Les travailleurs palestiniens sont les plus durement touchés par la pandémie

Par Riya Al’sanah et Rafeef Ziadah, le 23 mai 2020

Les travailleurs palestiniens jouent un rôle vital dans l’économie israélienne, mais ils ont été exposés au danger du COVID-19 sans aucun soutien des autorités israéliennes ou de leurs propres dirigeants. La pandémie a mis en lumière la dure réalité de la vie des travailleurs sous l’occupation israélienne.
Vue d’une partie du mur de séparation controversé d’Israël à côté du camp de réfugiés palestinien de Shuafat, le 28 janvier 2020 à Jérusalem, en Israël. Lior Mizrahi / Getty

Après la découverte initiale, début mars, de sept cas de COVID-19 dans les territoires palestiniens occupés, Israël a rapidement imposé un verrouillage de sécurité en Cisjordanie. En parallèle, l’Autorité palestinienne (AP) a déclaré l’état d’urgence, qui a maintenant été prolongé jusqu’en juin 2020.

La pandémie a aggravé les problèmes d’une économie – déjà détériorée – qui se caractérise par des niveaux de chômage élevés et la perte de salaire pour les familles de travailleurs en raison des mesures de confinement.

Ceux qui travaillent dans le secteur de la construction en Israël sont parmi les plus touchés de la société palestinienne. Depuis des décennies, le dé-développement systématique par Israël des territoires palestiniens occupés a poussé des centaines de milliers de personnes dans ce secteur.

Ces travailleurs ne viennent pas seulement de Cisjordanie (et de Gaza avant le siège). Ils comprennent également de nombreux citoyens palestiniens d’Israël et constituent une main-d’œuvre bon marché, captive et en fin de compte à disposition des entrepreneurs et des entreprises de construction israéliennes. Leur expérience de la pandémie résume de nombreux aspects clés de la vie palestinienne à l’ombre de la domination israélienne.

Occupation et exploitation

En 2019, les Palestiniens de Cisjordanie représentaient plus d’un cinquième des 300 000 travailleurs du bâtiment en Israël et généraient environ deux tiers des 35 milliards de dollars de contribution du secteur à l’économie israélienne. Il y a également plus de 90 000 citoyens palestiniens d’Israël qui travaillent dans le secteur de la construction.

Des études ont mis en évidence un écart de rémunération important entre les travailleurs palestiniens et leurs homologues israéliens juifs, ce qui reflète la division du travail au sein même du secteur, où les Israéliens juifs occupent des postes de direction, d’ingénierie et de planification, tandis que les Palestiniens et (de plus en plus) les travailleurs étrangers exercent des emplois à forte intensité de main-d’œuvre.

Les entreprises israéliennes augmentent leurs profits en payant moins les Palestiniens, qui travaillent dans des conditions dangereuses. En 2018, Israël se classait au troisième rang des pays de l’OCDE pour le nombre de décès dans le secteur de la construction, l’écrasante majorité des victimes étant palestiniennes (trente et une sur trente-huit, dont seize de Cisjordanie et de Jérusalem-Est et quinze Palestiniens citoyens d’Israël).

Le secteur de la construction est également connu pour l’absence d’accords contractuels clairs. Il est donc facile pour les employeurs de se soustraire à leurs obligations, notamment en ce qui concerne la fourniture de soins de santé et l’indemnisation en cas d’accident du travail.

Pour les travailleurs de Cisjordanie, Israël utilise un système de permis insidieux, similaire au système de laissez-passer sud-africain, pour réguler leur intégration dans le marché du travail israélien, et pour surveiller et contrôler leurs mouvements.

Seules les personnes âgées de plus de 21 ans, mariées et possédant une carte d’identité biométrique peuvent demander un permis de travail. Les autorités délivrent des permis dans les secteurs où la main-d’œuvre palestinienne ne fait pas concurrence à la main-d’œuvre juive israélienne, et seulement avec l’approbation de l’appareil de sécurité israélien.

