Que se passe-t-il dans le quartier de Sheikh Jarrah de Jérusalem Est ?

Par Lina Alsaafin, le 1er mai 2021

Israël a ordonné à six familles palestiniennes de quitter le 2 mai leurs maisons à Sheikh Jarrah pour laisser la place à des colons juifs.

Des dizaines de Palestiniens doivent affronter une dépossession imminente de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem Est, dans ce qu’ils dénoncent comme une démarche pour les forcer à en partir et le transformer entièrement en colonie juive.

Le Tribunal de District de Jérusalem a statué qu’au moins six familles devaient libérer leurs logements à Sheikh Jarrah dimanche, bien qu’elles y vivent depuis des générations.

Le même tribunal a jugé que sept autres familles devraient quitter leurs maisons le 1er août. Au total, 58 personnes, dont 17 enfants, vont devoir être déplacées de force pour laisser la place à des colons juifs.

Les décisions du tribunal sont l’aboutissement d’une lutte de plusieurs décennies de ces Palestiniens pour rester dans leurs maisons. En 1972, plusieurs organisations de colons juifs ont intenté une action en justice contre les familles palestiniennes qui vivent à Sheikh Jarrah, prétendant que la terre appartenait à l‘origine aux Juifs.

Ces associations, principalement financées par des donateurs des Etats Unis, ont mené un combat acharné qui a abouti au déplacement de 43 Palestiniens en 2002, ainsi que des familles Hanoun et Ghawi en 2008 et de la famille Shamasneh en 2017.

Quelle est l’histoire de Karm al-Jaouni à Sheikh Jarrah ?

En 1956, 28 familles de réfugiés ont été délogées de chez elles dans les villes côtières de Yafa et Haïfa, huit ans avant de finalement s’installer dans la zone de Karm al-Jaouni à Sheikh Jarrah.

La Cisjordanie, dont Jérusalem Est, était à l’époque sous mandat de la Jordanie, qui a conclu un accord avec l’agence de l’ONU pour les réfugiés (UNRWA) pour construire des unités d’habitation pour ces familles. L’accord stipulait que ces familles devaient renoncer à leur statut de réfugiés en échange de titres de propriété signés à leur nom après trois ans de vie dans cette zone.

Cependant, cela n’a pas eu lieu et, en 1967, la Jordanie a perdu son mandat alors que Jérusalem Est était occupée par Israël.

Khalil Toufakji, cartographe palestinien et expert sur Jérusalem, a dit qu’il était allé en 2010 à Ankara pour rechercher dans les archives de l’époque ottomane un document qui nie toute propriété juive sur Karm al-Jaouni.

« J’ai trouvé l’acte et l’ai présenté au tribunal de district israélien, qui l’a promptement rejeté », a dit Toufakji à Al Jazeera.

Après des recherches plus approfondies, Toufakji a découvert en 1968 que le parlement d’Israël, la Knesset, avait émis un décret – signé par le ministre des Finances de l’époque – qui déclarait qu’Israël était tenu par l’accord entre la Jordanie et l’UNRWA.

« C’est ce fait qui a été soulevé devant la Haute Cour de Jérusalem au nom des familles palestiniennes de Sheikh Jarrah », a-t-il dit, mais en ajoutant qu’il y avait peu de raisons de croire que la cour statuerait en leur faveur.

« Les tribunaux israéliens – juge, jury et législation – sont tous au service des colons juifs », a-t-il dit.

Comment les Palestiniens voient-ils le rôle des tribunaux israéliens ?

Selon le droit international, le système judiciaire israélien n’a pas d’autorité juridique sur la population qu’il occupe.

Le mois dernier, un appel d’associations palestiniennes de défense des droits de l’homme aux Procédures Spéciales de l’ONU a dit que le fondement juridique discriminatoire d’Israël « constitue la base de sa création d’un régime d’apartheid sur le peuple palestinien tout entier ».

« Non seulement Israël a étendu son système juridique civil national à Jérusalem Est occupée, mais il a procédé à la promulgation de davantage de lois et de politiques discriminatoires qui infligent la confiscation de propriété palestiniennes de Jérusalem Est en faveur des colons, le transfert forcé de Palestiniens, et l’expansion de la présence juive israélienne dans la ville », a dit l’appel.

Fayrouz Sharqawi, directrice de la mobilisation mondiale pour les quartiers populaires de Jérusalem, a dit précédemment à Al Jazeera qu’il est « absurde » de compter sur le système juridique israélien pour protéger les droits des Palestiniens.

« Ce système fait intégralement partie de l’État sioniste colonial, qui s’identifie comme un ‘État juif’ et par conséquent opprime, dépossède et déplace systématiquement les Palestiniens », a-t-elle dit.

Quelle a été la réponse de la Jordanie ?

Jeudi, le ministère des Affaires étrangères de Jordanie a dit qu’il avait transmis à l’Autorité Palestinienne (AP) 14 documents officiels relatifs à la construction d’unités d’habitation à Sheikh Jarrah.

Ces documents montrent que le ministère du développement de l’époque avait passé un accord avec l’UNRWA pour la construction de 28 unités d’habitation pour les familles des réfugiés palestiniens.

Le porte-parole officiel du ministère, Daifallah al-Fayez, a dit dans un communiqué que la Jordanie s’était engagée à fournir tout le soutien possible aux Palestiniens qui vivent à Sheikh Jarrah.

