J’ai perdu mon fils sous une grêle de balles à un checkpoint israélien

Ahmad Erekat. (Twitter : Noura Erekat, @4noura)

Par Najah Erekat, le 14 août 2020

Des soldats israéliens ont tiré pour tuer après que la voiture d’Ahmad se soit écrasée dans un checkpoint. Ils insistent pour dire qu’il l’a fait exprès, mais ont refusé de mener une véritable enquête.

C’était supposé être un des plus beaux jours de ma vie. Ma fille Eman se mariait. Quelle joie de la regarder

se bichonner alors qu’elle se coiffait et se maquillait dans des teintes inadaptées à un jour ordinaire à Abu Dis. Nous ne lui avons pas dit qu’Ahmad avait été abattu. C‘était un tel trésor dans sa robe blanche et la façon dont elle lui enserrait la taille puis s’épanouissait comme pour une princesse ; elle donnait de l’élan à sa démarche. Aussi avons nous décidé d’attendre pour lui apprendre la nouvelle qu’elle ait fait quelques photos sans ce poids qu’elle devrait porter pour le reste de sa vie : Les soldats israéliens avaient abattu son frère, Ahmad, à un chekcpoint et l’avait laissé saigner à mort pendant plus d’une heure.

Ahmad avait fait des courses pour le mariage d’Eman. Il se déplaçait entre notre ville, Abu Dis, petit faubourg de Jérusalem Est séparé de la ville affairée par le mur d’apartheid israélien, et Bethléem. Ce qui était autrefois une voie de communication nous reliant à Jérusalem pour le commerce et la vie sociale est maintenant une voie sans issue. Notre arrière cour a été transformée en une suite de plaques de béton de 26 pieds de haut qui nous emprisonnent. Nous pouvons encore voir les reflets dorés du Dôme du Rocher, où nous avions l’habitude de prier le vendredi et aux fêtes particulières ; il reste à Israël à nous voler le ciel. Nous avons aussi trouvé des routes alternatives qui nous mettent en connexion avec les autres Palestiniens. Ahmad était sur l’un de ces chemins alternatifs vers Bethléem, endroit qu’il aimait, et à 15 minutes de voiture de la maison. Il fallait juste qu’il passe par le « Conteneur », checkpoint israélien de mauvaise réputation.

Ahmad y était passé maintes fois auparavant mais, le 23 juin, il était dans une Hyundai qu’il avait louée pour le mariage de sa sœur. Quand le soldat armé lui a fait signe de passer, il a perdu le contrôle de sa voiture qui a viré dans le kiosque où se tenaient quatre soldats. L’impact a envoyé un soldat au sol mais, comme le montre l’enregistrement vidéo, elle s’est redressée assez vite pour voir un autre soldat tirer jusqu’à sept balles dans le haut du corps d’Ahmad. Il avait sauté hors de la voiture, très vraisemblablement confus et apeuré. Il a essayé de lever les bras, mais a été abattu avant que ses coudes aient atteint ses épaules, puis il est tombé, comme une fleur fanée, en position foetale. D’autres Palestiniens qui attendaient au checkpoint ont observé et ont même filmé Ahmad qui se tordait de douleur et a saigné lentement jusqu’à la mort. Une ambulance israélienne est arrivée en dix minutes et s’est occupée des légères blessures du soldat. Ils ne se sont pas occupés d’Ahmad. Les soldats ont également refusé l’accès à l’ambulance palestinienne qui essayait d’atteindre Ahmad.

Mon mari a reçu un appel et s’est précipité sur place, mais les soldats n’ont pas eu la décence de le laisser tenir son fils mourant dans ses bras. Israël a déclaré qu’Ahmad était un « terroriste », l’accident une attaque à la voiture-bélier, et en a conclu que le tir était de l’auto-défense et que le refus de traitement médical salvateur et d’adieux familiaux était justifié. Mais il n’y a pas eu de véritable enquête.

Personne n’a vérifié la boîte noire de la voiture ni, apparemment, lu le rapport dans les Informations de Consommateurs qui détaillait les accidents de Hyundai en Corée du Sud et au-delà depuis 2009. Personne n’a tenu compte du fait que, même en temps de guerre, les combattants rendus invalides avaient droit à des soins médicaux. Personne ne s’est penché sur le fait que, autant nous détestons tous l’occupation israélienne, autant nous aimons nos familles, et mon fils Ahmad n’aurait jamais fait cela, et certainement pas le jour du mariage de sa petite sœur. Pourtant, Israël n’a pas rendu son corps, nous refusant la possibilité de l’enterrer dignement.

