Par Adam Mahoney, le 15 juillet 2020
Il m’a fallu près d’une semaine pour m’habituer aux interactions quotidiennes avec des soldats israéliens portant des armes. Cela me faisait peur. De même que le nombre de chapeaux « Make America Great Again (1) » portés par des gens marchant dans les rues de la Terre sainte.
J’avais voyagé à travers la Palestine occupée pendant plusieurs jours, dans le cadre d’un voyage de reportage étudiant facilité par mon établissement, l’université Northwestern, lorsque la question d’un élève m’a conduit à des semaines de réflexion.
Ce jour particulier, j’étais assis dans une classe d’un lycée de la commune d’Ein Mahil, au nord d’Israël. La journée était consacrée à comprendre l’expérience de la minorité palestinienne autochtone d’Israël. J’étais juste impatient d’avoir la chance de parler avec des jeunes de leurs expériences, eux qui grandissaient dans la région du monde la plus contestée.
Notre conversation a commencé au hasard, comme n’importe laquelle autre. Nous avons parlé de musique, de sports et de toutes nos nourritures favorites. Pourtant, l’importance du moment où nous nous trouvions a fait que lister nos joueurs de football favoris paraissait léger. C’est alors qu’un élève de 17 ans m’a demandé : est-ce vraiment aussi difficile d’être noir en Amérique qu’ils semblent le dire ? L’intonation dans sa voix m’a fait comprendre que c’était sur le bout de sa langue depuis le moment où je m’étais assis à côté de lui.
Je ne savais pas comment répondre. J’avais 19 ans. Je ne savais pas comment entamer élégamment une conversation qui rende compte de nos expériences différentes de vie sous des occupations coloniales, parce qu’à ce moment-là j’étais pris dans la noble idée néolibérale que je vivais tout à fait librement en Amérique.
Mais la question est demeurée en moi. A quel point nos expériences étaient-elles différentes ?
Depuis le commencement de 2018, plus de 450 Palestiniens ont perdu la vie à cause de l’état militaire israélien. Pendant cette période, plus de 550 Noirs ont été tués par des officiers de police des États-Unis.
Des milliers de Palestiniens sont dans des prisons israéliennes et des millions vivent sous une occupation militaire et un blocus destinés à rendre invisibles les vies palestiniennes. Aux États-Unis des centaines de milliers de Noirs sont enfermés dans des prisons et des modes profondément enfouis de conditionnement anti-Noirs sont utilisés pour délégitimer la vie des Noirs.
Un seul combat
Le système colonial sioniste dépend de la dégradation permanente du peuple palestinien par des restrictions massives de mouvement, le vol des terres, le siphonnage de l’eau, et le déni de l’existence palestinienne.
De même, l’entreprise américaine existe par le contrôle systémique de la terre, de l’eau et de la nourriture, l’incarcération et le déni des vies des Noirs et des autochtones.
Je réalise à quel point il est difficile pour les gens dans le monde entier de comprendre qu’ils sont engagés dans le même combat, parce que la majeure partie de leurs vies se passe à imaginer comment survivre avec le peu qui leur a été accordé, mais nos visions doivent être plus vastes et plus intégratrices.
Les luttes de Ferguson à Gaza, toutes deux définies par l’assassinat et l’oppression politique, sont des produits du colonialisme et du capitalisme global. Donc, de manière inhérente, l’anticolonialisme signifie aussi l’anti-impérialisme, l’anti-capitalisme et la fin de tous les systèmes qui prospèrent sur des notions illégitimes de l’Occident, de la supériorité blanche et de l’exploitation de masse.
Je me retrouve constamment confronté à la question que ce jeune étudiant m’a posé ce jour-là à Ein Mahil. Comment lui, un enfant en fait, avait-il les ressources pour s’intéresser à ma vie, quand la plupart des gens de notre pays se soucient de la sienne comme d’une guigne ?
Ces questions m’ont aidé dans le processus pour me décentrer de moi-même et de la question des Noirs en Amérique lorsque je pense aux luttes de notre monde. Bien sûr, je veux que les vies noires comptent. Mais les changements nécessaires dans nos conditions matérielles qui seraient nécessaires pour que les vies noires comptent dans un monde anti-Noirs demandent des remèdes globaux.
L’empire américain a été fondé et est maintenu par le colonialisme, le génocide et le travail des esclaves. Des corps noirs et autochtones ont été utilisés en tant que ressource financière la plus précoce et la plus importante de l’Amérique ; pourtant cela a conduit seulement à l’apparition de millionnaires blancs. Aujourd’hui, une famille blanche sur sept est millionnaire, tandis qu’une famille autochtone sur quatre et à peu près une famille noire sur cinq vivent dans la pauvreté.
Le dernier avant poste colonial
Sans surprise, le travail des esclaves a conduit aussi à la création de notre système moderne de police et de prison. La police dans les états esclavagistes du sud a commencé sous la forme de patrouilles à esclaves, où des volontaires blancs étaient habilités à utiliser des tactiques d’autodéfense pour maintenir l’esclavage et la suprématie blanche. Après la fin de l’esclavage, les Codes pour les Noirs ont été créés pour criminaliser le mouvement des Noirs, emprisonnant souvent les personnes noires simplement pour avoir marché dans la rue à un mauvais moment de la journée.
