Ce mois marque le centième anniversaire de la formation précurseure de l’armée israélienne. Alors que la Haganah se vante de ses actes héroïques et regarde de haut les groupes de droite homologues, son histoire inclut aussi de sombres opérations qu’elle préférerait ne pas mentionner.
Par Ofer Aderet, le 14 juin 2020
« La mémoire de ce qui a été fait à Lubya, comme la mémoire de tous les autres actes abominables qui l’ont précédé, couvre à tout jamais de honte ses auteurs destructeurs ».
Ces mots cinglants ont été publiés par le quotidien Davar du mouvement travailliste il y a 81 ans. Quelques semaines plus tôt, pendant l’été 1939, des membres de la Haganah — l’armée clandestine, avant l’indépendance, des juifs de Palestine mandataire, fondée par les membres du mouvement — avaient assassiné deux hommes et une femme, et blessé une petite fille et un nourrisson. Ceux-ci étaient tous d’innocents Arabes du village de Lubya en Basse Galilée, abattus dans leur maison au milieu de la nuit.
Les meurtres, décrits comme des représailles pour le meurtre d’un juif par des villageois de Lubya, ont été exécutés par les membres de l’unité d’opérations spéciales de la Haganah. Tous les hommes qui ont pris part à la mission ont une place d’honneur dans les livres d’histoire locale : le plus chevronné était Yigal Allon, qui a plus tard dirigé la Palmah (la force de frappe d’élite de la Haganah) et qui est devenu général des Forces de défense d’Israël et ministre de l’Education et des Affaires étrangères.
L’organisateur de l’opération était Nahum Shadmi, un membre de haut rang de la Haganah, futur colonel des Forces de défense d’Israël et président de la Cour d’appel militaire, également militant du parti Mapai (Mapai était le précurseur du Parti travailliste). Son fils Issachar a commandé la brigade de police des frontières dont les membres ont commis le massacre de 1956 dans la ville arabe de Kafr Qasem.
Ce mois marque le centenaire de la création de la Haganah. Ses actions avant 1948 incluent l’aide à l’immigration juive illégale en Palestine mandataire britannique ; la construction clandestine pendant la nuit de nouvelles colonies (les opérations « Tour et Muraille ») ; l’envoi d’agents – comme Hannah Szenes – dans l’Europe occupée par les Nazis ou de commandos au Liban contrôlé par Vichy ; ainsi que d’autres hauts-faits héroïques qui font maintenant partie de l’héritage du pays.
Mais il y a un autre aspect de la Haganah qui ne sera pas mis en valeur dans les célébrations du centenaire et qui n’est pas bien connu du public, ni ne fait partie du programme des lycées. Cet aspect a été exclu des musées, des défilés et des livres d’histoire officiels et approuvés par l’état. Il montre que le concept sacré de « pureté des armes » a été interprété de manière assez vague par l’organisation qui a donné naissance aux Forces de défense d’Israël.
« Maintenant, cent ans après, il est temps de parler aussi de ces chapitres », dit Peleg Levy, un documentariste qui a interviwé des centaines de vétérans pendant la dernière décennie — y compris des membres des organisations clandestines de droite et de gauche — dans le cadre d’un projet documentant l’histoire d’Israël. Ils lui ont raconté les assassinats, les représailles et les attaques terroristes attribués à la Haganah. Pour le public, ces opérations ne sont normalement associées qu’avec les organisations de droite, Irgoun et Lehi. Toute mention de ces noms évoquent l’attentat de l’hôtel King David à Jérusalem en 1946 et le massacre de Deir Yassin deux ans plus tard.
« S’il y a une conférence de Lehi pendant laquelle ils ne parlent pas de l’assassinat de Folke Bernadotte [le diplomate suédois assassiné par des membres de Lehi en 1948], les gens se plaindront. Si Irgoun en tient une où ils ne parlent pas de l’opération de l’hôtel King David, les gens leur tomberont dessus. Pourquoi donc permettent-ils à la Haganah d’écrire son histoire sans parler des choses similaires perpétrées par ses membres ? », demande Levy.
Dans la suite de notre conversation, il remarque que le mouvement travailliste a appelé « terroristes » les membres de ces deux groupes clandestins, tout en s’enorgueillissant de la « pureté » des actions de l’organisation Haganah et en soulignant que leurs méthodes étaient différentes.