Riches possibilités de ponctions

En 2019, alors que le secteur de la construction était en plein essor, les responsables israéliens ont délivré un nombre record de permis, dont la majorité (65 %) était destinée aux travailleurs de la construction. Sur les 141 000 Palestiniens de Cisjordanie travaillant pour des employeurs israéliens cette année-là, 72 % avaient des permis. Les employeurs israéliens ne peuvent pas « légalement » embaucher des travailleurs sans permis, mais le font fréquemment dans des conditions d’exploitation particulièrement difficiles.

Le système de permis, qui lie les travailleurs palestiniens à un employeur spécifique, offre de riches possibilités de ponctions aux intermédiaires palestiniens et aux entrepreneurs israéliens qui empochent quelque 34 millions de dollars par an grâce au marché noir des permis. Selon des estimations prudentes de la Banque d’Israël, les travailleurs palestiniens ont acheté environ 30 % de tous les permis délivrés en 2019, au prix de 570 dollars chacun.

En outre, Israël déduit l’impôt sur le revenu et l’assurance maladie des salaires des travailleurs palestiniens. Les autorités israéliennes sont censées transférer ces déductions à l’Autorité palestinienne sur une base mensuelle. Cependant, elles empochent régulièrement une énorme proportion de ces taxes : entre 2006 et 2013, Israël a retenu un total de 180 millions de dollars directement sur les salaires des travailleurs, et 59 millions de dollars en frais de soins de santé.

Au début de la pandémie, nous avons eu une indication claire de la place centrale qu’occupe la main-d’œuvre palestinienne dans le secteur de la construction israélien lorsque l’Association des constructeurs israéliens a demandé au gouvernement d’agir pour faciliter l’entrée continue de la main-d’œuvre palestinienne en Israël, affirmant qu’une pénurie d’ouvriers palestiniens pourrait entraîner des pertes mensuelles de 2 milliards de dollars et mettre en péril l’emploi de plus de 125 000 Israéliens.

Verrouillage

La stratégie d’Israël pour freiner la propagation de COVID-19 a inclus la fermeture quasi totale des industries non essentielles et l’imposition d’un verrouillage de sécurité complet sur la Cisjordanie, ce qui signifie de nouvelles restrictions sur les mouvements de population et l’accès au travail et aux soins de santé. Alors que des milliers de travailleurs palestiniens perdaient immédiatement leur emploi, des dispositions spéciales ont été mises en place pour la poursuite de l’entrée des ouvriers dans les secteurs classés comme essentiels, tels que la construction, l’agriculture et la santé.

À la mi-mars, Israël et l’AP avaient conclu un accord permettant l’entrée de 55 000 travailleurs palestiniens de Cisjordanie qui étaient employés dans ces secteurs, à condition qu’ils ne retournent pas chez eux pendant au moins un mois. Il s’agissait d’une augmentation significative par rapport au nombre de 15 000 travailleurs de Cisjordanie précédemment autorisés à rester en Israël pendant la nuit, nombre qui était limité soi-disant pour des raisons de sécurité.

Les autorités israéliennes n’ont pas émis de directives claires concernant les consignes sanitaires sur place ou les normes en matière de logement et de soins de santé adéquats. En pratique, les employeurs ont eu les coudées franches pour exploiter la dépendance de leurs employés à l’égard de ces emplois.

Les travailleurs de la construction devaient dormir sur leurs chantiers – on a même dit aux ouvriers d’usines de zones industrielles situées au sein des colonies de dormir dans des réfrigérateurs vides ! – et il n’y a eu aucune inspection des conditions de travail. Les travailleurs présentant des symptômes de COVID-19 n’ont pas bénéficié de tests.

Dans certains cas, leurs employeurs les ont simplement jetés aux postes de contrôle, les laissant se débrouiller seuls.

