La CPI n’a pas d’autre choix que d’enquêter sur la colonisation comme crime de guerre, et de changer la donne dans la politique de la force – Sfard

Par Philip Weiss, le 26 février 2021

Michael Sfard (Photo : Yossi Gurvitz) 

« La décision de la Cour pénale internationale reconnaissant sa compétence pour enquêter sur les crimes de guerre israéliens dans les territoires occupés a introduit un « nouvel acteur majeur » dans la politique de la force, et a fait frissonner le gouvernement israélien au point qu’il a abandonné ses projets de détruire des villages palestiniens en Cisjordanie », déclare Michael Sfard, l’avocat israélien des droits humains.

Sfard a déclaré que le tribunal ne pouvait pas « se soustraire » à son obligation d’enquêter et même de poursuivre des fonctionnaires israéliens pour la politique illégale de colonisation en Cisjordanie. Et cela signifie qu’Israël ne peut plus ignorer les pays européens, dont l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas et les pays scandinaves, qui lui ont demandé à plusieurs reprises de mettre fin à la colonisation.

L’administration Biden a déploré que la Palestine ait porté l’affaire devant la CPI, se dérobant ainsi au soi-disant processus de paix. Mais les États-Unis ne sont pas signataires du Statut de la CPI, et leurs pouvoirs sont limités.

S’adressant à Ori Nir lors d’un webinaire d’Americans for Peace Now cette semaine, M. Sfard a déclaré que Fatou Bensouda, la procureure de la CPI qui a annoncé une enquête sur les crimes de guerre israéliens et palestiniens en 2019, puis a demandé le 5 février à la Cour de statuer sur sa compétence sur les territoires occupés, pouvait dès lors commencer une enquête sérieuse. Mais son mandat se termine en juin et il est probable qu’elle consultera le prochain procureur, l’avocat britannique Karim Khan.

« Et Israël est coincé », affirme Sfard. Il dira qu’il dispose de mécanismes juridiques pour enquêter sur les crimes de guerre découlant de ses attaques contre Gaza et d’autres atrocités, mais il ne peut se cacher derrière ce genre d’argument en ce qui concerne les colonies. 

[Khan] peut décider, en tant que procureur, de ne pas ouvrir d’enquête. Il peut dire qu’Israël dispose de bons mécanismes d’application de la loi, je crois. Il peut dire, « je pense qu’Israël le fait bien ». Cependant, il ne peut absolument pas en dire autant des colonies. Parce que, sur la question des colonies, Israël ne prétend pas enquêter ni poursuivre. Pour Israël, les colonies ne sont pas illégales et la colonisation constitue donc une politique officielle.

Et il n’y a absolument aucun moyen d’éviter une enquête.

« Si la CPI ne poursuit pas l’affaire, cela pourrait la démolir », a déclaré M. Sfard. Jusqu’à présent, la plupart des enquêtes et des procès de la CPI ont porté sur des accusés africains. Et les pays africains ont protesté, expliquant que la CPI était censée être une Cour mondiale – et non pas ce qu’elle semble être, c’est-à-dire une Cour de « l’entité colonialiste impériale où les hommes blancs éduquent les noirs et les gens de couleur ».

Si la CPI renonçait à enquêter contre Israël, cela provoquerait « un effet domino au sein des pays du monde en développement qui quitteraient la Cour », explique M. Sfard. « C’est donc un problème existentiel pour la CPI. »

Mais d’autre part, déclencher l’enquête et émettre des mandats d’arrêt pourraient « mettre la Cour en conflit avec les pays européens », alors que les Européens sont son principal soutien financier et politique. 

Une fois qu’une enquête est lancée, l’étau se resserre : le processus est secret, et Israël ne devrait pas savoir officiellement si des mandats d’arrêt ont été délivrés. Pourtant, Israël le saurait sûrement, par le biais du Mossad ou de ses alliés en Europe. Et ces mandats viseraient « les plus hauts commandants de l’armée et du pouvoir politique », y compris les premiers ministres et les généraux.

S’ils ne peuvent pas être sûrs qu’aucun mandat d’arrêt n’a été émis contre eux, cela peut singulièrement compliquer la tâche de la diplomatie israélienne. Cela peut également mettre les alliés européens dans une position qu’ils n’auraient pas souhaitée.

Supposons que le tribunal délivre un mandat d’arrêt à 120 États membres ; ils sont tous tenus par la loi de coopérer avec la Cour, et d’arrêter et extrader cet individu vers La Haye. Imaginez la situation dans laquelle se trouveront les pays européens !

Il est peu probable qu’Israël puisse arrêter l’enquête par sa « force » politique, certes considérable, a déclaré Sfard, « car ce serait tenter de pousser l’institution contre un mur, le mur du monde en développement ».

D’où sa conclusion qu’il s’agit d’un développement majeur dans la politique de la force entre Israël et la Palestine.