Le travail des prisonniers construira finalement l’infrastructure de l’après-guerre civile aux États-Unis et posera les fondements d’une utilisation permanente du travail gratuit dans le pays.
Alors même que la lutte continuelle des Noirs persistait dans l’ère Jim Crow, Israël est né d’une recommandation des Nations Unies nouvellement fondées, qui ont constamment laissé tomber les Palestiniens.
Le vote final a été de 33 pays sur 56 en faveur de la création du nouvel état. Ces pays incluaient toutes les puissances coloniales occidentales et la majeure partie de l’Amérique latine anciennement colonisée. Ceci s’est produit à une époque où les nations opprimées en Afrique, en Asie et dans les mandats coloniaux du Moyen-Orient commençaient à se lever pour leurs propres luttes de libération nationale.
Israël n’a jamais autorisé le droit palestinien à l’auto-détermination, ce qui en fait l’un des derniers avant-postes occidentaux coloniaux du monde, un régime d’apartheid illégitime qui a physiquement et économiquement dévasté la liberté et les existences palestiniennes.
Les leaders radicaux du passé comme Malcolm X et d’anciennes organisations comme le parti des Black Panthers savaient que notre lutte est la même que celle des Palestiniens — et que nous ne devions pas l’oublier dans notre voyage vers la liberté.
Malcolm a commencé à voir ces parallèles pendant son voyage à Gaza et en Égypte. Il a écrit un article dans Egyptian Gazette, intitulé « Logique sioniste », qui trace le lien entre les pratiques néolibérales que les États-Unis et Israël ont utilisées pour rationaliser leur colonisation et leur assimilation forcée des peuples.
Le parti des Blacks Panthers, formé en 1966, a tiré beaucoup d’inspiration des idées de Malcolm X. Ses fondateurs savaient que la libération noire signifiait plus que simplement la liberté pour les personnes noires : c’était une lutte pour que tous les peuples s’unissent contre la classe dirigeante oppressive et exploitatrice.
Les Black Panthers d’Israël eux-mêmes voient aussi leur lutte et la lutte palestinienne comme une cause commune.
Un leadership compétent
Aujourd’hui, nous avons besoin de dirigeants compétents. Même si je ne pense pas que notre liberté sera gagnée par des personnalités bavardant dans les médias ou des responsables élus, il est impératif de les voir sur les plus grandes scènes plaidant pour les libertés dans le monde entier.
Jamaal Bowman, candidat du parti démocrate dans le district électoral de New York, a récemment fait les connections globales nécessaires pour avancer sur le chemin de la libération. Il a écrit : « Exactement de la même façon que la police est une force violente d’intimidation pour tant de communautés noires, je peux m’associer à ce que ressentent les Palestiniens devant la présence de l’armée dans leurs vies quotidiennes en Cisjordanie ».
Il est crucial que les dirigeants continuent à faire ces liens entre l’inégalité systémique chez eux et à l’étranger. Comme la députée Ayanna Pressley, la première Noire élue au Congrès, pour le Massachusetts, a récemment écrit: « Nous devons rejeter les politiques à courte vue, oppressives et discriminatoires tant aux États-Unis qu’à l’étranger », particulièrement « étant donné que les États-Unis se mettent à tenir compte de leurs inéquités systémiques et s’engagent dans une discussion nationale sur l’injustice raciale et la valeur des vies noires et brunes. »
Ou comme Ghassan Kanafani, qui a été assassiné il y a 48 ans, l’a dit : « La cause palestinienne n’est pas une cause pour les Palestiniens seulement, mais une cause pour tout révolutionnaire, où qu’il soit, en tant que cause des masses exploitées et opprimées de notre temps ».
Oui, la solidarité des peuples américains soumis avec d’autres dans le monde entier existe, mais l’hégémonie occidentale travaille à cadrer nos vies délibérément, ce qui exige que ceux d’entre nous qui vivent sous l’occupation américaine soient plus forts, plus éloquents et plus stratégiques.
L’occupation américaine légitime le régime d’apartheid israélien et l’annexion continuelle des terres palestiniennes que nous voyons aujourd’hui.
Et bien que renverser ces états coloniaux peut ne pas éradiquer le fait d’être anti-Noir, nous devons quand même travailler à réimaginer notre monde comme un endroit qui ne dépend pas des manifestations de richesse ou de propriété.
Après tout, quel est le point, pour n’importe quelle population soumise, de se libérer si nous laissons les autres mourir dans les mains de nos oppresseurs ?
Adam Mahoney est un journaliste de Los Angeles qui a fait des reportages depuis la Palestine, l’Ouganda et le Vietnam.
Traduction : CG pour l’Agence Média Palestine
Source : The Electronic Intifada
(1) N. de Trad. : « Rendre sa grandeur à l’Amérique », le slogan utilisé par Donald Trump dans sa campagne présidentielle.