Des masques pour Israël, des emplois à Gaza, beaucoup d’émotions entremêlées

Par Hamza Abu Eltarabesh, le 30 juin 2020

Des ouvriers cousent des masques chirurgicaux pour l’exportation en Israël le 12 avril 2020 dans un atelier de Gaza ville. (Mohammed Zaanoun / ActiveStills)

Tandis que la Bande de Gaza enregistre davantage de cas de coronavirus dans ses centres de quarantaine, la réponse de son industrie textile, depuis longtemps en sommeil, aux besoins fonctionne à plein régime.

Ces besoins incluent ceux d’Israël.

L’usine Noor al-Bahaa du camp de réfugiés de Jabaliya au nord de la Bande de Gaza a transformé en mars son travail de production de vêtements pour le marché intérieur en fabrication de milliers de masques chirurgicaux qu’elle exporte presque entièrement vers Israël.

Paradoxalement, certains des ouvriers de l’usine ont eux mêmes été blessés par des snipers israéliens pendant les manifestations de Gaza pour la Grande Marche du Retour.

Muhammad Anbar et Ezz Abu Dlakh, qui travaillent à l’usine, ont tous deux été blessés alors qu’ils participaient le 14 mai 2018 à une manifestation, que l’on a ensuite connue sous le nom de Lundi sanglant de Gaza après que des snipers israéliens aient tué plus de 60 manifestants ce jour là et en aient blessé des milliers d’autres.

Les histoires d’Anbar et d’Abu Dlakh se font mutuellement écho.

Tous les deux ont été blessés par balle à la jambe pendant les manifestations et tous les deux se sont démenés pour trouver ensuite du travail.

Anbar, 29 ans, a perdu son travail de marchand de vêtements au marché central de Jabaliya. Après une convalescence de six mois, il a récupéré sa capacité à la marche, bien qu’avec difficulté. Il s’est retrouvé dans l’incapacité de trouver un emploi pour subvenir aux besoins de ses parents et frères et sœurs, 11 personnes en tout.

Il a fallu presque deux ans avant qu’Anbar se voie proposer un emploi à l’usine Noor al-Bahaa par son propriétaire, Rezq al-Madhoun, 50 ans.

Anbar et Abu Dlakh sont maintenant assis à un bureau presque 13 heures par jour. Avec ce travail, leurs blessures ne sont plus autant un fardeau.

Ils plissent des masques chirurgicaux à la main et les placent dans des sacs stérilisés. Les masques sont alors transférés dans des entrepôts, puis au checkpoint de Kerem Shalom, seul endroit où Israël autorise le passage des marchandises dans et hors de Gaza.

« Il ne m’est jamais arrivé de travailler dans un endroit qui exporte vers Israël, Israël qui a détruit ma jambe », a dit Anbar à The Electronic Intifada.

« Mais finalement, je suis heureux d’avoir trouvé un travail qui me permet de vivre et de faire vivre ma famille. »

Dlakh perçoit aussi l’ironie paradoxale de leur travail, mais le considère comme un apport au bien collectif.

« Il y a deux ans, Israël nous tuait. Aujourd’hui, nous produisons des masques pour les protéger du coronavirus. Nous sommes plus humains qu’eux. »

Les investisseurs israéliens regardent vers Gaza

Il y a eu 72 cas confirmés du nouveau coronavirus dans la Bande de Gaza, et un mort.

Jusqu’ici, tous les cas confirmés à Gaza ont été découverts parmi les individus déjà en quarantaine après être revenus de l’étranger, selon le ministère de la Santé de Gaza.

C’est pourquoi Gaza n’a pas instauré une fermeture totale. Les affaires, comme les ateliers de couture, n’ont pas cessé de fonctionner, à l’opposé d’Israël qui a annoncé un état d’urgence et a subi des milliers de cas.

Par conséquent, les investisseurs israéliens se sont tournés vers l’extérieur pour répondre aux besoins de leur marché.

En moins d’un mois, l’usine a exporté quelque deux millions de masques chirurgicaux vers six sociétés israéliennes après avoir été autorisée à la production par le ministère israélien de la Santé, c’est ce qu’a dit Bahaa al-Madhoun, directeur général de Noor al-Bahaa.

Maintenant, l’usine produit environ 85.000 masques par jour, a dit al-Madhoun à The Electronic Intifada.

Il a déclaré qu’afin de s’assurer que la production des masques soit conforme aux normes internationales, Israël avait autorisé début mars le transfert à Gaza de 30 tonnes de matière première – précisément trois types de tissu.

Du coup, l’usine emploie maintenant quelque 500 ouvriers.

