud Al-Qassemi, sauf autres précisions)

Pourtant, les canons de l’art abstrait sont et demeurent principalement associés à des hommes blancs. L’entrée Wikipedia pour l’art abstrait ne contient qu’une poignée de noms de femmes – comme Georgia 0’Keefe et Hilma af Klint – qui, fondamentalement, servent de notes de bas de page pour des géants tels que Pollock, de Kooning, Rothko et d’autres. Un article de 2014 publié par Anna Seaman dans The National faisait l’éloge de l’oeuvre de Halaby à l’occasion d’une importante rétrospective à la Galerie Ayyam, et pourtant, l’inclusion de l’artiste dans les canons souvent invoqués de l’art abstrait reste en bas de page.

En 1989, Halaby écrivait : « les plus grands musées nous sont fermés », et pourtant elle fait maintenant partie des collections des plus vastes et plus prestigieux musées du monde, dont le Guggenheim à New York, le Chicago Institute of Art, l’Institut du Monde Arabe à Paris, et la National Gallery of Art à Washington, DC, pour n’en nommer que quelques uns. Cependant, Halaby n’a jamais bénéficié d’une grande rétrospective ou d’une exposition individuelle de la part de ces institutions, dont beaucoup de ses semblables masculins occidentaux ont largement profité.

Pourtant, les canons de l’art abstrait sont et demeurent principalement associés à des hommes blancs. L’entrée Wikipedia pour l’art abstrait ne contient qu’une poignée de noms de femmes – comme Georgia 0’Keefe et Hilma af Klint – qui, fondamentalement, servent de notes de bas de page pour des géants tels que Pollock, de Kooning, Rothko et d’autres. Un article de 2014 publié par Anna Seaman dans The National faisait l’éloge de l’oeuvre de Halaby à l’occasion d’une importante rétrospective à la Galerie Ayyam, et pourtant, l’inclusion de l’artiste dans les canons souvent invoqués de l’art abstrait reste en bas de page.

Samia Halaby parlant au public.

D’après Halaby, être une personne culturellement relocalisée a laissé une marque indélébile sur sa vie et son art, raison peut-être pour laquelle elle n’a jamais bénéficié d’une reconnaissance appropriée dans les institutions occidentales. Halaby a parlé le mois dernier devant un public de Dubai de ses sensations de décalage et aux Etats Unis et en Palestine, et de son engagement inébranlable envers l’art et la justice sociale.

« Je ne me suis jamais sentie chez moi et j’ai toujours été gênée de ne jamais maîtriser la langue arabe », a-t-elle dit dans des termes humbles et honnêtes. S’adressant à un public d’environ 100 personnes rassemblées dans la maison de Sultan Sooud Al-Qassemi dans le cadre d’une série d’entretiens appelés Majlis Culturels qu’elle a organisés grâce à la Fondation Barjeel, l’événement a synthétisé pour beaucoup les aperçus uniques d’Halaby sur les principes de l’abstraction qui ont déterminé ses décennies de travail.

Au cours de son entretien, Halaby s’est souvenue en détail des difficultés quelle a toujours éprouvées à cause de son décalage par rapport à ses racines ancestrales. Elle a parlé du maintien d’une affinité familiale avec les terres arabes, et leur population et leurs cultures. Elle a transmis en termes ardents le fait qu’elle était profondément marquée par l’abstraction géométrique et les principes du dessin et de l’architecture musulmanes, influence essentielle sur une grande partie de son œuvre, ai-je appris, surtout après qu’elle fût retournée en Palestine en 1966, pour la première fois depuis qu’elle avait été obligée de fuir.

Halaby s’est rappelée combien de ses premières œuvres avaient été exposées dans des espaces artistiques indépendants et à but non lucratif et dans des initiatives conduites par des artistes dans et autour de New York City, où elle réside depuis 1976. Certaines de ces œuvres, comme « Tribeca » (1982), empruntent des formes comme des carrés et des rectangles pour transmettre l’effervescence et l’inépuisable vitalité de NYC, via des combinaisons abstraites qui dépeignent le mouvement urbain grâce à des entités dynamiques qui semblent, à première vue, être en mouvement.

