Le sel de la mer, pour la première fois à Jaffa

Jaffa et la mer, 8 août 2020 (Photo : Dareen Tatour)

Par Dareen Tatour, le 17 août 2020

Priver les gens du droit le plus simple – de voir la mer – est un crime de l’occupation israélienne. Toute une génération de Palestine a grandi sans savoir ce que « mer » veut dire.

Le 8 août, des infos ont commencé à circuler sur des centaines de Palestiniens de Cisjordanie qui se rendaient en « contrebande » dans leur pays occupé en 1948, en particulier dans les villes côtières de Palestine (Jaffa, Acre et Haïfa). Ils allaient passer par des ouvertures dans le mur de l’apartheid – pas à un point de contrôle, juste une ouverture dans le mur de l’apartheid. J’ai décidé de rencontrer un moment qui pourrait ne pas se répéter souvent, peut-être même jamais, tant que l’occupation existera sur cette terre ! Ainsi, sans longtemps réfléchir, j’ai décidé de documenter le moment où ces Palestiniens ont rencontré la mer de leur pays pour la première fois de leur vie, pour témoigner de leurs émotions, de leurs pensées et de leurs sentiments.

J’ai voyagé de Reineh, mon petit village près de Nazareth, à Jaffa. Dès mon arrivée, je me suis dirigée vers la plage avec trois caméras. J’étais tellement attirée par ce moment et cet événement rare que je ne me souciais pas du poids que je portais ni de la difficulté de prendre moi même des photos et des vidéos.

J’ai commencé à marcher dans les rues de Jaffa et à aller entre ses plages et ses parcs. J’ai été très touchée par ce que j’ai vu. Je n’avais jamais vu Jaffa comme cela auparavant – la majorité de ceux que j’ai vus étaient des Palestiniens. Dans tous les lieux où je me suis promenée, la conversation entre les gens était en arabe. Chaque fois que je regardais autour de moi, je voyais des Palestiniens, comme si je vivais à une autre époque que celle dans laquelle je vis. Je voyais des femmes portant des vêtements palestiniens et des jilbabs avec le hijab partout. J’ai vu des gens et des enfants jouer et s’amuser, écouter de la musique et contempler la nature. Ils étalaient spontanément leur nourriture sur l’herbe et le sable de la plage. J’ai senti la maqlouba palestinienne, je me suis tournée vers l’arôme et j’ai vu une dizaine de personnes assises autour d’une grande casserole. Une femme tourne le plat sur un grand plateau et répand le doux parfum dans l’air de Jaffa. Je me suis avancée et j’ai vu un groupe de jeunes hommes préparer un narguilé et placer devant eux une assiette de yaourt trempé dans de l’huile d’olive, à côté une assiette d’olives vertes marinées et un bol de pastèque.

Tandis que je continuait de cheminer, j’ai vu ce qui devrait être plus banal dans ce pays – la vue et les parfums de la présence palestinienne. Voir Jaffa rempli de ses habitants originels.

Le plaisir de la plage à Jaffa, 8 août 2020 (Photo: Dareen Tatour)

En marchant, j’ai demandé à tous ceux qui passaient devant moi ce qu’ils pensaient de ce moment. Des larmes coulaient de mes yeux à cause de l’intensité de la scène, je pleurais sans connaître la vraie raison de mes pleurs ! Ai-je été affectée par la scène, par la douleur de Jaffa et de sa Nakba, ou était-ce la joie et l’espoir d’un avenir différent ?

Priver le peuple palestinien du droit le plus simple dans son pays d’origine, qui est de voir la mer et de profiter de la nature, est un crime de l’occupation sioniste israélienne contre le peuple palestinien en Cisjordanie. Une génération entière en Palestine a grandi sans savoir ce que signifie la mer, la signification de nager dans ses eaux et de sentir son sel.

Maintenant, alors que j’étais avec le cœur des femmes, des enfants, des hommes, des garçons et des filles qui voyaient la mer pour la première fois de leur vie, mon ressentiment s’est évanoui. Je suis allée d’un endroit à l’autre avec leurs yeux et leurs impressions. J’ai parlé, mangé, échangé des sourires, des larmes et des rires avec eux. J’ai joué au ballon avec les enfants sur la plage et pour celui qui m’a demandé de prendre une photo d’eux, je l’ai fait immédiatement. Les paysages et les moments étaient touchants et pleins d’histoires et de significations.

