Pourquoi il ne suffit pas d’appeler Israël « État d’apartheid »

Par Lana Tatour, le 18 janvier 2021

Le rapport de B’Tselem soulignant le caractère d’apartheid d’Israël est une mise au point bienvenue, mais ce constat ne peut être dissocié du colonialisme de peuplement oppressif de cet État.

Une Palestinienne debout près d’un panneau de protestation sur lequel est écrit : « Les Arabes sont interdits, c’est une rue d’apartheid », à Hébron

B’Tselem, l’un des principaux groupes de défense des droits de l’homme en Israël, vient de publier un rapport qui arrive à la conclusion qu’Israël est un État d’apartheid, ayant un régime de suprématie juive qui s’étend du fleuve du Jourdain jusqu’à la Méditerranée.

Le rapport conclut qu’Israël répond à la définition de l’apartheid selon le droit international, lequel définit l’apartheid comme « des actes inhumains commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci ». 

Le rapport suscite un grand intérêt dans les médias internationaux et il est décrit comme un moment « décisif ». Mais c’est seulement  un moment décisif pour B’Tselem, qui utilise le terme « apartheid » pour la première fois de ses trois décennies d’histoire, et pour une communauté internationale qui s’est tant entichée des voix israéliennes. Pour les Palestiniens, rien de tout cela n’est nouveau.

Dominer les Palestiniens

B’Tselem n’est pas le premier groupe de défense des droits de l’homme qui qualifie Israël de régime d’apartheid. En 2009, des universitaires palestiniens et sud-africains ont publié un rapport complet qui établit qu’Israël commet le crime d’apartheid. Deux organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme, Adalah et Al-Haq, ont participé à cette initiative.

Deux anciens rapporteurs spéciaux des Nations Unies sur les droits de l’homme en Palestine sont arrivés à la même conclusion. En 2007, John Dugard a déterminé que « les éléments de l’occupation constituent des formes de colonialisme et d’apartheid ». Et, il y a quelques années, Richard Falk a co-rédigé un rapport qui conclue qu’Israël a établi « un régime d’apartheid qui opprime et domine le peuple palestinien dans son ensemble ». Le secrétaire général des Nations Unies a rapidement pris ses distances avec ce rapport, ordonnant son retrait du site des Nations Unies.

Typique du racisme occidental, les Israéliens sont jugés plus fiables et plus considérés, et leurs contributions plus légitimes que celles des Palestiniens qui, chaque jour, subissent l’apartheid, la colonisation et l’occupation.

Néanmoins, le rapport de B’Tselem est une mise au point qui est bienvenue. Comme le souligne l’universitaire Rafeef Ziadah, il survient « face à une campagne du silence orchestrée, qui tente de d’étouffer le débat avant même qu’il ne commence. En ce sens, il est pertinent qu’une organisation israélienne de défense des droits de l’homme ait exprimé ce que les Palestiniens soutiennent depuis des années ».

Si l’utilisation du cadre de l’apartheid en lien avec Israël n’est pas un fait nouveau, elle prend de l’ampleur dans le contexte de la réalité d’un seul État. Alors que le paradigme de l’occupation s’est construit sur la fausse supposition d’un caractère temporaire, et qu’il maintient une distinction entre les territoires de 1948 et ceux de 1967, le cadre de l’apartheid reconnaît qu’Israël est la puissance dirigeante réelle entre le fleuve et la mer, où elle promulgue un régime racialisé.

Un crime contre l’humanité

En vertu du droit international, l’apartheid est un crime contre l’humanité – et la preuve qui montre clairement qu’Israël est un État d’apartheid. Sur tout le territoire entre le fleuve et la mer, ses systèmes politiques et juridiques sont tous destinés à assurer une suprématie et une domination raciales juives. En pleine pandémie de la Covid-19, Israël refuse de vacciner les millions de Palestiniens qui vivent sous son contrôle, alors qu’il vaccine les Israéliens, y compris les colons juifs, en Cisjordanie occupée.

Mais la Palestine ne peut se comprendre uniquement en termes d’apartheid, car cela ne permet qu’une compréhension limitée et partielle de la situation. Israël est un État colonial de peuplement qui pratique à la fois l’apartheid et l’occupation permanente.