Malgré cela, la Haganah a une liste de souillures à son nom, que les anciens membres ne seraient que trop heureux d’expurger des mémoires. Ils n’ont jamais accepté de responsabilité pour la plupart de ces opérations, se contentant de quelque condamnation générale ou de blamer des éléments dévoyés de l’organisation. C’est la manière dont le meurtre de Lubya est décrit dans Davar. L’article a dit, sans indiquer l’identité des coupables, que cet acte était « un meurtre horrible, attestant que ses auteurs avaient perdu toute capacité à distinguer [les innocents] et qu’ils manquaient de sensibilité humaine. Ces tirs, qui ont tué des personnes âgées, des femmes et un bébé, montrent que nous sommes sur une sombre pente, glissant vers un abysse. »
« Nid d’assassins »
Neuf ans plus tard, en janvier 1948, les membres de la Haganah ont été impliqués dans une opération sur laquelle, plus de 70 ans plus tard, il semble n’y avoir jamais eu d’enquête approfondie.
Il est peu probable que la plupart des gens lisant ces lignes auront entendu parler de l’attentat de l’hôtel Semiramis dans le quartier Katamon de Jérusalem, par le bataillon Moriah de la Haganah. Celapeut être dû au fait qu’il a eu lieu en plein milieu de la guerre d’indépendance, qui a été marquée par beaucoup d’actes violents. Cependant, il est probable que ceux qui écrivent l’histoire de la Haganah ont choisi délibérément de minimiser toute mention de cette incident — comme le croient beaucoup de gens de droite.
L’explosion était censée frapper les quartiers-généraux d’Abd al-Qadir al-Husayni, commandant des milices arabes combattant les forces juives dans la région de Jérusalem. Un escadron de soldats de la Haganah a réussi à pénétrer dans le sous-sol de l’hôtel et y a placé des explosifs avant de les faire exploser. Husayni n’était pas dans le bâtiment, mais des dizaines de civils arabes y étaient. Le nombre exact de morts et de blessés est inconnu jusqu’à ce jour. Selon un rapport, 26 personnes furent tuées et 60 autres blessées.
La plupart des morts étaient de la famille chrétienne Abu Suawan, dont des femmes et des enfants, ainsi que le vice-consul d’Espagne à Jérusalem, qui vivait à l’hôtel. Davar a rapporté l’incident le jour suivant et comme auparavant, n’en a pas donné à ses lecteurs un tableau complet. « La Haganah a fait sauter les quartiers-généraux de milices arabes à Jérusalem », disait le titre. « C’était un des nids d’assassins à Jérusalem », déclarait l’article.
La Haganah avait fait exploser un autre bâtiment quelque deux ans auparavant, en février 1946. Cela faisait partie de l’opération du Palmah ciblant des commissariats de police britanniques dans tout le pays. Trois femmes et un enfant britanniques furent tués dans l’explosion. « Au cours des années, les chefs de la Haganah et la communauté juive avant l’établissement de l’état d’Israël nous ont accusés d’être irresponsables de mener de telles attaques et pourtant ici, les membres de la Haganah ont été les premiers à frapper des femmes britanniques », a écrit Natan Yellin-Mor, un chef de Lehi devenu plus tard un militant pacifiste.
Une chanson populaire à l’époque parmi les membres du Palmah parlait de « castrer Mohammed ». Cela faisait référence à un Arabe de la ville de Beisan – maintenant Beit She’an – qui avait été soupçonné d’avoir essayé de violer une membre d’un kibboutz. Dû à l’augmentation du nombre de femmes juives violées par des Arabes à l’époque, « le Palmah a décidé de représailles selon l’injonction biblique à couper la main du voleur — ou dans ce cas, l’organe utilisé pour commettre le crime ; en d’autres termes, de le castrer », a écrit des années plus tard Gamliel Cohen, un membre du Mossad, dans un livre décrivant les premières opérations secrètes dans lesquels les juifs s’habillaient en Arabes.
Le site web officiel du Palmah décrit l’incident de la castration comme l’une des « exceptions, une [exception] extrêmement cruelle », commise par ses membres à cette époque. Cette opération avait été lancée par Allon et menée par Yohai Ben-Nun (un futur commandant naval), Amos Horev (futur général des Forces de défense israéliennes et président du Technion – l’Institut de technologie d’Israël) et Yaakov Cohen (plus tard membre des trois agences de renseignements). « Les instructions étaient que l’homme castré reste en vie, promenant ses blessures alentour pour dissuader les autres », explique le site web du Palmah. Le groupe avait été briefé par un médecin à Afula sur la manière d’exécuter cette « opération ».
