Par Salem Barahmeh, le 29 juin 2020
Si vous demandez aux Palestiniens de la vallée du Jourdain ce qu’ils pensent de l’annexion, beaucoup vous diront qu’ils ont déjà été annexés il y a longtemps.
La vue depuis la maison de mes grands-parents à Jéricho, la ville où j’ai grandi, donne sur les crêtes montagneuses de la vallée du Jourdain qui se jettent dans la mer Morte. Au-delà de l’horizon de ces montagnes, d’une mer Méditerranée qui se trouve hors de ma portée en tant que résidant de Cisjordanie occupée, se verraient les plus beaux couchers de soleil. Je me suis toujours demandé si mes ancêtres, qui vivaient sur la même terre, appréciaient cette vue autant que moi.
Ma famille, les Barahmeh, est l’un des clans indigènes de Jéricho, dont les racines dans la vallée du Jourdain remontent à plusieurs siècles. Pourtant, dès mon plus jeune âge, j’ai réalisé – comme mon père et mon grand-père – que ce n’était plus à « nous » qu’appartenait la vallée.
Peu après notre occupation en 1967, Israël a commencé à construire des colonies comme Mitzpe Yericho, Yitav et Kalia autour de Jéricho et dans toute la vallée du Jourdain, où elles se sont développées et demeurent jusqu’à aujourd’hui. Cette politique coloniale et expansionniste n’a pas commencé avec le Likoud ou d’autres partis de droite, mais avec le parti travailliste. Ce vol des terres et l’annexion ont toujours été au cœur de l’identité institutionnelle d’Israël, et ont traversé des générations de Palestiniens.
En regardant une carte de la Cisjordanie aujourd’hui, Jéricho apparaît comme une île palestinienne isolée, entourée de tous côtés par un océan de terres contrôlées par Israël et par des colonies juives. Bien que j’aie eu le privilège de voyager à travers le monde, il y a des endroits à quelques kilomètres de chez moi que je n’ai jamais visités parce qu’Israël ne me le permet pas. En tant que Palestiniens détenteurs d’une carte d’identité verte, nous sommes l’objet d’une ségrégation qu’Israël opère entre nous par un système d’identification à plusieurs niveaux qui détermine où nous pouvons ou ne pouvons pas aller. Pour visiter Jérusalem, la ville où je suis né, j’aurais besoin d’un permis militaire israélien.
Je n’ai jamais été autant confronté à cette réalité que lorsque, à 19 ans, j’ai essayé de me rendre à la plage de Kalia, sur la rive nord de la mer Morte, en Cisjordanie occupée. Bien qu’elles se trouvent à 15 minutes en voiture de Jéricho, ces plages appartiennent à des Israéliens et sont gérées par eux. Elles sont « censées » être ouvertes à nous, Palestiniens, mais dès mon arrivée, j’ai été victime d’un profilage racial et on m’a refusé l’entrée. Pour eux, j’étais un « invité » indésirable sur les rives mêmes que mes ancêtres ont fréquentées pendant des siècles.
Si vous demandez aux Palestiniens de la vallée du Jourdain comment ils ressentent l’annexion, beaucoup vous diront qu’ils pensaient que nous avions déjà été annexés depuis longtemps. C’est pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de trouver ridicule le tollé croissant, alarmiste et existentiel du monde à l’approche du 1er juillet – date à laquelle le gouvernement israélien s’est engagé à initier la mise en œuvre de l’annexion « de jure ».
Cette indignation ne nous concerne pas, nous les Palestiniens. Si c’était le cas, le monde nous aurait écoutés il y a des années. Il s’agit plutôt de ceux qui maintiennent en vie une grande illusion qui leur permet de dormir la nuit au lieu de s’attaquer à l’oppression systématique à laquelle les Palestiniens sont confrontés. Cette grande illusion est le paradigme d’Oslo qui a échoué et qui n’a jamais reflété l’horrible réalité qu’Israël était en train de façonner sur le terrain, ainsi que le « processus de paix » en faillite qui a été conçu pour satisfaire l’imagination du monde et lui ôter l’obligation d’agir. Pour ceux qui protègent cette illusion, la façade de la solution à deux États est bien plus importante que la souffrance de millions de personnes.
Je ne sais pas ce qui se passera le 1er juillet, ni ce qu’Israël prévoit exactement d’annexer officiellement. Mais je sais que l’ensemble de la politique israélienne, qui vise à réaliser la vision du Grand Israël, continuera à progresser. Pendant des décennies, Israël a pris notre terre et notre eau, a restreint nos déplacements, a détruit notre économie, a déplacé nos communautés et a mis fin à nos vies, tout en nous traitant comme des êtres humains inférieurs – simplement parce que nous sommes Palestiniens. Et après tout cela, le monde pense toujours que nous n’avons pas encore franchi le Rubicon.
Le monde ne devrait pas être surpris par ce qui arrivera le 1er juillet, mais plutôt s’indigner que nous ayons été contraints de vivre sous un système qui confère des libertés et des droits basés sur l’ethnicité. Dans ce système, nous, les Palestiniens, sommes soit non libres, soit inégaux, soit les deux selon que nous sommes citoyens d’Israël, résidants de Jérusalem, sujets occupés en Cisjordanie et à Gaza, ou réfugiés en attente de retour. C’est un système où le fait d’être Palestinien peut parfois faire la différence entre la vie et la mort. Un système qui consacre de manière flagrante la suprématie et la domination d’un groupe de personnes sur un autre.
La lutte des Palestiniens aujourd’hui ne consiste pas seulement à combattre l’annexion, ce que nous devons continuer à faire. Il s’agit de démanteler tout le système de l’apartheid. Le monde doit reconnaître cette réalité pour ce qu’elle est, et imposer une pression politique et économique à Israël pour que ce système soit démantelé. Si le monde est plus intéressé à maintenir la réalité actuelle parce qu’elle alimente une façade commode, alors le monde lui-même est complice.
Au lieu de maintenir cette grande illusion, ce dont nous avons besoin maintenant, ce sont de solutions systématiques qui construisent un nouveau contrat social entre le fleuve et la mer, où chacun puisse être libre et jouir de droits égaux. Il ne s’agit pas de savoir qui vous êtes ni d’où vous venez, ni si vous êtes palestinien ou juif – il s’agit des valeurs que vous défendez. Nous ne pouvons pas laisser une autre génération de Palestiniens grandir sous l’apartheid.
Salem Barahmeh est le directeur exécutif de l’Institut de Palestine pour la Diplomatie Publique, une organisation indépendante basée à Ramallah qui défend la liberté et les droits des Palestiniens dans le monde entier.
Traduction : SF pour l’Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine