Mahmoud Darwich : De Galilée au monde entier

Par Richard Pithouse, le 13 mars 2021

A l’occasion de ce qui aurait été son 80ème anniversaire, nous pensons à l’œuvre extraordinairement abondante, profondément humaine et brillamment kaléidoscopique du défunt poète palestinien.

Portrait par Anastazya Eliseeva

Mahmoud Darwich est l’un des grands poètes du 20ème siècle. Comme Pablo Neruda, il pouvait lire dans un stade : attirant une fois 25.000 personnes à Beyrouth, ville qui représente, a-t-il écrit, « le parfum du soleil, de la mer, de la fumée et des citrons ».

Né en 1941 dans le village d’Al-Birweh en Galilée, sa famille a fui au Liban en 1941 quand son village a été rasé par l’armée israélienne pendant la Nakba. Au mitan de sa soixantaine, Darwich se souviendrait qu’ « en une heure désastreuse, l’histoire comme un audacieux larron est entrée par une porte, et le présent est parti par une fenêtre ».

Un an après la destruction d’Al-Birweh, la famille est retournée en Israël, trop tard pour être reconnus comme Arabes israéliens. Son père, autrefois prospère, devient un ouvrier agricole. Darwich récite son premier poème – un poème politique – à l’âge de huit ans et, à 17 ans, il se fait connaître en tant que poète, un poète très politique écrivant en Arabe classique et principalement intéressé par la Nakba.

Après ses 20 ans, inspiré par une nouvelle génération de poètes qui écrivaient en arabe, ainsi que par des poètes comme Arthur Rimbaud – poète adolescent de la Commune de Paris pour qui le poète doit s’engager dans « un long dérangement systématique de tous les sens » – Darwich commence à rompre avec les formes classiques. Pendant presque 40 ans, il offre au monde une poésie extraordinairement abondante et brillamment kaléidoscopique de grenades, colombes, gazelles, olives, sel, sang, amour, désir, Jérusalem, Damas, Andalousie, arbres, papillons, rivières, café, souvenirs, rêves, maison, fusils, tanks et deuil.

Vie et œuvre de jeunesse

A 22 ans, il tombe dans une enivrante histoire d’amour avec Tamar Ben Ami, Juive communiste :

Le nom de Rita prenait dans ma bouche un goût de fête
Dans mon sang le corps de Rita était célébration de noces

Mais, bien sûr, cet amour est intolérable pour un État raciste :

Entre Rita et mes yeux, un fusil.

Je me rappelle Rita
Ainsi qu’un moineau se rappelle son étang

En 1965, âgé de 24 ans, il récite un poème intitulé Carte d’identité dans un cinéma de Nazareth. Ce texte fait sensation dans le monde arabe. Plus tard, Darwich sera assigné à résidence quand le poème fut mis en musique et devint une chanson populaire de protestation. Le poème s’adresse à un policier israélien :

Inscris

je suis arabe

je travaille avec mes camarades de peine

dans une carrière

j’ai huit enfants

pour eux j’arrache du roc

la galette de pain

les habits et les cahiers

et je ne viens pas mendier à ta porte

je ne me rabaisse pas

devant les dalles de ton seuil

Te mettras-tu en colère?

La même année, Darwich rejoint Rakah, le parti communiste israélien. Son œuvre est d’abord publiée dans leur journal littéraire, Al Jadid. Il en devient ensuite l’éditeur. Darwich parle un excellent hébreu, et il lit des poètes comme Neruda et Federico Garcia Lorca dans cette langue. En réponse à la critique de Un Soldat Qui Rêve de Lys Blancs, écrit après la Guerre des Six Jours en 1967, il insiste : « Je continuerai à humaniser même l’ennemi. »

Vers 2005 : L’éminent poète palestinien Marmoud Darwich au cours d’un événement à Turin, Italie. (Photographie de Leonardo Cendama/ Getty images)

Il rejoint l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) en 1973, et il est interdit d’entrer en Israël pour les 23 années suivantes. Cette vie en exil – « une longue nuit qui dévisage l’eau » – il l‘a vécue au Caire, à Beyrouth, à Damas, à Tunis et à Paris. « Je me languis », écrivait-il, « du pain de ma mère et du café de ma mère ».

Le profond désir de « voir à nouveau avec notre propre soleil, notre propre lever de soleil depuis notre propre orient », et le poids de la mémoire « comme une grenade… du rubis en métaphore » est porté avec un enchantement simultané du présent et une profusion de richesse poétique. Il s’accroche fermement aux convictions qu’ « une idée est un charbon ardent », que « les mots sont un pays » et que, même dans les circonstances les plus difficiles, « chanter dans une cage est possible et de même pour le bonheur ».