Les travailleurs boucs émissaires

Devant ce mépris flagrant de leurs droits et de leur vie, de nombreux travailleurs palestiniens ont commencé à rentrer chez eux, et leur nombre a augmenté lorsque l’AP les a exhortés à poser leurs outils et rentrer en Cisjordanie. Cependant, malgré ces appels, l’AP elle-même n’a pas organisé de tests adéquats pour les travailleurs de manière adéquate que ces travailleurs soient testés, et leur a simplement demandé de se mettre en quarantaine.

Les travailleurs revenaient dans des maisons surpeuplées, se mettant eux-mêmes et leurs familles en danger. En fait, hormis les cas initiaux liés à l’industrie au secteur du tourisme, la grande majorité des cas en Cisjordanie (74 %) ont concerné des ouvriers du bâtiment employés en Israël ou leurs proches. Le premier décès dû au COVID-19 enregistré dans les territoires occupés a été celui de la mère d’un travailleur palestinien de Jérusalem-Est qui était employé dans une usine de la zone industrielle d’une colonie.

Les travailleurs de retour ont été stigmatisés comme principaux vecteurs du virus. Lors de conférences de presse quotidiennes, les responsables de l’AP ont qualifié les travailleurs de « ventre mou » de la Palestine, les accusant de mettre en danger la vie des gens. Pourtant, ces mêmes fonctionnaires ont laissé la puissance occupante s’en tirer à bon compte pour ses propres actions.

L’utilisation d’une telle rhétorique, présentant les travailleurs comme un risque pour la santé publique devant être contrôlé par des mesures de sécurité, a eu des conséquences mortelles prévisibles, puisqu’un agent de sécurité palestinien a tiré sur un homme qui se rendait au travail.

Ces travailleurs n’ont pas les moyens financiers de supporter un long confinement sans salaire, et l’AP n’a pratiquement rien fait pour les soutenir. L’AP et la Fédération générale des syndicats palestiniens (PGFTU) ont finalement mis en place un maigre fonds de 11 millions de dollars pour soutenir les travailleurs qui ont perdu leur emploi, mais ils n’ont pris aucune disposition spécifique pour ceux qui avaient été employés en Israël. La distribution des fonds officiels s’est également heurtée aux problèmes habituels de transparence.

Coordination

La diminution du nombre de travailleurs palestiniens a porté un coup dur au secteur israélien de la construction. Fin avril, seuls 15 à 17 000 ouvriers palestiniens restaient sur les chantiers, ce qui a entraîné l’arrêt des travaux sur 9 000 des 22 000 chantiers en activité.

Les pertes financières israéliennes, couplées à l’incapacité de l’AP à soutenir ces travailleurs, ont conduit les deux parties à conclure un accord permettant à 67 000 ouvriers, principalement dans la construction, de retourner en Israël et dans ses colonies illégales en Cisjordanie. Cet accord était soumis à la condition qu’ils ne rentrent pas chez eux entre le moment de leur entrée le 3 mai et la fin du Ramadan.

L’accord restreint la circulation des travailleurs et confie à des entrepreneurs israéliens le soin de surveiller leur localisation. Profitant pleinement de la situation, Israël a étendu l’utilisation d’une application pour téléphone portable appelée Al-Monasiq (« Le Coordinateur »), qui donne à l’armée israélienne l’accès à l’emplacement d’une personne, au micro et à la caméra de son téléphone, ainsi qu’à toutes ses données stockées.

Bien qu’en théorie il ne soit pas obligatoire d’utiliser l’application, en pratique les travailleurs n’ont guère le choix, car elle est devenue le principal outil utilisé pour demander des permis et vérifier leur validité.

Structures de complicité

L’expérience des ouvriers de la construction palestiniens depuis le début de l’épidémie de COVID-19 n’illustre pas seulement la relation coloniale d’Israël avec la main-d’œuvre palestinienne. Elle souligne également la mauvaise trajectoire de développement de l’AP (ou son absence). En 2019, les Palestiniens travaillant pour des employeurs israéliens représentaient près d’un cinquième de la main-d’œuvre de Cisjordanie et généraient 14 % du PIB de l’AP.

