La grande marche du retour à Gaza : 234 morts, 17 enquêtes, un acte d’accusation

Par Orly Noy, le 25 novembre 2020

Deux ans après que les soldats israéliens aient tué plus de 200 Palestiniens lors de la Grande Marche du Retour à Gaza, les FDI n’ont fait guère plus que blanchir leur propre violence.

Un manifestant palestinien blessé est évacué lors de la manifestation de la Grande Marche du Retour, Rafah, Gaza, 12 octobre 2018. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Razan a-Najjar est morte il y a environ deux ans et demi, mais je peux encore la voir clairement dans mon esprit. Cette auxiliaire médicale de 21 ans a été tué par balle par des soldats israéliens lors d’une des manifestations de la Grande Marche du Retour à Gaza le 1er juin 2018. Des témoins affirment qu’elle a été abattue alors qu’elle se dirigeait vers la barrière qui sépare Israël de la bande de Gaza pour soigner les blessés, vêtue d’une blouse blanche médicale.

Les photos de la jeune femme souriante ont inondé le monde en ligne, mais se sont vite perdues dans la mer de photos et de noms de ceux qui ont été tués lors des manifestations hebdomadaires, dans ce qui est rapidement devenu un rituel hebdomadaire de mort, de désespoir et de sang.

A-Najjar est l’une des plus de 200 Palestiniens tués par les soldats israéliens lors des manifestations de la Marche du Grand Retour, qui se sont déroulées sur 86 semaines, à partir du 30 mars 2018. Selon l’ONU1, plus de 33.000 personnes ont été blessées lors de ces manifestations, certaines si gravement qu’elles ont été forcées de se faire amputer un membre. Parmi les victimes figuraient des hommes, des femmes, des enfants, des membres d’équipes médicales, des personnes handicapées, des journalistes et d’autres personnes. Je me souviens très bien de ces redoutables vendredis, où nous suivions avec horreur les reportages sur le terrain, en les actualisant d’heure en heure. Je me souviens d’avoir senti que ce qui se passait là-bas était atroce à une autre échelle. C’était inconcevable.

Inconcevable, et pourtant pas entièrement surprenant. Dans une interview accordée au magazine +972 avant le début des manifestations, l’un des organisateurs de la marche, Hasan al-Kurd, a souligné le caractère civil des manifestations prévues, tout en exprimant son inquiétude quant à la possibilité d’une réponse meurtrière de la part des militaires.

Il n’aurait pu avoir davantage raison. Lorsque les organisations des droits humains ont déposé des pétitions contre les réglementations sur les tirs à ciel ouvert utilisées par les FDI lors de ces manifestations, avec une affaire portée par les groupes des droits humains Yesh Din, l’Association pour les droits civils en Israël, Gisha, et HaMoked, et une autre par Adalah et Al Mezan basé à Gaza, les autorités militaires ont adopté l’approche selon laquelle les massacres et les blessures de masse à Gaza ne faisaient pas l’objet d’une enquête criminelle. Elles ont affirmé que ces incidents faisaient partie du conflit armé entre Israël et le Hamas, même si les manifestants étaient en grande partie des civils non armés qui ne participaient pas aux hostilités.

En tant que tel, selon l’armée, ce qui s’est passé pendant les protestations relève totalement des règles de la guerre, et toute plainte concernant des morts et des blessés doit être traitée dans un cadre juridique différent. Ainsi, plutôt que de faire passer ces plaintes par la voie habituelle des enquêtes criminelles militaires, elles ont été renvoyées au mécanisme d’état-major général pour l’évaluation des faits.

Ce mécanisme, qui a été établi après la guerre de Gaza de 2014, est destiné à effectuer des évaluations factuelles rapides des violations présumées des règles de la guerre. Une prise de position publiée cette semaine par le groupe de défense des droits humains Yesh Din, qui s’appuie sur des chiffres reçus de l’armée, révèle que la principale fonction de cette autorité est – comme toujours – de blanchir la violence israélienne.