« Dans la perspective des gens qui ont décidé cette action, les préparatifs reflétaient leur intention de la mettre en oeuvre en appliquant une approche humaine », souligne le site web du Palmah. Les trois hommes ont trouvé le suspect chez lui, l’ont trainé dans un endroit dégagé et l’ont castré. « Cette opération a eu un impact terrible, résonnant dans toute la vallée de Beit She’an et terrorisant les Arabes locaux », écrit Cohen dans un livre publié par le ministère de la Défense.
Sacrifices au nom de l’immigration
Le quatre-vingtième anniversaire de l’un des événements les plus meurtriers de l’histoire du mouvement sioniste aura lieu dans six mois : l’attentat du navire britannique Patria le 25 novembre 1940 — un incident qui n’a pas non plus réussi à tirer une quelconque expression de remords de la part de la Haganah, même si ces membres en ont été les auteurs. Le plan était d’empêcher l’expulsion de quelque 2000 immigrants illégaux que les Britanniques déportaient de Haïfa vers un camp de détention sur l’Île Maurice. Mais les dommages causés par l’explosion furent si importants que le navire sombra ainsi qu’environ 250 passagers.
Au lieu de rapporter l’affaire comme une tragédie qui justifiait une enquête sur ses auteurs, le mouvement travailliste a insisté pour en faire un symbole, ses victimes étant transformées en martyrs sacrifiés sur l’autel de la défense de la patrie, sans aucune mention de qui était de fait responsable de leurs morts.
Berl Katznelson, le chef idéologique du mouvement travailliste, a écrit le jour suivant à Shaul Avigur, un des chefs de la Haganah : « Sachez que le jour du naufrage du Patria est pour nous comme le jour [de la chute en 1920] de Tel-Hai », essayant ainsi d’assigner à l’événement un statut fondationnel national. Il ajoutait que l’opération Patria était « la plus grande action sioniste de ces derniers temps ». Yitzhak Tabenkin, un des leaders du mouvement du Kibboutz, a appelé les victimes « d’héroïques soldats inconnus ».
Eliyahu Golomb, le chef officieux de la Haganah, a aussi évoqué l’événement dans la même veine. « Pour moi, le jour du Patria n’est pas un jour noir, ni le jour le plus noir », a-t-il déclaré. « C’était des sacrifices faits au nom de l’immigration, pour notre droit à immigrer. Ces victimes n’étaient pas sans signification ».
Le massacre commis par des membres du Troisième Bataillon du Palmah dans le village d’Ein al-Zeitun, près de Safed, a aussi été escamoté finalement. Aujourd’hui, tout amateur d’histoire en Israël connait le massacre d’avril 1948 à Deir Yassin, commis par des membres clandestins de droite. Mais peu ont entendu parler de celui exécuté un mois plus tard par des membres clandestins d’une organisation de gauche. Ils se sont emparé du village et ont emprisonné des dizaines de combattants arabes. Deux jours plus tard, le 1er mai, ils les ont exécutés, avec les mains liées.
L’historien Yoav Gelber écrit dans son livre sur la guerre de 1948 que la hâte de la gauche à lancer des accusations contre des membres de Irgoun et de Lehi en soulignant l’affaire Deir Yassin vient de leur malaise face à la participation de commandants et de soldats du Palmah à des actions similaires, comme le meurtre de dizaines de prisonniers à Ein al-Zeitun.
En 1939, le département politique de l’Agence juive a publié un décret « Tu ne tueras point », signé par les plus hauts chefs spirituels du moment, dans lequel ils alertaient sur le fait que des juifs tuaient des juifs. Le décret visait l’organisation Irgoun, qui avait assassiné des juifs considérés comme des « traîtres ». Mais ces chefs spirituels négligeaient le fait que la Haganah exécutait aussi juifs et non-juifs qu’elle identifiait comme traîtres et informateurs, dit Gili Haskin, un guide touristique qui a écrit une thèse sur le concept de « pureté des armes » à cette époque.
Haskin a écrit dans un article que les exécutions des groupes Irgoun et Lehi étaient visibles et médiatisées, alors que celles exécutées par la Haganah étaient clandestines, menées par des groupes d’opérations spéciales.