« Garder les Palestiniens de Jérusalem enracinés dans leur terre est un principe national dans les efforts de la Jordanie pour soutenir nos frères palestiniens », a-t-il dit.

D’après Zakariah Odeh, directeur de la Coalition Civique pour les Droits des Palestiniens de Jérusalem, la Jordanie devrait faire davantage d’efforts pour sauvegarder la situation actuelle et future des familles de Karm al-Jaouni.

« La Jordanie a vraiment la responsabilité de résoudre ce problème, alors que ces familles palestiniennes ont respecté leur part de l’accord qui consistait à abandonner leur statut de réfugiés », a-t-il dit.

« Il y a des projets de construction de 255 unités coloniales à la place des maisons palestiniennes », a-t-il poursuivi. « La Jordanie le doit aux dizaines de familles qui sont menacées de déplacement et devrait intervenir aux niveaux politique et diplomatique. »

Comment la politique israélienne de déplacement est-elle liée à sa stratégie d’occupation à Jérusalem Est occupée ?

L’annexion de Jérusalem Est par Israël est largement non reconnue par la communauté internationale.

Le projet colonial d’Israël, qui a pour but de renforcer son contrôle sur la ville, est également considéré comme illégal selon le droit international.

Environ 200 000 citoyens israéliens vivent à Jérusalem Est sous la protection de l’armée et de la police, avec le plus grand complexe colonial individuel procurant un logement à 44 000 Israéliens.

« Sheikh Jarrah n’est qu’un exemple de ce qui arrive aux quartiers palestiniens de Jérusalem en ce qui concerne le déplacement forcé », a dit Odeh.

« L’année dernière a vu le taux le plus élevé jamais enregistré d’expansion coloniale à Jérusalem Est – environ 4 500 unités. L’année 2020 avait vu aussi 179 structures palestiniennes démolies, dont 105 logements, provoquant le déplacement de 485 personnes. »

D’après Toufakji, la politique israélienne d’arrestations, de démolition de structures, de confiscation de terres et de déplacement forcé est en tous points conforme à « l’équilibre démographique » à 70-30 voulu par le gouvernement israélien à Jérusalem, limitant la population palestinienne dans la ville à 30 % ou moins.

Des policiers israéliens arrêtent un Palestinien le mois dernier pendant une manifestation à Jérusalem Est occupée. [Dossier : Ammar Awad/Reuters]

« Ce projet est en place depuis 1973, lorsque la première ministre Golda Meir a donné le feu vert au Comité Gavni pour atteindre ce ratio », a-t-il dit.

« Et en 1990, Ariel Sharon – alors ministre de la construction de logements – a mis en œuvre les projets de construction de blocs de colonies en plein milieu des quartiers palestiniens de Jérusalem, afin d’encercler, de fragmenter et de disperser les résidents palestiniens. »

Odeh a dit que toutes ces décisions politiques sont conformes au projet israélien dit de « Grand Jérusalem », dont le but est de séparer de la ville les quartiers palestiniens environnants de Jérusalem Est au moyen de la barrière de séparation et d’annexer les colonies juives des alentours.

« Résultat, environ 140 000 Palestiniens de Jérusalem vivent de l’autre côté de la barrière de séparation et ne peuvent pas accéder à la ville », a-t-il dit.

« L’année dernière a vu également l’approbation de l’expansion de colonies existant à Jérusalem Est occupée telles que Givat Hamatos sur les terres de Beit Safafa et de la colonie [Har Homa] à Jabal Abu Ghneim, au sud près de Beit Sahour », a poursuivi Odeh.

Plusieurs quartiers palestiniens de Jérusalem Est sont eux aussi sous la menace d’un déplacement forcé.

« La zone d’al-Bustan à Silwan, au sud de la Vieille Ville, abrite 119 familles dans 88 bâtiments qui sont menacés de démolition pour laisser la place à un parc archéologique israélien », a dit Odeh.

« A Wadi Yasul, 84 logements sont eux aussi menacés de démolition pour laisser la place à l’expansion d’un parc national israélien. Et à Batan al-Hawa, 700 personnes sont destinées à être déplacées de force parce que l’association de colons Ateret Cohanim a dit que des Juifs vivaient là avant. »

Quelle a été la réponse de l’international à Sheikh Jarrah ?

En février dernier, Mohammed el-Kurd, âgé de 22 ans et dont la famille est menacée de déplacement dimanche, est arrivé à mobiliser avec succès 81 députés britanniques, dont Jeremy Corbyn, pour la signature d’une lettre concernant la situation à Sheikh Jarrah.

En avril, au moins 190 organisations ont écrit une lettre à la procureure de la Cour Pénale Internationale, l’exhortant à enquêter sur le déplacement forcé imminent de familles de Sheikh Jarrah dans le cadre de son enquête en cours sur des crimes de guerre et crimes contre l’humanité en Palestine.

Ces quelques dernières semaines, le hashtag en anglais et en arabe #SaveSheikhJarrah a circulé sur les réseaux sociaux, dans le but de sensibiliser et d’éveiller l’intérêt, sur le terrain et au niveau officiel, sur ces déplacement imminents. 

Les militants palestiniens ont appelé les dirigeants et les défenseurs internationaux à faire pression sur Israël pour qu’il mette fin à ce qu’ils appellent la « Nakba permanente » de Sheikh Jarrah.

Source : Al Jazeera

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

 

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