La gauche juive israélienne reconnaît que l’apartheid est là

La Gauche juive d’Israël abandonne le terme ‘occupation’ et adopte le mot ‘apartheid’ pour décrire la réalité sur le terrain.

Par Meron Rapoport, le 9 juin 2020

Des protestataires juifs israéliens et palestiniens prennent part à une manifestation, le 6 juin place Rabin, contre le projet d’annexion du gouvernement. (Oren Ziv)

La droite israélienne est inquiète. Depuis la manifestation massive de samedi soir contre les projets du gouvernement israélien d’annexer de larges zones de Cisjordanie, la droite a exprimé son inquiétude à propos du sort de ses rivaux dans le camp de la gauche.

A la suite de la manifestation, l’éminent journaliste de droite Amit Segal a publié un article dans lequel il a déclaré que si l’annexion a lieu, elle ne sera pas due au président Trump ou au premier ministre Netanyahou, mais plutôt au fait que des manifestants de samedi ont agité des drapeaux palestiniens place Rabin. Rabin, a écrit Segal, aurait été profondément honteux devant ce spectacle.

L’ancienne membre de la Knesset Rachel Azaria, qui a voté pour la Loi de l’État-nation du peuple juif, est allée sur Facebook pour prévenir que « des drapeaux palestiniens dans une manifestation contre l’annexion est la pire chose qui pouvait arriver à ce combat ».

Il faut se demander quels drapeaux Segal et Azaria pensaient que des centaines de Palestiniens agiteraient dans une manifestation. Il est possible que cette colère feinte à propos des drapeaux cache en réalité une inquiétude plus profonde née dans la droite ces dernières années : alors que la gauche juive est certainement en décrue, ceux qui restent voient une alliance avec les citoyens palestiniens comme un principe fondamental.

Des manifestants palestiniens prennent part à une manifestation sur la place Rabin contre le projet d’annexion du gouvernement, Tel Aviv le 6 juin 2020. (Oren Ziv)

Pour les Juifs de gauche qui ont manifesté place Rabin, une alliance avec les Palestiniens n’est plus perçue comme pittoresque ou exotique, mais plutôt comme une condition préalable pour pouvoir même se dire « de gauche » au départ. Ils réalisent que, sans les Palestiniens, il n’y a pas de gauche. C’est aussi simple que ça.

Ceci peut très bien être une raison pour la droite de s’inquiéter. La gauche sioniste de la vieille école, qui a historiquement fait tous les efforts possibles pour souligner son engagement envers le sionisme et son propre héritage militaire, a pratiquement disparu. A sa place, une autre sorte de gauche se développe – une gauche qui se sent beaucoup plus proche des politiques palestiniens tels que Ayman Odeh, Aida Touma-Sliman, Mtanes Shehadeh et Heba Yazbak que de Rachel Azaria, Amit Segal et Benny Gantz.

Les droitistes et les centristes peuvent être en colère. Ils peuvent mettre en garde la gauche contre sa propre disparition – mais cette situation ne va pas changer. Au contraire, elle ne fera que s’accélérer.

Le chef de la Liste Unie Ayman Odeh s’exprime pendant une manifestation contre le Premier ministre Benjamin Netanyahou, à Tel Aviv le 19 avril 2020. (Tomer Neuberg/Flash90)

Je ne veux pas minimiser les énormes écarts qui existent entre la gauche juive et les citoyens palestiniens d’Israël. Ces deux groupes sont encore loin d’utiliser le même langage et d’exprimer un seul but politique. Beaucoup de Palestiniens ont critiqué Odeh pour son discours pré-enregistré de samedi, dans lequel il a dit que la manifestation marque les 53 ans – plutôt que les 72 ans (fondation de l’État d’Israël) – écoulés depuis le début de l’occupation. Ce genre de langage est encore étranger à beaucoup de manifestants juifs israéliens.

Cependant, les manifestants palestiniens n’ont pas apprécié le fait qu’un petit nombre de manifestants juifs aient apporté des drapeaux israéliens. Pour le bien de la manifestation pourtant, ces différences ont été mises de côté.

Mais un autre aspect de la manifestation devrait beaucoup plus inquiéter la droite que la présence de n’importe quel drapeau palestinien : c’est la facilité avec laquelle la gauche juive abandonne le terme « occupation » et adopte le terme « apartheid » pour décrire la réalité sur le terrain en Israël-Palestine.

Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, à la tentative d’utilisation de ce terme, on rencontrait généralement l’une des deux réponses de la part de la gauche juive. La première était de nier la comparaison en prétendant qu’il n’y a aucune équivalence entre l’ancien régime d’Afrique du Sud et le régime israélien dans les territoires occupés. La deuxième réponse consistait à transformer l’apartheid en une sorte de menace future. Ce qui veut dire qu’actuellement il n’y a pas d’apartheid, mais que nous en approchons si Israël ne change pas de cap.

Les orateurs de samedi soir, dont les députés du Meretz Nitzan Horowitz et Tamar Zandberg, ont utilisé le mot. Il semble que seul la députée travailliste Merav Michaeli se soit abstenue de le prononcer.

Ce changement est significatif pour deux raisons centrales. La première est morale et juridique : une occupation peut être temporaire et même être reconnue par le droit international. Ce n’est pas une situation optimale, d’autant plus si cette situation a été exploitée pendant 53 ans, mais elle n’est ni moralement ni juridiquement inacceptable.

Le président du Meretz Nitzan Horowitz au cours d’un rassemblement, le 6 jun 2020 à Tel Aviv, contre les projets d’annexion du gouvernement israélien. (Oren Ziv)

L’apartheid, en revanche, est clairement une injustice morale, y compris selon le droit international, qui le considère comme un crime contre l’humanité. Du moment où on juge qu’Israël est un régime d’apartheid, il n’y a pas d’autre option morale que de le combattre. Cette définition sonne le glas de l’illusion qu’il est possible de créer un consensus juif-sioniste en Israël.

La deuxième et non moins importante raison, c’est que l’occupation ne peut prendre fin avec le retrait israélien des territoires occupés. Ce fut la position de la gauche sioniste pendant plus de 40 ans. C’est celle qui suppose qu’au moment où l’occupation prend fin, l’État d’Israël récupère sa légitimité. Mais l’apartheid ne peut prendre fin qu’en instaurant l’égalité – grâce à l’arrêt de la suprématie d’un groupe sur les autres. Dans le cas d’Israël, cela signifierait la fin de la suprématie juive.

En d’autres termes, au moment où le régime israélien est défini comme un régime d’apartheid, mettre fin à ce régime exigera un changement fondamental de sa structure même. Cela ira plus loin que le retrait des troupes israéliennes et l’évacuation des colonies de Cisjordanie. C’est une option que la droite n’a jamais connue – et il est grand temps qu’elle apprenne à la connaître.

Cet article a d’abord été publié en hébreu sur Local Call. A lire ici.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine

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