Laissons-les prendre Mars

Par Karim Kattan, le 28 janvier 2021 

Que l’espace aérien, comme l’eau, n’appartient pas aux Palestiniens, veut dire que l’oxygène que nous respirons chaque jour est quelque chose que nous volons aux puissances qui essaient de nous détruire. Chaque respiration est une revanche, un espoir de libération. 

Illustration par Nerian Keywan

Ce qui suit est un essai publié dans le cadre du projet de+972, Nouveaux Futurs. Dans cette série, des écrivain·e·s, des intellectuel·le·s, et des activistes partagent la manière dont ils visualisent Israël-Palestine le jour d’après la pandémie, une façon de transformer ce moment dystopique en un exercice d’imagination radicale, repensant le passé, le présent et le futur de cette région, envisageant une réalité différente pour tous ceux et toutes celles qui vivent entre le fleuve et la mer. 

La rumeur s’est répandue comme un incendie sur les pages d’information et les tabloïdes épuisés de la fin de 2020 : les Etats-Unis, y signalait-on, exploitent une base souterraine sur Mars. Un conte bien approprié pour finir l’année, offert par un certain Haim Eshed, ancien chef de la direction spatiale d’Israël. Selon lui, Israël et les Etats-Unis ont été en contact avec des extra-terrestres et se sont employés à rechercher «  le tissu de l’univers » depuis quelque temps. Quelque part là-bas, nous a dit le général à la retraite, une fédération galactique capable de voyager d’étoile en étoile n’a rien trouvé de mieux à faire que de coopérer— d’entre tous les pays possibles — avec les Etats-Unis et Israël. 

Curieux de la nature de la « sécurité spatiale » que Eshed dirigeait et imaginant un Dôme de fer déployé contre l’espace, l’homologue des Palestiniens, j’ai regardé sa définition en ligne, et découvert que c’était tout aussi prosaïque et terrifiant. Dans un article de 2015 publié dans le «  Manuel de la sécurité spatiale », des chercheurs expliquent que le programme spatial d’Israël a été stimulé par le traité de paix entre l’Egypte et Israël de 1979, « et le besoin alors perçu de protéger Israël, y compris la nécessité de vérifier le respect du traité par l’Egypte ». Israël, victime éternelle, avait besoin de parcourir hardiment tout le chemin vers l’espace pour vérifier que les Egyptiens respectaient leur partie du marché. Je suppose que comme Israël signe de plus en plus de marchés avec les pays arabes, toute une flotte de satellites sera chargée de surveiller chacun d’eux. 

Là haut, loin au-delà du ciel nocturne, des vaisseaux spatiaux emmenant des équipages terrestres atterrissent sur Mars. Leur vol crée des motifs de lumière ; un ballet complexe de technologie. Parallèlement, ici en bas, dans l’obscurité, l’espace de la Cisjordanie et de Gaza occupés ne nous appartient pas, à nous Palestiniens, pendant que les politiciens signent des marchés qui détruisent encore davantage ce qui reste de nous. Nos cerfs-volants, nos hélicoptères-jouets, et les drones à caméra sont tous également dangereux. Oubliez le lancement dans l’espace — essayez de conduire, n’importe quel jour, de Bethléem à Ramallah. 

Beaucoup de lumières se sont éteintes cette année en Palestine. Quelques noms, comme Ali Abu Aliya et Iyad al-Hallaq, ont atteint les informations, et nos oreilles, et, d’une certaine manière, la postérité. Beaucoup d’autres non. Selon B’Tselem, en 2020, les forces de sécurité israéliennes ont tué 27 Palestiniens, dont sept étaient mineurs. Cette même année, et bien que la pandémie fasse rage, Israël a détruit 273 foyers. A la fin de septembre 2020, il y avait aussi 157 enfants palestiniens détenus dans les prisons israéliennes. Dans de telles circonstances, la lumière des vivants peut être éteinte, elle aussi ; vous êtes forcé, jour après jour, de faire des compromis avec un système de colonisation qui ne vous donne rien et pourtant exige de vous que vous sacrifiez tout. 

Bien que personne dans la bonne société ne le reconnaisse, il y a une controverse sur l’humanité des Palestiniens, tout à fait analogue à celles des « réplicants » — ces êtres issus de la biotechnologie, virtuellement indistinguables des humains, qui forment le coeur de l’univers dans le classique de la science fiction « Blade Runner ». La position israélienne dans ce débat est, au mieux, trouble. Parfois, il semble que nous soyons trop humains pour leur goût, grouillant autour d’eux, prenant trop d’espace ; à d’autres moments, nous ne sommes pas assez humains, aboyant à la base de leurs arbres, ne méritant ni vaccins ni sécurité. Je me demande ce qu’ils en pensent dans la base souterraine de Mars. En discutent-ils, le Marocain et l’Israélien, autour d’un plat d’houmous à partager ? 

Quand vous êtes ainsi comparé sans répit à un parasite ou à une menace, ou même à un fantasme non-existant — quand vous êtes, de force, situé quelque part sur un spectre entre l’infra-humain et le barbare — vous commencez à le croire. Grandir avec des soldats et des civils israéliens qui vous fixent d’un oeil vitreux, essayant de discerner si vous êtes une personne ou non, cause des dommages irréversibles : la plupart du temps, vous supposez que vous êtes juste très bon à prétendre être un être humain.

Certains jours, peut-être si vous êtes fatigué ou un peu submergé ou dans un état de panique, cette croyance refait surface. Regardant dans le miroir, vous voyez une créature irréelle vivant dans un endroit ireéel ; le cauchemar de quelqu’un d’autre ; un désastre sur le point de s’abattre sur d’autres. Vous pensez que c’est pour cela que vous ressentez autant d’affinité avec les réplicants.

Dans « Blade Runner », le test fictif Voight-Kampff est utilisé pour identifier les réplicants. Le test déclenche des réponses émotionnelles et les réactions non verbales d’un réplicant sont différentes de celles d’un humain. A un niveau intime, les réplicants — sans qu’ils le sachent eux-mêmes — peuvent mimer et reproduire des émotions qu’ils ne comprennent ni ne ressentent vraiment. Politiquement, identifier leur inhumanité rend acceptable le fait de les « retirer » — un euphémisme pour le meurtre des ces machines à peine humaines. Cela me rappelle l’utilisation du terme « neutraliser », à chaque fois qu’un Palestinien est tué par l’armée israélienne. Nous sommes des robots, débranchés. 2021 a commencé en fanfare, aussi chaotique déjà que l’année précédente et il semble plus plausible que jamais auparavant que les Palestiniens subissent une campagne de « retrait », aux mains des chasseurs israéliens. Après tout, nous ne sommes que de faux humains vivant sur une terre de fortune.

J’écris cela à Paris, attendant de célébrer un Noël plutôt solitaire, loin de ma ville de Bethléemn, où ma famille a célébré la nativité depuis des générations. Chaque année, la joyeuse fête de Sainte Barbara inaugure la saison de Noël, dont la poésie païenne est tempérée par une intimidante austérité sémite. Je suis agnostique par habitude — trop paresseux et trop attaché à la tradition pour cesser. Néanmoins je me retrouve en décembre devenant à nouveau un pieux chrétien : un ardent disciple de la lumière, souffle et source de vie. Et donc, chaque année, après un long été agnostique, j’allume des bougies, je mets des guirlandes et je prie la flamme qui conduit au solstice.

Je pense aux médiocres marchands, l’élite provinciale, qui ont traqué Jésus quand il est né et se sont arrangés pour le faire condamner à mort 33 ans plus tard. Qui sont leurs pareils dans la Palestine d’aujourd’hui ? Qui craint ainsi des enfants ?

Noël, une fête des naissances miraculeuses, façonne la manière dont j’approche le paysage de mon pays. La Palestine est une hésitation : un bégaiement d’être, une pause sur le seuil, une terre toujours sur le point d’exister ou de disparaître ; une lumière pas encore née. Alors que les nuits de velours de Bethléem, avec leur bleu distinctif — une couleur venue des régions lointaines de l’espace — deviennent plus froides et plus sombres, la lumière en nous devient aussi plus chaude et plus éclatante.

A Noël, mon pays se matérialise en quelque chose de si vrai et de si réel qu’il ne peut être ignoré. Et pour une fois, il est vu du monde. Pour moi, Noël a toujours voulu dire l’excitation de la reconnaissance, l’euphorie qui vient avec la vue des journalistes affluant dans ma ville, la vue des émissions de télévision sur Bethléem quand on est à Bethéem. Une boucle hypnotique de rétroaction qui a amené chaque année l’espoir que les choses changeraient, d’une façon ou d’une autre. Et la Palestine devient, pendant cette saison, une coalescence de lumière et de reconstruction, toute illuminée des ses propres possibilités.

 Mais il y avait quelque chose de poignant dans l’illumination de l’arbre de Noël à Bethléem cette année. Et quand j’ai regardé l’émission, la place de la Crèche était vide. Cette année, la cérémonie était étouffée ; un arbre illuminé avec presque aucun humain alentour, comme si nous étions une espèce éteinte.

Chaque fois que je suis loin de Bethléem — et la plus grande partie de ma vie se passe loin — tout semble irréel et temporaire. Ce territoire de fortune, grêlé et déraciné, me paraît plus réel que toute autre chose. Mon anxiété continuelle autour de la disparation imminente de Bethléem et de la Palestine — comme l’évanouissement d’une lumière — est contredite par ma conviction que mes os finiront un jour enterrés là-bas, pour que la terre me mange dans le bleu spatial d’une nuit si distinctive qu’aucune puissance coloniale, aucun visiteur martien, ne pourrait effacer sa couleur.

