Ni le musée ni le ministère des Affaires étrangères ne pensent que les visites de criminels de guerre et d’antisémites entrent en conflit avec sa mission : honorer les victimes de la Shoah.
Par Orly Noy, 24 avril 2020
La Journée du souvenir de la Shoah est habituellement l’événement clé du mémorial israélien de la Shoah, Yad Vashem. Même si la cérémonie traditionnelle n’a pas pu avoir lieu cette année en raison de la pandémie de COVID-19, le musée a proposé des activités mémorielles numériques accessibles à la maison, et a mis en ligne sur son site web des conférences, des témoignages, des vidéos historiques, et d’autres matériels éducatifs.
Mais outre ces activités, l’institution joue un autre rôle : elle constitue une étape obligatoire pour les hauts responsables et personnalités du monde entier qui effectuent des visites officielles en Israël, dans le cadre des protocoles diplomatiques du ministère des Affaires étrangères.
Au fil des années, cette règle a fait venir en ce lieu de mémoire certains des dirigeants les plus méprisables du monde, y compris des criminels de guerre et des auteurs de crimes contre l’humanité, dont la seule présence aux portes du mémorial est une insulte cuisante aux victimes de la Shoah.
Un défilé de criminels
Une requête présentée par l’avocat Eitay Mack au nom de la Professeure Veronica Cohen, survivante de la Shoah en Hongrie, et de 65 autres requérants (y compris Mack lui-même) a pour but de mettre fin à cet outrage. La requête, entendue début mars par les juges Noam Sohlberg, Joseph Elron et Alex Stein, demande au ministère des Affaires étrangères et à Yad Vashem de mettre fin aux visites officielles de criminels de guerre, d’antisémites, de racistes et d’auteurs de génocide ou de viols de femmes ou soutenant de tels actes.
Selon la requête, depuis 1976 et la visite scandaleuse de John Vorster, Premier Ministre de l’apartheid sud-africain et membre au cours de la Seconde Guerre mondiale d’une organisation favorable au nazisme, de nombreuses autres personnalités dangereuses et méprisables se sont rendues à Yad Vashem en visite officielle.
La liste des personnes qui ont “honoré” Yad Vashem de leur visite comporte une délégation militaire de la junte du Myanmar responsable de crimes de guerre et crimes contre l’humanité à l’égard des Rohingyas ; le président brésilien Jair Bolsonaro, qui a fait l’éloge d’Hitler et soutient explicitement l’extermination des LGBTQI+ et des communautés indigènes, tout en approuvant des atrocités comme le viol, la torture et la dictature militaire ; le président des Philippines Rodrigo Duterte, qui a prôné le bombardement des écoles indigènes ; le Premier Ministre hongrois Viktor Orbán, qui a couvert d’éloges Miklós Horthy, dirigeant antisémite de la Hongrie au cours de la Seconde Guerre mondiale ; le président du parlement du Soudan du Sud Anthony Lino Makana, haut fonctionnaire responsable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité au cours de la guerre civile soudanaise ; et bien d’autres. La liste est longue, sinistre et stupéfiante.
Il est déjà saisissant qu’une telle requête soit nécessaire pour exclure ces personnes de l’institution nationale ; les réactions de Yad Vashem et du ministère des Affaires étrangères ne sont pas moins étonnantes.
Entre autres affirmations, Yad Vashem s’est ainsi défendu : “Les règles administratives que les requérants veulent imposer à Yad Vashem dépendent de l’existence d’une autorité administrative mais, comme celle-ci n’existe pas à Yad Vashem, Yad Vashem ne constitue pas une partie à l’affaire en litige.” En d’autres termes, c’est le ministère des Affaires étrangères qui décide des personnes qui effectueront une visite officielle à Yad Vashem. Nous ne faisons qu’obéir aux ordres. Ne nous impliquez pas.
Yad Vashem a déclaré de façon encore plus surprenante : “Les allégations et rumeurs formulées dans la requête au sujet de la participation et/ou du soutien supposés de hauts responsables étrangers à des crimes graves aux termes du droit international sont inconnues de Yad Vashem et Yad Vashem ne peut d’aucune manière les corroborer ou les réfuter.”
C’est un argument incroyable de la part d’un organisme censé se consacrer à la dénonciation de violations des droits humains en général et de l’antisémitisme en particulier.
Quand Yad Vashem a reçu le président sri-lankais Mahinda Rajapaksa en janvier 2014, l’institution ne savait-elle vraiment pas que les Nations unies l’accusaient d’avoir commis des crimes de guerre et crimes contre l’humanité ? N’avait-elle vraiment pas entendu parler de la campagne antisémite d’Orbán contre George Soros ? De l’admiration de Duterte pour Hitler ? Du massacre des Rohingyas au Myanmar ?
Ne nuisez pas à nos affaires
La réponse détaillée du ministère des Affaires étrangères à la requête est tout aussi choquante. Au-delà des nombreuses embûches juridiques, deux paragraphes particuliers se détachent.
Dans l’Article 33 de sa réponse, le ministère des Affaires étrangères affirme : “Établir une distinction entre les membres du personnel étatique sur la base d’une position idéologique relative à leurs actions, et déterminer en conséquence qui est habilité ou pas à visiter Yad Vashem, pourrait nuire aux relations extérieures avec ces pays et empêcherait leurs dirigeants de participer à des visites officielles à Yad Vashem. Un incident diplomatique de cet ordre pourrait même dépasser les limites du domaine concerné et nuire aux relations entre les États sur de nombreux autres plans (politique, de sécurité, économique, etc.).”
En d’autres termes, selon le ministère des Affaires étrangères, les visites à Yad Vashem font partie du contrat global intégrant le commerce des armes et les relations extérieures qu’Israël conclut avec les pires régimes et les pires dirigeants du monde.
Comme si cela ne suffisait pas, le ministère des Affaires étrangères avance alors un autre argument : “Contrairement au point de vue des requérants manifesté dans leur requête, la position du défendeur est la suivante : la visite comporte une importante valeur morale et éducative pour des dirigeants qui, par exemple, s’efforcent de déformer des vérités factuelles concernant les actions de leur propre pays au cours de la Shoah en élaborant des récits alternatifs, ou qui sont censés être impliqués dans de graves violations des droits humains. »
Après que le ministère des Affaires étrangères a reconnu que la visite à Yad Vashem a pour but de lubrifier les rouages de ses relations commerciales avec des tyrans, des criminels et des antisémites, il affirme donc que cette pratique présente de surcroît une valeur éducative pour ces invités.
L’admirable réussite éducative de Yad Vashem a été particulièrement flagrante lorsque le président polonais Andrzej Duda a continué à falsifier la réalité historique pour effacer toute implication de son pays dans la Shoah (avec la participation active à ce blanchiment de Dina Porat, historienne principale de Yad Vashem). Elle n’a pas été moins évidente lorsque le président brésilien Bolsonaro, tout de suite après son départ du Mémorial, a déclaré que les nazis étaient de gauche.
Cet article a été publié initialement en hébreu sur Local Call. Pour le lire, c’est ici.
Orly Noy est rédactrice à Local Call, militante politique, traductrice de littérature farsi. Elle est membre du conseil d’administration de B’Tselem et milite au sein du parti Balad. Ses écrits abordent les intersections qui définissent son identité de Mizrahi, de femme de gauche, de femme, de migrante temporaire vivant à l’intérieur d’une immigrante perpétuelle, et le dialogue permanent entre ces identités.
Traduction : SM pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine