« Tout ce que je peux faire, c’est filmer, et cela me brise le cœur »

Par Basil al-Adraa, le 5 mars 2021

Des communautés entières au sud d’Hébron sont menacées d’expulsion, pendant que les soldats israéliens tentent d’empêcher les militants, comme moi, de filmer les démolitions.

Des Palestiniens examinent les décombres après que les forces israéliennes aient démoli leur maison dans le hameau de Khalet al-Daba, en Cisjordanie occupée, le 17 juin 2019. (Wissam Hashlaon/Flach90)

Il était 7 heures du matin ce mardi, et il y avait de nouveaux messages dans le groupe WhatsApp de Masafer Yatta, dans le sud d’Hébron, la région où je vis, et qui se trouve sous l’occupation israélienne.

Au début, les gens se souhaitaient une bonne journée. Une minute plus tard, un ami de la communauté voisine d’Umm al-Kheir, envoyait un message vocal au groupe : « Des  bulldozers ! Et des jeeps de l’armée ! Et des voitures qui appartiennent à l’Administration civile. Ils sont en route pour Masafer Yatta ».

J’ai aussitôt appelé Nasser, un autre militant palestinien, et nous avons préparé nos caméras. Nous sommes montés dans la voiture, et nous avons commencé à suivre les forces de destruction qui s’étaient rassemblées dans la colonie israélienne toute proche de Ma’on.

Nasser et moi avons essayé de deviner ce qu’ils allaient démolir cette fois-ci. La vérité, c’est qu’il était difficile de le savoir car des milliers d’ordres de démolition avaient été distribués dans notre région. Des communautés entières de Masafer Yatta étaient menacées de démolition et d’expulsion. J’ai dit à Nasser que, selon moi, ils allaient démolir des bâtiments dans les hameaux d’al-Rakiz et Khalet al-Daba.

Pourquoi là ? Parce qu’hier, Ilan, un inspecteur de l’Administration civile – le gouvernement militaire d’Israël dans les territoires occupés – était venu dans le secteur prendre des photos de certaines maisons et tentes dans ces villages. D’habitude, Ilan vient prendre des photos ou distribuer des ordres de démolition un ou deux jours avant que n’aient lieu des démolitions à grande échelle. Selon moi, en tant que militant, et pour beaucoup dans ma communauté, ces visites sont un signal inquiétant et effrayant.

Et à 8 heures, les bulldozers quittaient Ma’on en direction d’al-Rakiz. Ils ont déjà démoli la plupart des maisons de la communauté au cours des six derniers mois. C’est ici que mon ami Harun Abu Aram a reçu une balle dans le cou il y a tout juste deux mois.

Les forces israéliennes en train de démolir des structures dans le hameau de Khalet al-Daba, en Cisjordanie occupée. (Basil al-Adraa)

Nous avons couru jusqu’à notre voiture, caméras à la main, et nous avons suivi les bulldozers. J’ai dit à Nasser : « Ils vont certainement démolir la tente d’Hatem ». Deux semaines auparavant, l’Administration civile avait signifié à Hatem un ordre de démolition dans les 96 heures ; de tels ordres sont destinés à entraver notre capacité à saisir un tribunal pour essayer d’interrompre la démolition, étant donné que les forces israéliennes peuvent alors venir et détruire les structures quatre jours après l’émission de l’ordre.

Nous avons sauté hors de la voiture et couru vers la tente d’Hatem. Mais les bulldozers ne se sont pas arrêtés devant elle – ils ont continué sur le chemin de terre qui conduit à Khalet al-Daba.

Je suis revenu en courant vers la voiture. Trois journalistes palestiniens d’Hébron arrivaient eux aussi pour photographier la destruction. Je les ai pris en stop.

Pendant que nous roulions, une jeep de l’armée s’est mise derrière la colonne de véhicules militaires, cherchant à nous ralentir. J’ai essayé de la dépasser mais elle continuait à me bloquer. À un moment donné, la jeep s’est arrêtée, et des soldats en sont descendus. Ils ont monté un check-point improvisé pour nous empêcher d’avancer. J’ai laissé ma voiture sur le côté de la route et j’ai commencé à courir vers Khalet al-Daba.

Quand j’y suis arrivé, j’ai vu des soldats qui expulsaient les habitants de trois maisons. Ces maisons appartenaient à un jeune homme nommé Jaber, et à son frère, Amer. Jaber est un ami proche et un camarade militant ; nous avons participé ensemble à de nombreuses manifestations, et nous avons même passé une nuit à Khan al-Ahmar en solidarité avec les habitants qui craignaient d’être expulsés.

Les autorités israéliennes démolissent une maison dans le hameau de Khalat al-Daba, en Cisjordanie occupée, le 17 juin 2019. (Wissam Hashlamon/Flash90)

Il était difficile de les regarder démolir la maison de Jaber. C’était la cinquième fois que ses maisons, comme celles d’Amer, étaient détruites ; mais il reconstruit, toujours, car il ne possède pas d’autre terrain.