La conversation qui émerge dans les circuits libéraux autour de l’apartheid et de la Palestine ne reconnaît pas le colonialisme de peuplement comme la structure globale de l’État israélien. Nous avons pu voir cette dynamique dans l’appel récent de Peter Beinart pour un État binational, dans lequel l’apartheid est bien reconnu, mais pas le colonialisme de peuplement sioniste/israélien.

La domination raciale est traitée comme une caractéristique autonome de l’État israélien, déconnectée de l’entreprise coloniale de peuplement en Palestine. Même quand l’apartheid a été reconnu, le sionisme n’a pas été reconnu comme une idéologie et un mouvement raciaux.

Le rapport B’Tselem est un parfait exemple de cette nouvelle approche, laquelle survient au premier plan des critiques progressistes libérales d’Israël. Le rapport ne fait pas mention une seule fois de la colonisation ou du colonialisme de peuplement. Paradoxalement, un des membres du conseil de B’Tselem a fait ce commentaire : « Tout changement, quel qu’il soit, commence avec une lecture correcte de la réalité que l’on cherche à changer ; en regardant cette réalité avec des yeux ouverts, et en l’appelant par son nom ».

Apparemment, pour B’Tselem, le colonialisme de peuplement ne fait pas partie de cette réalité.

Une compréhension limitée

Utiliser l’apartheid comme seul cadre s’accorde avec ces tentatives croissantes qui visent à limiter la compréhension de la question de la Palestine à des catégories juridiques rigides. Le droit international est important, et il devrait être exercé à notre avantage. Mais il serait dangereux de laisser le droit international seul guider notre compréhension de la réalité en Palestine ou de la nature de nos revendications politiques. La question de la Palestine est une question politique, pas seulement une question juridique.

En vérité, le colonialisme de peuplement n’est pas illégal au regard du droit international – mais ce n’est pas une raison pour mettre en jeu notre compréhension de la Palestine sur la seule base du droit international. En nous en tenant au droit international, nous risquons de ne parler que de domination raciale et de ne pas tenir compte de la domination coloniale. Il nous faut parler des deux, et reconnaître que la domination raciale et l’apartheid israélien font parties intégrantes de la domination coloniale de peuplement et qu’ils en sont inséparables.

Cela ne veut pas dire que nous devons  abandonner le cadre de l’apartheid, mais plutôt que nous devons nous méfier des interprétations libérales de l’apartheid israélien. Les Palestiniens ont utilisé l’analogie de l’apartheid bien avant qu’il ne devienne un crime contre l’humanité. La comparaison de la Palestine avec l’Afrique du Sud de l’apartheid a une histoire longue et radicale qui précède la « récente » découverte de l’apartheid par certains Israéliens. Les Palestiniens voyaient l’Afrique du Sud, comme la Palestine, comme un État racial, colonial de peuplement, et se voyaient eux-mêmes comme faisant partie d’un plus vaste mouvement anticolonial, anti-impérial et antiraciste.

Depuis des décennies, les Palestiniens proposent des analyses politiques et intellectuelles sur la question de la Palestine. Mais, même quand les Palestiniens utilisent l’apartheid comme cadre de leur analyse, cela ne se fait pas au détriment du cadre colonial de peuplement ; cela le complète.

Démanteler le colonialisme de peuplement

 Les organisations, les universitaires et les militants israéliens ne sont pas – et ne devraient pas être – les arbitres de ce qu’est ou n’est pas Israël, ni de que devrait être la solution. L’effacement du colonialisme de peuplement dans le débat sur l’apartheid israélien risque de déplacer la décolonisation au profit de projets libéraux pour l’égalité. Cela configure la Palestine comme une question libérale, plutôt que coloniale.

La décolonisation n’est pas une métaphore ni un mot à la mode lancé aisément. Même s’il n’est pas facile de la définir, la décolonisation n’est certainement pas un synonyme de projets libéraux d’égalité, bien qu’elle soit de plus en plus cooptée comme telle. Contrairement à l’égalité libérale, la décolonisation exige le démantèlement du colonialisme de peuplement, de ses institutions et de ses logiques. Notre liberté en dépend.

Lana Tatout est conférencière – maître assistant en développement mondial à la Faculté de sciences sociales, Université de Nouvelle-Galles du Sud (Sydney, Australie)

Source : Middleeasteye

Traduction : BP pour l’Agence média Palestine

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