« Il n’y a pas qu’Israël qui demande des masques chirurgicaux. Nous avons aussi reçu une commande d’une délégation qui travaille avec Médecins Sans Frontières pour produire des masques pour la Belgique », a dit al-Madhoun.

On doit bientôt démarrer le travail pour honorer ce contrat.

Un boom temporaire

Al-Madhoun, que le rédacteur connaît personnellement, a dit qu’il pensait que les bénéfices et les considérations humaines étaient plus importantes en ce cas que n’importe quelle question politique.

« Il y a un bénéfice mutuel. Israël veut des masques chirurgicaux, nous avons besoin d’employer autant de gens que possible », a-t-il dit.

L’usine travaille actuellement avec une capacité de production double de la normale, ce qui l’a aidée à rattraper les pertes de ces nombreuses dernières années de blocus israélien, imposé en 2007 après la victoire du Hamas aux élections législatives.

Jusqu’en 2014, le commerce entre Gaza et Israël a été complètement interrompu. Depuis lors, Israël a autorisé la vente en Israël et en Cisjordanie d’une toute petite quantité de marchandises produites à Gaza.

L’usine d’Al-Madhoun n’est pas la seule usine qui exporte des masques chirurgicaux en Israël.

Le secteur du textile était traditionnellement l’un des plus performants à Gaza, avec quelque 900 usines qui employaient plus de 35.000 ouvriers avant qu’Israël n’impose son blocus sur la Bande.

Aujourd’hui, après plus d’une décennie de blocus israélien, seules environ 140 usines travaillent encore et emploient quelque 1.500 ouvriers.

Et malgré la récente reprise, Maher al-Tabaa, président de la Chambre de Commerce, Affaires, Industrie et Agriculture, a dit qu’il ne s’attendait pas à une amélioration des relations commerciales avec Israël après la fin de la pandémie.

Une véritable prospérité

L’un des plus gros obstacles auxquels l’usine Al-Madhoun ait fait face a été le manque de machines à coudre et de pièces détachées après qu’Israël ait interdit leur entrée depuis 2006. Mais l’usine s’est débrouillée pour se procurer suffisamment de machines à coudre pour assurer une ligne continue de production.

« La demande est forte. Nous travaillons avec 30 petits ateliers qui avaient fermé ou travaillaient avec un très petit rendement », a ajouté al-Madhoun.

Adel Shaqoura, 48 ans, a transformé une pièce de sa maison en atelier après avoir réparé quatre machines à coudre qui n’avaient pas servi depuis 12 ans.

« C’est la première fois depuis longtemps que je travaille sur ces machines. Je pensais qu’elle ne serviraient plus jamais », a dit Shaqoura à The Electronic Intifada.

Shaqoura travaille avec trois autres tailleurs 18 heures par jour. Ils produisent 13.000 masques chirurgicaux par mois.

« J’espère que notre travail se poursuivra après le coronavirus. Je ne veux pas retomber dans la pauvreté », a ajouté Shaqoura, qui entretient une famille de sept personnes.

Des centaines de personnes en ont profité dans le camp de Jabaliya.

Pour faire face à la charge de travail, al-Madhoun a décidé de distribuer des masques aux familles du camp pour qu’elles fassent les petites finitions, comme la coupe des fils qui dépassent.

Parmi ceux qui en ont bénéficié, il y a Qafaa al-Naijar, 43 ans, qui cherchait désespérément à faire vivre sa famille après que son mari Diab, 48 ans, soit tombé au chômage à cause d’une maladie chronique.

Le couple a neuf enfants.

Al-Naijar met les touches finales aux masques. Cela lui permet de travailler chez elle. Elle gagne environ 90 $ par semaine

« D’habitude, je faisais des ménages à la demande. Ce n’était pas un travail régulier et il nous permettait à peine de nous nourrir », a dit al-Naijar à The Electronic Intifada.

Les huit filles d’al-Naijar l’aident tous les jours.

Ensemble, elles nettoient environ 2.000 masques par jour.

« C’est notre meilleure période depuis que mon mari a arrêté de travailler en tant que chauffeur de taxi », a-t-elle dit, espérant continuer ce travail après la pandémie.

Cependant, certaines cicatrices ne se referment pas avec le travail. Abu Dlakh a pris sa journée du 15 mai. Le jour qui rappelle sa blessure, a-t-il dit, il n’a pas voulu travailler au « profit de ceux qui ont détruit ma vie ».

Hamza Abu Eltarabesh est un journaliste qui vit à Gaza.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence M&dia Palestine

Source : The Electronic Intifada

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