Ces deux dernières années, les soldats israéliens ont tué plus de 200 Palestiniens selon la politique de tirer-pour-tuer, beaucoup d’entre eux pour le simple fait de participer à la Grande Marche du Retour, après quoi les autorités israéliennes ont essayé de les traiter de terroristes. Cependant, les enregistrements montrent que, dans la très grande majorité de ces incidents, le Palestinien blessé n’avait pas d’arme. Le Conseil des Nations Unies aux Droits de l’Homme a découvert que les troupes israéliennes tirent sur les Palestiniens sur « simple suspicion » ou par « mesure de précaution ». Et en 2018, la Haute Cour d’Israël a sanctionné sa politique de tirer-pour-tuer contre les manifestants de la Grande Marche du Retour à Gaza. Ahmad n’était pas une aberration et, comme nous Palestiniens le savons trop bien, il n’était pas le premier et ne sera pas le dernier à nous être arraché sans pitié.

La politique israélienne de tuer-pour-tuer est ancrée dans son régime militaire et son expansion territoriale racistes et dans son engagement au déplacement et à la dépossession des Palestiniens. Nous avons été sans arrêt compressés dans des espaces de plus en plus petits tandis que les colonies israéliennes se répandaient autour de nous, au sommet de nos collines d’où les colons peuvent nous surveiller d’en haut comme des gardiens de prison. Ahmad est mort une semaine avant la menace israélienne d’annexer une nouvelle quantité significative de terres palestiniennes, correspondant à trente pour cent de la Cisjordanie, et qui peut encore se faire n’importe quand. Tandis que le monde poussait des hurlements devant le projet d’Israël d’annexer officiellement la terre de Cisjordanie, nous avons déjà vécu dans une réalité d’annexion de facto depuis plus de 50 ans. Israël nous a dénié nos droits fondamentaux, nous chassant de nos maisons et volant notre terre afin de nous remplacer par des colons juifs, dont approximativement 650.000 vivent maintenant en Cisjordanie et à Jérusalem Est en violation du droit international.

Nous existons dans une réalité d’annexion, avec ou sans déclaration officielle, et cela a représenté pour nous un prix très lourd. Notre existence a été un obstacle à la vision israélienne d’une souveraineté ininterrompue du Jourdain à la Méditerranée. En tant qu’autochtones, nous sommes une entrave sur leur chemin et alors Israël, son armée et ses colons armés prennent nos vies avec une facilité atrocement douloureuse. Ahmad n’était ni le premier ni le dernier à voir sa vie volée, mais il devrait l’être.

S’il n’était pas soutenu par les Etats Unis, Israël ne pourrait pas continuer à voler notre terre et à déposséder notre peuple. Malgré notre perte, nous sommes encouragés par de récents efforts de membres du parti Démocrate pour faire prendre ses responsabilités à Israël en conditionnant les 3.8 milliards de dollars que les Etats Uis versent tous les ans à Israël. C’est la démarche minimale dans la bonne direction. Pourtant, nous savons qu’il s’agit d’un combat ardu car les Républicains et certains Démocrates insistent pour que les Etats Unis continuent à soutenir Israël sans conditions, quel que soit le nombre d’enfants qu’ils nous arrachent, le nombre de maisons qu’ils détruisent, le nombre de murs qu’ils construisent, le nombre de collines qu’ils profanent, et les mariages qu’ils transforment en funérailles. Et malgré ce soutien américain, la pression exercée par six sénateurs américains plaidant au nom d’oncles, tantes, cousins et membres de la grande famille d’Ahmad n’a pas pu décider Israël à tout simplement rendre le corps d’Ahmad afin de pouvoir l’enterrer.

Ahmad méritait de vivre. Nous méritons la justice. Les Palestiniens méritent la liberté. Nous avons soumis un appel auprès de cinq rapporteurs spéciaux de l’ONU demandant justice pour Ahmad et, depuis 2005, il existe une campagne populaire de boycott désinvestissement et sanctions pour les droits et les libertés des Palestiniens. Les possibilités ne manquent pas pour ce que la communauté internationale peut faire. Il n’y a qu’une décision à prendre : va-t-elle continuer à faire partie du problème ou va-t-elle faire partie de la solution ?

Najah Erekat

Najah Erekat est la mère d’Ahmad Erekat.

Traduction : J. Ch. Pour l’Agence Média Palestine

Source : The Nation

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