Une famille palestinienne de Cisjordanie jouit de la mer à Jaffa, 8 août 2020
(Photo: Dareen Tatour)

De mes yeux j’ai vu ceux qui pleuraient devant la mer. J’ai vu ceux qui se sont tenus devant moi pendant quelques minutes, étonnés, sans pouvoir dire un mot devant la caméra. J’ai vu ceux qui riaient et ceux qui souffraient, j’ai vu et vécu avec eux tous les sentiments contradictoires qu’un Palestinien éprouve sur sa terre.

Mahmoud, de Naplouse, 45 ans, se tient près du mur près du port avec sa femme, sa fille et son fils. Il regarde la mer, encore et encore, et observe les rires de ses deux enfants qui se tiennent près d’elle. Une forte vague frappe le mur et les deux enfants s’enfuient, puis reviennent se tenir devant le mur, attendant une autre vague, et le son de leur rire submerge tout autour. Je me suis approché de cette famille et j’ai pris plusieurs photos pour eux. J’ai demandé à Mahmoud de me parler de ses sentiments et de l’expérience qu’il a vécue pour atteindre Jaffa et la mer. Il m’a dit : « Je suis venu en ‘faisant de la contrebande’ [sans permission] juste à partir d’une ouverture [dans le mur de l’apartheid]. Moi, ma femme et mes enfants. Nous sommes descendus à 5 heures du matin, et après le départ du bus, nous avons entendu des coups de feu et des grenades assourdissantes. J’ai 45 ans, j’ai une fille et un fils. Nous voyons la mer pour la première fois de notre vie. Toute ma vie, je n’ai pas senti l’odeur de la mer ni son sel. Jusqu’à ce moment. On m’a empêché d’entrer ici pour des raisons de sécurité, parce que j’ai été prisonnier et j’ai passé 8 ans en prison, toute ma vie et jusqu’à ce moment je n’ai pas vu ma ville, Jaffa. Je suis d’ici, je suis de Jaffa. Je n’arrive pas à croire que je suis réellement à Jaffa et dans les environs… Jaffa dont j’ai beaucoup entendu parler par mes parents, mon grand-père et ma grand-mère. J’ai reçu un appel maintenant, on m’a dit que l’ouverture par laquelle nous sommes entrés a été fermée par l’armée. »

Au moment où j’ai appris qu’il était un prisonnier libéré et qu’on lui avait refusé l’entrée pour des raisons de sécurité, j’ai éteint la caméra et j’ai continué à écrire ce qu’il disait, il me parlait avec un beau sourire et une voix pleine d’anxiété.

Je lui ai demandé : « Avez-vous peur de retourner en Cisjordanie ? »

Il m’a répondu : « Je ne sais pas ce qui va se passer, mais je suis heureux du moment que je vis maintenant et je suis dans ma ville pour la première fois de ma vie. Je ne veux pas penser à ce qui va venir. Il me suffit de voir maintenant la joie de mon fils et de ma fille. Je suis si heureux que mes

enfants aient vu la mer dans leur enfance, j’ai grandi et jusqu’à ce moment je ne savais pas ce qu’était la mer ».

J’ai souri et j’ai demandé : « Que penses-tu de Jaffa ? »

Il m’a répondu : « Jaffa… Je ne pas de mot pour la décrire, et il n’y a aucun mot qui puisse décrire mon sentiment en ce moment. »

J’ai sorti des bonbons de mon sac, je les ai donnés aux deux enfants, j’ai dit au revoir à cette famille, et je leur ai promis que pour leur sécurité les photos resteraient avec moi sans les publier et que je ne les enverrais qu’à eux. Nous avons échangé nos numéros de téléphone et j’ai continué à marcher vers la plage dans le quartier de Manshiyya.