Les bulldozers ont commencé par démolir les murs de la maison, et Jaber a demandé aux soldats de lui présenter un ordre de démolition ou tout autre document. Mais tout ce qu’ils ont fait, c’est lui montrer un papier qui déclarait le secteur « zone militaire fermée », avant de le menacer d’arrestation.

Ce sont ces mêmes soldats, qui font partie de la Police des frontières israélienne, qui, il y a à peine quelques mois, avaient reconnu Jaber au volant d’un taxi palestinien. Ils l’avaient alors fait sortir du véhicule, ils l’avaient tiré sur le côté de la route, et ils l’avaient frappé sans pitié. Ils ont fait cela pour se venger, me dit Jaber, car il leur avait crié dessus quand, pour la troisième fois, ils étaient venus démolir sa maison.

Mais Jaber est quelqu’un de courageux, et mardi matin, alors que les soldats étaient en train de détruire sa maison, pour la cinquième fois, il a demandé à voir un ordre de démolition. Ils l’ont repoussé, avec sa famille, loin du site. « Éloignez-vous de la maison » lui ont-ils dit. La mère de Jaber pleurait ; j’ai vu la colère sur son visage. Ses enfants se tenaient sur le côté, lui tenant la main, et ils pleuraient tous ensemble pendant que les soldats démolissaient la maison.

Des Palestiniens regardent les autorités israéliennes démolir une tente à Masafer Yatta, en Cisjordanie occupée, le 25 novembre 2020. (Wissam Hashlamon/Flash90)

Moi qui suis militant, ces moments me remplissent de désespoir. Je suis là, et tout ce que je peux faire, c’est filmer, et cela me brise le cœur. J’espère qu’un jour, je serai en mesure d’aider réellement ces enfants.

Les bulldozers ont commencé à démolir la maison d’Amer, avant de revenir détruire le salon et la cuisine de Jaber. Quand, finalement, ils partirent, je vis Jaber et ses frères commencer à enlever les décombres qui bloquaient l’entrée des anciennes grottes souterraines en pierre du village.

Masafer Yatta est rempli de ces structures ; la plupart des familles de cette région, dont celle de Jaber, vivaient autrefois dans ces maisons en pierre. Aujourd’hui, les habitants préfèrent vivre dans des maisons en surface et être reliés à l’électricité et à l’eau. L’armée refuse les demandes de permis de construire déposées par les habitants, et elle refuse aussi d’élaborer un plan pour les communautés de la région. L’objectif est clair : nous expulser vers Yatta, la ville palestinienne la plus proche.

Maintenant, Jaber n’a pas d’autre choix que de retourner dans la grotte souterraine, qui n’est en aucun cas assez grande pour sa famille. Je me rapproche de Jaber. Il est agité, il montre ses ustensiles de cuisine – dont la moitié avait été jetée dehors par les soldats, et l’autre moitié était restée à l’intérieur, enfouie sous les décombres.

Les forces israéliennes en train de démolir des structures dans le hameau de Khalet al-Daba, en Cisjordanie occupée, le 2 mars 2021. (Basil al-Adraa)

Jaber me dit alors que depuis la dernière fois que sa maison a été démolie, il y a trois mois, il a consacré la majeure partie de son temps et de son énergie à la reconstruire. Il me dit comment Ilan, l’inspecteur de l’Administration civile, se venge délibérément sur lui – cela agace Ilan, affirme Jaber, qu’il persiste à construire.

« Ilan ne me donne pas d’ordre de démolition » me dit Jaber. « Il attend patiemment que je finisse la construction, que je finisse d’y investir tout mon argent et toute mon énergie, et dès que cela est terminé – il vient pour démolir, pour maximiser les dégâts ».

Sur le chemin du retour, je vois les bulldozers qui se sont arrêtés à al-Rakiz. Alors que nous nous y rendons, les soldats nous arrêtent et ils nous demandent nos cartes d’identité, cela pour nous retenir et nous empêcher de prendre des photos.

Bien qu’aucune loi n’interdise de documenter les démolitions de maisons, depuis quelques temps les soldats montent des check-points pour nous empêcher d’entrer dans les villages, pour que nous ne puissions pas filmer ce qu’il s’y passe.

Ils ne veulent pas que les gens sachent qu’ils sont capables de tirer sur eux quand ils osent s’opposer à leur politique, comme ils l’ont fait sur mon ami Harun en janvier. Ils ne veulent pas que les gens voient comment ils arrivent la nuit et arrêtent les militants non-violents. Ce qu’ils ont fait à mon père, Nasser al-Adraa, il y a deux semaines. Ils veulent nous réduire au silence parce qu’ils ne veulent pas que les gens sachent. C’est cela, l’occupation.

Source : +972

Traduction BP pour l’Agence média Palestine

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