Des soldats israéliens tirent des gaz lacrymogènes sur des manifestants palestiniens à la frontière avec la bande de Gaza, alors que les Palestiniens manifestent pour marquer la journée de la Naksa, le 8 juin 2018. (Yonatan Sindel/Flash90)

Le document révèle également que si l’autorité chargée de l’enquête a examiné 234 décès palestiniens, seules 17 enquêtes ont été ouvertes à ce jour, dont la plupart sont toujours en cours. Un seul acte d’accusation a été déposé, qui a finalement abouti à une négociation de plaidoyer dans laquelle le soldat qui a tiré a été accusé d’un délit disciplinaire plutôt que criminel. L’acte d’accusation lui-même ne fait pas mention de l’infraction liée au meurtre proprement dit et le soldat a été condamné à une peine clémente de 30 jours de travail d’intérêt général, à une peine de prison avec sursis et à une rétrogradation au grade de simple soldat.

Deux ans après le début de la Grande Marche du Retour, environ 80 % des incidents transmis à l’autorité chargée de l’enquête pour évaluation sont toujours en cours d’examen ou d’enquête. Il est également important de noter que le mécanisme n’a pas examiné un seul cas parmi les milliers de blessures, dont beaucoup sont graves – y compris celles qui ont laissé les victimes paralysées à vie ou contraintes de subir des amputations. Ces cas n’ont pas été jugés dignes d’un examen, même sommaire.

En outre, tous les documents recueillis au cours de l’examen restent confidentiels et ne peuvent être utilisés comme preuves contre des suspects, dans l’hypothèse presque hypothétique où l’armée ordonnerait en fin de compte une enquête criminelle. Un détail tout aussi intéressant est l’identité de la personne à la tête de cette autorité : le général de division Itai Veruv, chef des écoles militaires.

Une note de bas de page dans la prise de position de Yesh Din donne l’information suivante sur Veruv : en 2009, alors qu’il était commandant de la brigade Kfir de l’IDF – la plus grande des brigades d’infanterie israéliennes, qui a un passé particulier de brutalité envers les Palestiniens en Cisjordanie – Veruv a témoigné dans le procès du lieutenant Adam Malul, qui avait été accusé d’avoir battu des Palestiniens. Veruv a admis avoir permis aux soldats d’utiliser la violence physique lors d' »interrogatoires » spontanés de civils palestiniens, même lorsqu’il s’agissait de passants qui n’étaient soupçonnés de rien et ne représentaient aucun danger.

Des soldats israéliens tirent des gaz lacrymogènes sur des manifestants palestiniens à la frontière avec la bande de Gaza, alors que les Palestiniens manifestent pour marquer la journée de la Naksa, le 8 juin 2018. (Yonatan Sindel/Flash90)

Veruv a été officiellement réprimandé pour ces commentaires par l’officier général commandant le quartier général de l’armée. Yesh Din et l’Association pour les droits civils en Israël ont déposé une requête auprès de la Haute Cour demandant sa suspension immédiate ainsi qu’une enquête criminelle. Un an plus tard, en juin 2010, l’Avocat général des armées de l’époque, Avichai Mandelblit, a ordonné une enquête criminelle contre Veruv et la requête a été supprimée. L’enquête a été clôturée sans aucune action contre Veruv en janvier 2011.

Pendant près de deux ans, semaine après semaine, l’armée a envoyé des tireurs d’élite entraînés, avec un équipement de protection complet, pour affronter les résidents de la bande de Gaza assiégée et sinistrée qui allaient manifester près de la barrière. À en juger par l’expérience cumulée de plus de 50 ans d’occupation, chacun de ces soldats avait toutes les raisons de croire que, quoi qu’il arrive lorsqu’ils pressaient la détente, le système les protégerait et couvrirait leurs crimes. Les 234 morts, les 17 enquêtes et l’acte d’accusation solitaire – pour le meurtre d’un garçon de 14 ans – qui s’est soldée par 30 jours de travaux d’intérêt général, une condamnation avec sursis et une rétrogradation au rang de simple soldat, prouvent qu’ils avaient raison.

Cet article a été publié pour la première fois en hébreu sur Local Call.

Orly Noy

Orly Noy est rédactrice à Local Call, militante politique et traductrice de poésie et de prose en farsi. Elle est membre du conseil d’administration de B’Tselem et militante du parti politique Balad. Ses écrits traitent des lignes qui se croisent et définissent son identité de Mizrahi, de femme de gauche, de femme, de migrante temporaire vivant au sein d’une perpétuelle immigration, et du dialogue constant entre elles.

1 https://www.ochaopt.org/content/humanitarian-snapshot-casualties-context-demonstrations-and-hostilities-gaza-30-mar-2018-0

Source : +972mag

Traduction GD pour l’Agence média Palestine.

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