Vivre et résister

Darwich aimait écrire le matin, correctement vêtu, de préférence dans une pièce avec une fenêtre donnant sur un arbre, et en maintenant toujours un engagement militant envers la valeur de la vie, écrivant un jour : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, le commencement de l’amour, l’herbe sur une pierre, des mères debout sur un filet de flûte et la peur qu’inspire le souvenir aux conquérants ».

En 1977, il vend plus d’un million de livres en arabe. Mais pendant les trois années qui ont suivi l’invasion du Liban et le siège et le bombardement de Beyrouth en 1982, Darwich est incapable d’écrire. Ce silence est brisé par le long poème en prose Mémoire pour l’Oubli, écrit à Paris en 90 jours. Le poème se situe le 6 août 1982, journée d’intense bombardement : « La rue. Sept heures du matin. L’horizon est un énorme œuf de métal. »

Au milieu de cette journée – qu’il a appelée le Jour d’Hiroshima – le poète retourne aux rituels ordinaires de la vie quotidienne :

Je veux sentir l’odeur du café. Cinq minutes. Je veux une trêve de cinq minutes pour un café. Je ne veux rien d’autre que me préparer un café. Cette obsession me donne un but, un objectif. Tous mes sens sont tendus vers cet unique appel. Ma soif n’a plus qu’un but: un café.

Je n’aime pas la mer, je ne veux pas de la mer parce que je ne vois ni rivage, ni colombe. Je ne vois dans la mer que la mer. Je ne vois pas de rivage. Je ne vois pas de colombe.

En 1988, on demande à Darwich de rédiger la Déclaration d’Indépendance de la Palestine. Il siège au comité exécutif de l’OLP jusqu’en 1993 quand, incapable d’accepter les Accords d’Oslo, il présente sa démission.

En exil, Darwich devient un personnage mondial, lisant en anglais et en français aussi bien qu’en arabe, et recevant une foule de prix, à l’exception du Prix Nobel, dont beaucoup pensaient qu’il l’avait gagné à plusieurs reprises.

Darwich revient à Ramallah, à ce qui restait de la Palestine, à la fin des années 1990, où il passe sa vie jusqu’à sa mort en 2008. Ce n’est pas un retour à quelque sorte de liberté que ce soit. En mars 2002, pendant la Deuxième Intifada, il fait une lecture devant un vaste public avec d’autres invités – dont Wole Soyinka, José Saramago et Breyten Breytenbach – qu’il avait invités pour être témoins de l’occupation. Quatre jours plus tard, les tanks israéliens entrent à Ramallah et un centre culturel où il éditait une revue littéraire estsaccagé par l’armée israélienne, laissant son œuvre éparpillée et piétinée sur le sol.

Assiéger le siège

Un État de Siège, publié en 2002, traite de cette période dans laquelle :

Dès qu’ils trouvent une réalité qui ne leur convient pas,
ils la modifient avec un bulldozer,

Et :

Les soldats mesurent la distance entre l’être

Et le néant

Avec le viseur d’un char

C’est une poésie résolue à assiéger le siège, une poésie dans laquelle les soldats urinent sous la protection d’un tank/ et la journée d’automne achève sa promenade dorée. Il y a encore des arbres verts avec des ombres bleues et une vie à vivre sur terre, parmi les pins. On peut encore écrire le nom des morts en lettres de lapis.

En juillet 2007, Darwich déplore la prise de contrôle de Gaza par le Hamas, écrivant qu ‘ “un seul peuple a maintenant deux États, deux prisons, qui ne se saluent pas. Nous sommes les victimes vêtues des habits du bourreau”. Darwich est mort dans un hôpital de Houston à l’âge de 67 ans après avoir subi une opération à cœur ouvert. Il laisse plus de 30 volumes de poésie, huit livres de prose et, bien des gens le diraient, la réputation de plus grand poète de la seconde moitié du vingtième siècle.

13 août 2008 : Les Palestiniens se rassemblent alors que le cercueil de leur poète national Mahmoud Darwich est porté dans ce qui équivalait à des funérailles nationales dans la ville de Ramallah en Cisjordanie. (Photographie de Reuters/ Ammar Awad)

Son corps revient en Palestine. Il voulait être enterré en Galilée, mais même ce dernier souhait lui a été refusé. A la place, par un matin d’hiver ensoleillé, des dizaines de milliers de personnes suivent la procession funéraire jusqu’à une tombe creusée sous les pins à Al Rabweh, au sommet d’une colline avec vue sur Ramallah. Beaucoup se rappellent quelques lignes du dernier poème que Darwich avait lu avant sa mort, Le Joueur de Dés :

Lorsque le ciel semble gris

Et que j’aperçois une rose qui soudain a fait saillie

À travers les lézardes d’un mur.

Je ne dis pas alors : le ciel est gris

Mais je scrute longuement la rose

Et lui dis : ah quelle journée !

Source : New Frame 

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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