Je pense que la décision de la Chambre préliminaire a introduit un nouvel acteur majeur dans le conflit israélo-palestinien : la CPI, avec sa procureure et ses juges. Et cet acteur est là pour rester au moins pour un certain temps, et cet acteur ne se comporte pas de la même manière que les acteurs politiques, les pays du monde… et Israël a beaucoup moins de capacité à le manœuvrer et à faire pression sur lui. 

L’affaire de la CPI « va avoir un énorme effet restrictif sur Israël » au fil du temps. Nous le constatons déjà. Prenons le cas d’Al Khan al Ahmar, un village de Cisjordanie qu’Israël avait prévu de démolir, et le « transfert » forcé de ses 200 résidents. « Nétanyahou s’est engagé à le détruire », a déclaré Sfard, « et la droite israélienne est « obsédée » par de telles actions, et pourtant Nétanyahou n’a pas donné suite, même en période électorale, parce que la procureure de la CPI a publié une déclaration disant, « je rappelle aux parties que le transfert forcé est un crime de guerre ». C’est tout ce qu’elle a dit, et boum, le transfert de Khan al-Ahmar s’est évaporé et ses habitants sont toujours là aujourd’hui ».

Il en est de même pour l’argument des lobbyistes israéliens selon lequel la seule façon de changer Israël est de le serrer dans ses bras et de lui donner plus d’argent…

Sfard a déclaré que, dans les semaines et les mois à venir, le traitement israélien des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza sera probablement « très prudent ». Même dans les cas où la Cour israélienne a déclaré « casher » les évacuations, comme à Susiya en Cisjordanie.

Et tout cela même si, toutes les quelques années, Israël mène une « attaque bestiale sur Gaza… les généraux israéliens y réfléchiront à deux fois maintenant ».

À cause de la politique de la force :

Non seulement [Israël] craint d’être jugé à La Haye, mais il a besoin de l’aide et de la coopération des pays européens pour augmenter la pression sur la Cour. Les puissances européennes ont condamné à maintes reprises l’expansion des colonies et la destruction des villages. Et Israël les ignorait complètement. Aujourd’hui, soudainement, Israël a besoin d’eux.

Israël a besoin que les Allemands, les Néerlandais, les Britanniques, les Français et les pays scandinaves – qu’il a ignorés pour ce qui concerne les colonies – fassent pression sur la CPI. Et le message est le suivant :

Vous voulez qu’on vous aide, eh bien au moins pour l’instant ne commettez pas de crimes de guerre ! Et nous considérons ces choses [les colonies] comme des crimes de guerre.

C’est pourquoi M. Sfard dit que la décision de la CPI peut changer les règles du jeu.

Je pense que les Palestiniens n’ont jamais eu ce genre de carte dans leur manche, qui pourrait de fait restreindre Israël. Cela reléguera aussi l’idée d’annexion tout en bas de la liste des priorités… Bien sûr, l’annexion est en cours tout le temps, de facto. Mais l’acte officiel d’annexion que Nétanyahou voulait il y a quelques mois… semble maintenant se perdre au-delà de l’horizon.

« Ces éléments sont tout à fait nouveaux dans ce conflit », conclut-il, et ce nouveau facteur sera avec nous pour plusieurs années, dans « un équilibre d’intimidation… entre la Cour et ses partisans, et Israël et ses partisans ».

Je pense que la décision de la Cour, et la possibilité que des enquêtes soient lancées – possibilité qui plane sur les dignitaires israéliens, obligés de rester en Israël – pourraient changer la donne. La Cour ne libérerait pas la Palestine de l’occupation. Mais elle pourrait être un énorme catalyseur pour les processus politiques.

Sfard a déclaré que son conseil au gouvernement d’Israël serait de commencer à traiter sérieusement les enquêtes sur les crimes de guerre et de cesser de fournir une immunité de facto pour toutes les plaintes relatives aux droits humains. Parce qu’Israël ne dispose pas de mécanismes sérieux d’application de la loi lorsqu’il s’agit de violations des droits des Palestiniens.

(…)

Israël devrait également cesser d’étendre ses colonies et travailler sérieusement à arrêter l’occupation. La CPI retiendrait sa main si Israël entamait un « processus de réconciliation » concernant les violations des droits humains. Mais Israël n’a pas la force politique interne nécessaire pour le faire.

Nous avons un électorat très à droite, et je pense qu’il faudra du temps avant que cet électorat ne change d’avis. Et je pense que nous assisterons à des affrontements plus importants avec la CPI et la communauté internationale avant qu’Israël ne fasse ce qui est juste.

Quant aux dernières accusations d’apartheid contre Israël, « en ce qui concerne la Cisjordanie, elles sont sur la table » pour la CPI, a déclaré M. Sfard.

Source : Mondoweiss

Traduction MUV pour l’Agence média Palestine

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