« Pas les mains propres »
Le premier juif exécuté par la Haganah a été Baruch Weinschell, qui était accusé de donner aux Britanniques des informations sur l’immigration illégale. Il a été tué en octobre 1940 à Haïfa. Oscar Opler, un kibboutznik de Basse Galilée, a aussi été exécuté. C’était un informateur britannique qui avait révélé l’emplacement d’armes cachées et il a été condamné à mort par la Haganah à la suite de cela. Moshe Savtani a été dénoncé comme informateur et abattu dans la cage d’escalier de sa maison par la Haganah. Il est mort de ses blessures à l’hôpital. Yitzhak Sharansky de Tel Aviv, Baruch Manfeld de Haïfa, Walter Strauss et d’autres ont aussi été les victimes d’assassinats internes par les membres de la Haganah.
De telles opérations ont continué jusqu’à l’établissement de l’état. A la fin de mars 1947, Mordechai Berger, qui travaillait dans la division de la circulation de la police mandataire, a été assassiné en pleine rue après avoir été soupçonné de divulguer des informations sur la Haganah aux Britanniques. « Les assaillants l’ont baillonné et l’ont frappé sur la tête avec des matraques. Berger est tombé en sang », a écrit le professeur Yehuda Lapidot, un membre de Irgoun qui a fait ultérieurement des recherches sur l’histoire de la Palestine mandataire.
« Aucune des organisations ne s’est tirée de cette sombre question avec les mains propres », a écrit Haskin. Il ajoutait que les doigts des membres des organisations de droite étaient plus prompts sur la détente, mais il soulignait le rôle des membres de la Haganah dans l’assassinat de juifs.
Dans ce contexte, on ne peut ignorer le premier assassinat politique d’un juif en Palestine mandataire. La victime était Jacob de Haan, une figure étrange et un fier poète qui devint ultra-orthodoxe et anti-sioniste, parlant avec les Arabes de la possibilité de révoquer la Déclaration de Balfour. On croit que Avraham Tehomi, un membre de la Haganah, et d’autres associés ont été derrière l’assassinat de Haan dans une rue de Jérusalem en juin 1924.
Les fonctionnaires britanniques étaient aussi ciblés par la Haganah, bien que la plupart des assassinats de fonctionnaires mandataires aient été perpétrés par des membres de Irgoun et de Lehi. Le plus célèbre est l’assassinat de Lord Moyne, le ministre d’Etat britannique pour le Moyen-Orient. Il a été abattu au Caire par des membres de Lehi en novembre 1944. La Haganah, parallèlement, a tué l’officier de police britannique William Bruce, qui a été abattu à Jérusalem à la fin de la fête de Sim’hat Torah, en octobre 1946. « Un inspecteur britannique a été assassiné la nuit dernière alors qu’il marchait seul à Jérusalem, en vêtements civils », a rapporté Haaretz le jour suivant.
Exceptionnellement pour cette période, les auteurs étaient des membres du Palmah : ces forces de commando de la Haganah avaient été mises en place en 1941, coopérant avec les Britanniques les premières années. L’assassinat était une réponse aux mauvais traitements de prisonniers du Palmah par Bruce dans une prison britannique quelques mois plus tôt.
Le projet de documentaire de Peleg Levy incluait un interview de 2010 avec le commandant de cette opération, Aharon Spector. Il a dit à Modi Snir et à Levy qu’il avait suivi Bruce dans l’intention de le punir. « Je l’ai attendu, il a senti qu’il était une cible », a-t-il raconté. L’assassinat a été précédé d’un procès par un tribunal spécial du Palmah, qui a condamné Bruce à mort. Selon Spector, l’ordre venait de Yigal Allon.
« En privé, les gens n’avaient pas de problèmes pour raconter ces histoires, alors que le collectif auquel ils appartenaient ne se réjouissait pas d’en parler », dit Levy.
Yisrael Medad du Begin Heritage Center à Jérusalem a enquêté sur l’incident dans le cadre d’une série de conférences qu’il a données sur le sujet de la « pureté des armes ». « Cet incident est amusant », dit-il, se référant à une brochure diffusée par le Palmah après l’assassinat. « Ils ressentaient le besoin d’expliquer qu’ils n’étaient pas comme ces terroristes de Irgoun ou de Lehi — mais qu’en pratique ils devaient faire la même chose », dit-il.
Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine
Source : Haaretz