Dans quel régime de réalité la Palestine existe-t-elle ? Cette saison, elle semble plus réelle, plus solide que le monde lui-même. Comme si elle était le seul endroit sur la planète — et le reste seulement des morceaux fatigués de terre orbitant autour de la lumière de l’étable. Même si Bethléem disparaît, et devient une impossibilité, tout ce qui est en dehors restera précaire. Que le territoire continue à vivre, d’uen façon ou d’une autre, dans chaque respiration étouffée et chaque battement de coeur syncopé, est finalement un miracle. La Palestine est étonnante, faite d’éclatantes aurores et de nuits vibrantes. La veille et le jour de Noël, particulièrement, semblent incroyables, comme s’ils étaient la première nuit et la première aube de l’histoire. Et nous savons cela intimement, car le paysage lui-même traverse nos os. 

Les jours qui suivent Noël sont de mélancolie ; les tristes rémanences d’une fête dans un monde déchu. Que pouvons-nous espérer pour l’avenir ? Il semble hypocrite, au mieux, d’espérer de bonnes choses quand des choses vraiment horribles détruisent quotidiennement les vies de beaucoup de gens.

La vieille année a scintillé de sa dernière lueur et la nouvelle est née : nous sommes tentés de croire que les ardoises seront effacées ; que les mois à venir seront nouveaux, anhistoriques, inédits. Que, d’une façon ou d’une autre, une opportunité de changement se présentera d’elle-même. Pourtant, une pensée inquiétante me harcèle : et si, malgré tout ce que les mèmes et les plaisanteries voudraient nous faire croire, le problème n’était pas avec 2020, annus horribilis, mais avec nous, avec notre système horribilis ? Nous savons que c’est vrai, mais d’une certaine façon, nous portons l’espoir d’un avenir meilleur ici, en bas, loin de Mars.

La Palestine, comme la plus grande partie du monde, a été durement frappée l’an dernier. Même sans la pandémie en cours, qui a causé des ravages dans la société palestinienne, 2020 a vu une intensification des politiques de l’apartheid et de l’oppression. Elles incluent des mesures punitives, des démolitions de maisons, l’expansion des colonies, des assassinats extra-judiciaires et des emprisonnements, pour ne rien dire de la répression de toutes les tentatives par les Palestiniens et leurs alliés pour résister à leur effacement. Les puissances réactionnaires, régionalement et globalement, semblent être devenues plus fortes et plus infâmes que jamais auparavant, et ont réussi à s’enraciner dans chaque aspect de nos vies, se rendant elles-mêmes nécessaires à notre survie même. L’optimisme semble une légende pour les plus longues de nos nuits. 

Peu de choses ont changé de manière essentielle ; seuls le rythme, la portée et l’arrogance des puissances coloniales se sont étendus, lorsque les intérêts des Emirats ont rencontré les appétits israéliens sous le haut patronage des Etats-Unis. C’est peut-être un merveilleux développement pour nos amis extra-terrestres — ils doivent être en train de se préparer anxieusement à accueillir les Emiratis et les Marocains craignant Dieu, qui se remodèlent en mécènes des arts et des sciences, sur cette base souterraine de Mars. On se demande ce que ces alliances comiquement diaboliques peuvent signifier pour 2021 et au-delà. 

La poésie dans toutes ses itérations — que ce soit en littérature, dans l’art ou dans les sons — semble une entreprise désespérée, à peine capable d’ébrécher l’armure des empires. Et croire que quelque bien puisse émerger de l’obscurité est un exercice difficile, souvent ingrat. Poutant, l’espoir persiste — que 2021 nous octroiera peut-être le temps de réparer le monde, ouvrant la voie aux radicalités qui furent et aux radicalités à venir. Nos imaginations doivent être à la fois enracinées dans le travail des autres et sans précédent, pour que de tels futurs deviennent possibles.

L’an dernier nous ont été donnés des exemples de travail utopique, au milieu des manifestations et de l’abolition. Nous ont été offertes des lueurs de ce que des réalités ébranlant le temps, révolutionnaires, peuvent être. Nous avons des horizons possibles, des lumières dans les recoins éloignés du ciel.

Que l’espace, comme l’eau, ne nous appartient pas veut dire que l’oxygène que nous respirons chaque jour est quelque chose que nous leur volons. Chaque inspiration, chaque expiration est une revanche, une réplicante s’emparant de l’espace dont elle fut jadis exclue. Laissons-les contrôler l’espace et respirons, dans la vengeance, avec une bienheureuse amertume. Dans chaque respiration, chaque battement de coeur, dérobés — butin pris à ceux qui contrôlent l’air et conquièrent l’espace — se trouve le travail d’une vie et l’espoir de la libération. Laissons-les regarder les étoiles : à la fin, nous arriverons à dicter ici, en bas, comment se déploie la libération, et ce qu’elle sera.

Né à Jérusalem, Karim Kattan est écrivain et chercheur. Il a un doctorat en littérature comparée. Ses livres les plus récents incluent une collection de nouvelles, Préliminaires pour un verger futur (2017) et un roman, Le Palais des deux collines (2021), qui ont tous deux été publiés aux Éditions Elyzad, basées à Tunis. il écrit en français et en anglais.

Source : +972 Magazine

Trad. CG pour l’Agence média Palestine

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