Halaby a par ailleurs enseigné dans nombre d’Ecoles d’Art américaines, dont la Yale School of Arts de 1972 à 1982, où elle a été la première femme à occuper le poste de professeure associée. Dans sa carrière universitaire, comme dans son art, elle a travaillé à faire avancer les voix sous-représentées – notamment celles affectées par l’impérialisme, le capitalisme, le patriarcat, le racisme et le colonialisme. Elle a dessiné plus d’une douzaine d’affiches pour diverses associations contre la guerre, et elle continue de publier un savoir indépendant sur l’art et la politique.

Membres du public.

A 82 ans, elle continue de s’exprimer librement contre les injustices dans le monde, défendant la cause palestinienne et les droits des Palestiniens en Amérique et ailleurs, tout en ne s’écartant jamais loin de plus grandes injustices comme l’impérialisme. En tant qu’« Arabe de gauche » comme elle se décrit elle même, Halaby veut depuis des décennies utiliser l’art et la culture visuelle comme moyen pour faire avancer les questions de justice sociale.

Elle s’est rappelé comment son intérêt pour l’abstraction a découlé de ses efforts pour saisir et comprendre la réalité, mais combien cette approche est alors devenue une sorte de prisme ouvrant sur d’autres questions. Par exemple, dans « Pour Ni’ihau De Palestine » (1985), acrylique sur toile installée sur le mur d’une exposition, Halaby raconte avoir essayé de concrétiser l’oppression des Palestiniens et des Hawaïens dans une seule œuvre. A première vue, ce qui peut ressembler à une peinture murale composée de simple lignes ressemble presque à un Kandisky, mais ce à quoi Halaby fait alors référence, c’est l’interaction de formes qui ont d’éloquentes références symboliques à chaque culture.

Pendant sa causerie du mois dernier à Dubaï, Halaby a aussi fait référence à la série Kafr Qasem qu’elle a démarrée en 1999, illustrations qu’elle a faites d’un massacre qui a eu lieu le 29 octobre 1956. Cet événement a été l’oeuvre de la Police des Frontières israélienne (Magav), et s’est traduit par le meurtre de 48 civils arabes, dont beaucoup étaient des femmes et des enfants. La veille de la Guerre du Sinaï, les victimes du massacre ont été abattues aveuglement alors qu’elles rentraient chez elles après la journée de travail pendant un couvre-feu (dont elles n’avaient pas été informées), imposé 30 minutes plus tôt ce jour là. Halaby a commencé la série Kafr Qasem après avoir interviewé beaucoup de survivants et de parents des victimes. Les œuvres témoignent d’un départ dans l’abstraction vers un style plus documentaire de dessin figuratif, mettant pourtant à nouveau au premier plan son engagement à utiliser l’art comme un moyen de mettre en avant les questions liées à la justice sociale.

« Dans l’art arabe, voir est un processus analytique et réfléchi », a-t-elle dit. « Cette impression est l’expérience d’un langage visuel qui reflète la symétrie de la croissance dans la nature. » Dans un livre emblématique de 2003 intitulé Liberation Art of Palestine, Halaby a mené 46 interviews avec de grands artistes palestiniens. Elle y inclut des commentaires et analyses sur la façon dont la peinture et la sculpture palestiniennes contribuent (essentiellement) à l’histoire de gens qui autrement sont déstabilisés, muets et réduits au silence. « La Palestine est pleine de sujets épiques », a écrit Halaby en 1989, « il semble que, où que vous regardiez, qui que vous interrogiez, quelle que soit la porte à laquelle vous frappez, vous trouvez un sujet pertinent pour du grand art. »

Une chose qui rend Halaby si intéressante, au moins pour moi, c’est sa capacité à transcender et à dépasser le regard occidental quant à l’abstraction. En équilibrant les frontières de l’art et de l’engagement politique, l’abstraction et les influences musulmanes qui vont de la géométrie, la calligraphie et l’architecture, en passant par les styles figuratifs et plus documentaires, l’art d’Halaby représente un départ depuis les dogmes souvent convoqués des approches occidentalo-centrées vers l’abstraction.