Ecrivant dans le sable, Jaffa, 8 août 2020 (Photo: Dareen Tatour)

En marchant, je me suis souvenue qu’on m’avait refusé de voir la mer pendant trois ans, pendant ma détention et mon emprisonnement. Je l’avais visitée chaque semaine avant mon arrestation. Cette expérience m’a fait ressentir chaque mot que ces personnes ont partagé avec moi. La mer donne une belle sensation et un confort psychologique à ceux qui souffrent de pressions constantes dans la vie, surtout lorsqu’elles sont causées par l’occupation qui s’est poursuivie pendant toutes ces années.

J’ai atteint la plage dans le quartier de Manshiyya, un quartier qui a été transformé en parc après sa destruction complète en 1948. Il ne restait plus qu’un seul bâtiment palestinien qui a ensuite été transformé par les autorités israéliennes en un musée, le « Musée Etzel », qui célèbre la milice sioniste [aussi connue sous le nom d’Irgoun, ndt.] qui a détruit le quartier et l’a nettoyé ethniquement des Palestiniens pendant la Nakba . J’ai enlevé mes chaussures et j’ai commencé à marcher pieds nus sur le sable.

Mes yeux se sont arrêtés sur Samah, 32 ans, alors qu’elle était assise sur le sable dans son jilbab noir, regardant la mer alors que les vagues claquaient devant elle de temps en temps. Lorsque je me suis approché d’elle et lui ai demandé de me parler du moment où elle était là, elle m’a immédiatement demandé d’arrêter de filmer, en disant : « Écris et ne filme pas ». J’ai respecté sa demande et j’ai éteint la caméra et je suis retourné au cahier et au stylo. Je lui ai demandé : « C’est la première fois de votre vie que vous voyez la mer ? »

Elle a répondu : « Oui, c’est la première fois de ma vie que je vois la mer et que j’entre dans notre pays depuis 48. Je suis de Tulkarem, mon mari est un martyr et on m’a interdit d’entrer pour des raisons de sécurité. Mon mari a été tué en rentrant du travail à Jaffa, il rentrait à Tulkarem par une route interdite. L’armée l’a vu, il a eu peur qu’ils l’arrêtent, parce qu’il entrait et sortait sans permis, alors il s’est enfui. L’armée l’a abattu ».

Elle s’est arrêtée et s’est mise à pleurer, puis elle a continué : « C’est la première fois que je découvre que l’eau de mer a le goût d’une larme qui coule maintenant de mes yeux. »

J’ai pris une grande respiration et, avec ses mots, j’ai eu le coeur gros. Je n’ai pas pu terminer la conversation avec elle. Ce qu’elle a dit était suffisant pour résumer la réalité et l’histoire. J’ai embrassé son front et je lui ai dit « Bienvenue dans ta patrie à Jaffa. » Elle a souri et s’est mise à jouer avec les vagues de la mer. Je l’ai laissée et j’ai continué à marcher, à la recherche d’une autre histoire ou d’une autre larme du sel de cette mer.

Ecrivant dans le sable, Jaffa, 8 août 2020 (Photo: Dareen Tatour)

J’ai documenté de nombreuses scènes avec mes caméras et j’ai écrit bien des souvenirs avec ma plume, qui sont tous des moments pleins de sensations et d’histoires. Mais l’histoire la plus importante qui doit être racontée à chaque fois et partout est que nous sommes un peuple qui aime la vie. Et que toute cette terre, du fleuve à la mer, s’appelle la Palestine. Et que le silence du monde sur cette occupation et contre ce peuple est le crime majeur. La vue de nos villes sur la côte palestinienne, telles que Jaffa, Acre, Haïfa et Umm Khaled « Netanya », qui sont pleines de leurs habitants d’origine, est le paysage naturel qui devrait être dans cette patrie.

Jaffa et la mer, le 8 août 2020 (Photo: Dareen Tatour)

Dareen Tatour

Dareen Tatour est une poètesse, photographe, activiste des médias sociaux et citoyenne palestinienne de Reineh en Israël. Dareen a passé près de trois ans en prison et en résidence surveillée. Elle a été condamnée en mai 2018 pour incitation et soutien aux organisations terroristes après avoir publié son poème « Resist, My People, Resist Them » sur les médias sociaux.

Traduction : JPB pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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