L’appareil de sécurité gonflé de l’AP en dit long sur la priorité accordée à la sécurité – principalement celle d’Israël – par rapport au soutien à des secteurs comme la santé, l’éducation et l’agriculture. En 2019, par exemple, l’AP n’a alloué que 10 % de son budget à la santé, alors qu’elle en a consacré 22 % à l’augmentation de son appareil de sécurité.

En fait, la pandémie a commencé en plein milieu d’une grève des médecins palestiniens, protestant contre les bas salaires et l’état effroyable des infrastructures de santé dans les territoires occupés. Il y avait eu également eu une série de grèves des enseignants à propos des salaires et des retraites, organisées en dehors du cadre du syndicat général officiel des enseignants palestiniens. L’Autorité palestinienne a pris des mesures pour réprimer ces grèves, affirmant qu’elles étaient contraires à l’intérêt national.

La pandémie a également révélé le peu de soutien que les travailleurs palestiniens peuvent espérer recevoir des mouvements syndicaux officiels de part et d’autre de la ligne verte. La fédération syndicale israélienne, la Histadrout, est heureuse de déduire les cotisations de ces travailleurs directement de leur salaire. Cependant, sa priorité est toujours d’aider à soutenir l’exploitation par Israël de la main-d’œuvre palestinienne. La fédération n’a même pas essayé de rappeler aux entrepreneurs israéliens leurs obligations concernant la santé et la sécurité des travailleurs.

Si l’on ne pouvait en attendre plus de la Histadrout, compte tenu de sa longue histoire d’institution coloniale, la faiblesse chronique de son homologue palestinien, la PGFTU, a également été frappante face à la crise. Les travailleurs palestiniens de Cisjordanie ne peuvent pas adhérer au syndicat de leur choix et sont obligés de payer des cotisations à la Histadrout. 50 % des cotisations collectées sont censées être transférées à la PGFTU, qui est tenue pour responsable de la prestation de services aux travailleurs.

Ce système établit une relation de dépendance financière entre la PGFTU et la Histadrout et maintient les travailleurs palestiniens dans une situation des plus précaires, sans aucune organisation qui défende réellement leurs droits ou qui lutte pour l’amélioration des conditions de travail.

Reconstruire la résistance

Comme la situation économique risque de se détériorer encore plus, la pression sur les travailleurs palestiniens va s’accroître. Les confiscations de terres, les conditions de vie difficiles dans les camps de réfugiés, les bas salaires dans le secteur informel et la hausse du chômage signifient qu’un nombre croissant de travailleurs palestiniens n’auront d’autre choix que de chercher du travail auprès d’employeurs israéliens.

Ce sera un moment critique où les Palestiniens pourraient commencer à reconstruire des structures de travail efficaces qui ne soient pas embourbées dans la logique de « normalisation » mise en place par les accords d’Oslo, ou dans la dangereuse culture de factions et de népotisme qui s’est développée sur ce terreau.

Il sera également crucial de briser les divisions créées par Oslo et ses séquelles, qui ont créé des barrières juridiques et physiques entre la Cisjordanie et Gaza, les citoyens palestiniens d’Israël et les réfugiés vivant en exil. Comme le montre l’histoire du secteur de la construction, Israël exploite et discrimine les travailleurs palestiniens, quels que soient leur situation géographique ou leurs papiers d’identité.

Aucun d’entre nous ne peut prétendre avoir un plan précis pour reconstruire les structures de la résistance dans le mouvement ouvrier palestinien. Cependant, il est possible que la crise actuelle soit le catalyseur que nous attendions depuis longtemps.

À propos des auteures

Riya Al’sanah est coordinatrice de recherche au Who Profits Research Center. Rafeef Ziadah est enseignante au département politique de la SOAS, à l’université de Londres.

Traduction : MUV pour l’Agence Media Palestine
Source : Jacobinmag.com

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