Halaby définit ses œuvres comme matérialistes – voulant dire qu’elles sont en dialogue avec le monde objectif qui l’entoure. Pourtant elles diffèrent de la réalité telle que vue du point de vue de la photographie, par exemple, étant donné qu’elles sont des représentations plates de notre monde en mouvement – pleines de riches couleurs, de formes habiles, de lumière et de mouvement. Les œuvres font référence à des formes naturalistes comme les oliviers et des figures comme les rectangles qui, pour Halaby, contiennent des références symboliques à la justice sociale et au peuple palestinien.

Samia Halaby, « Je Me suis Retrouvée Poussant dans un Vieil Olivier » 2005,
de la série Kafr Qasem, acrylique sur polyéthylène, 95,5 x 76 cm (image offerte par la Galerie Ayyam

Dans « Je Me suis Retrouvée Poussant Dans un Vieil Olivier » (2005), par exemple, Halaby répondait à un appel du Art Car Museum de Houston qui cherchait des auto-portraits ; elle juxtapose son identité à celle de l’olivier. « L’olivier est à la fois un symbole de résistance et un symbole de persévérance du peuple palestinien », a dit Halaby.

Sultan Sooud Al-Qassemi, maître de conférences au Conseil des Etudes sur le Moyen Orient de l’université de Yale, et organisateur de la causerie de Halaby le mois dernier à Dubaï, a dit de son œuvre : « Halaby combine la profondeur intellectuelle d’une universitaire avec le style créatif d’une artiste. Elle a toujours été une artiste expérimentale qui a travaillé aussi bien à l’huile qu’en art cinétique avec un ordinateur. »

Il a ajouté : « J’aimerais beaucoup voir une grande exposition aux Etats Unis qui rassemble l’oeuvre de Samia des musées et institutions américaines et du Moyen Orient. » Je ne pouvais pas être davantage d’accord.

Samia Halaby et Sultan Sooud Qassemi

Je me suis retrouvé à Dubaï, assis sur le bord de mon siège, à l’écouter. Peu de personnes, me suis-je dit, pourraient délivrer un tel témoignage de la proche parenté entre art et militantisme qu’Halaby. Pendant soixante ans, Halaby a maintes fois prouvé qu’un engagement rigoureux envers l’art et la politique n’est pas mutuellement exclusif. Au contraire, ils se chevauchent. A regarder toutes les couches et textures de ses œuvres, son engagement dans l’expérimentation, la justice sociale et l’érudition, on reste avec l’impression qu’on n’a pas encore accordé à ce jour à l’oeuvre de toute sa vie l’attention et l’éclairage qu’elle mérite.

Halaby a conclu son exposé en déclarant prosaïquement qu’elle toujours cru que l’art peut provoquer un élan révolutionnaire. Concernant le coefficient social de l’art, surtout envers la cause palestinienne et l’esprit de gauche arabe, elle a ajouté que les artistes ont une responsabilité sociale à agir que, a-t-elle dit, « nous ne devrions jamais oublier. »

Dans l’essai renommé de 1971 de Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il Pas eu de Grandes Artistes Femmes ? », elle regarde comment les conditions structurelles des musées d’Occident ont enraciné des préjugés sexistes, notant plusieurs tendances désobligeantes. A la suite de son analyse, au milieu des années 1980, les Guerilla Girls ont initié une démonstration dans une enquête sur le Museum of Modern Art qui ne contenait que 13 femmes dans une exposition de 169 artistes. Et depuis, des discussions ont eu lieu dans le monde de l’art sur la disparité sexuelle, bien qu’avec un minable progrès. Dans le domaine prétendument libéral du monde de l’art, une artiste telle que Samia Halaby mérite certainement une plus grande attention. Considérant les développements uniques qu’elle a apportés dans l’art abstrait pendant ses plus de 60 ans de carrière, sans parler de son engagement constant envers les questions de justice sociale, il reste à dire que le produit intrinsèque de la « grandeur » dans le monde de l’art continue de se manifester dans des voies qui sont manifestement centrées sur l’Occident et les mâles. Et alors qu’il y a sans aucun doute quantité d’artistes femmes qui atteignent la « grandeur » artistique et demeurent cependant non-reconnues, il reste à espérer qu’Halaby n’en fait pas partie.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : Hyperallergic

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