Les dilemmes du colonialisme de peuplement israélien après l’opération Gardien des murs

Par Richard Falk, le 24 mai 2021

Il est temps maintenant d’apprendre du passé et de préparer l’avenir. Les prochaines semaines vont montrer au monde si l’échec de l’opération Gardien des murs de l’armée israélienne constitue désormais un moment charnière dans la lutte palestinienne pour les droits fondamentaux.

Ascension et chute du colonialisme de peuplement

Le colonialisme de peuplement ne s’en est pas bien sorti depuis 1945, comme l’ont découvert les Français en Indochine et encore davantage en Algérie, les Pays-Bas en Indonésie et en Afrique du Sud et les Anglais en Rhodésie (aujourd’hui Zimbabwe). Cela n’a pas toujours été le cas. Le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, les États-Unis et une grande partie de l’Amérique Latine s’originent dans le colonialisme de peuplement et pourtant ces pays ont été capables d’établir des États souverains durables et hautement respectés reposant sur l’extinction violente et permanente, ou du moins sur la marginalisation de la présence des autochtones, tout en les privant de leurs patries ancestrales. En effet, si la sale besogne du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité n’avait pas réussi à soumettre les autochtones en 1914, en 1945 des arrangements coloniaux étaient voués à l’échec. Certaines colonies spécialement prisées ont réussi à survivre quelques années si elles étaient préparées à payer le prix en sang et en monnaie, mais le jeu tel qu’il avait été joué pendant l’ère coloniale était discrédité, essentiellement terminé. 

Il existe de nombreuses narrations expliquant cette chute du colonialisme européen. La plus décisive avance une combinaison de passions nationalistes montantes et de changement de normes internationales, de vulnérabilité des élites colonisatrices face à la résistance mobilisée de peuples soumis, l’affaiblissement international des puissances coloniales européennes dû aux pertes de la deuxième guerre mondiale et la montée en puissance au niveau mondial de l’Union Soviétique anticoloniale, tandis que les États-Unis étaient très ambivalents, leur identité étant brouillée par les contradictions entre la célébration de leur guerre d’indépendance et leur rôle dirigeant dans l’alliance occidentale dont les membres de premier plan étaient les puissances coloniales dominantes. Le profond changement d’équilibre peut avoir marqué les esprits aussi bien des colonisés que des colonisateurs, la croyance que les colonialistes pouvaient être battus, renversant la posture antérieure de défaitisme parce qu’on présumait que défier la domination coloniale était sans espoir du fait des disparités dans l’armement et de la cruauté des colons. Un moment charnière peut être situé pendant la guerre de 1904-1905 lorsque les Japonais arriérés vainquirent la Russie colonisatrice, ce qui créa un précédent montrant que les puissances européennes n’étaient pas invincibles et qu’on pouvait leur résister avec succès. 

Le succès du mouvement sioniste

Au vu de ce contexte, le succès du projet sioniste dans la création d’Israël est remarquable. L’ethnicité colonisatrice du sionisme prit la forme d’un mouvement plutôt que d’un État. Contrairement à l’image classique du « colonialisme de peuplement », les immigrants juifs arrivèrent en Palestine avec un sentiment de légitimité reposant à la fois sur un lien ancien avec cette terre du fait de la tradition ethnique, fortement exprimée dans la promesse biblique du retour sur « la terre promise ». Ces droits, dans l’esprit des sionistes, prenaient le pas sur ceux d’habitants non-juifs, quel que soit le lien de ces derniers avec la terre de Palestine et quelle qu’ait été la profondeur de leurs racines ancestrales. Plus cyniquement, les droits des Palestiniens furent effacés par le sentiment sioniste d’une mission ou, si ce ne fut pas le cas, de nombreux Palestiniens furent chassés de leur patrie et ceux qui restaient furent obligés de faire place à la destinée des Juifs.  Ce mélange de rationalisations permettant le bannissement permanent d’un grand nombre de la population majoritaire de sa patrie reçut une justification humanitaire indirecte du fait de la montée du nazisme dans les années 1930 combinée et accentuée par la réticence de gouvernements démocratiques libéraux à recevoir des réfugiés juifs. Quelle que fut l’inégalité du déplacement des Palestiniens pour faire place à un « État juif démocratique », c’était moins contraignant pour l’état d’esprit occidental que d’offrir un refuge à des survivants juifs après les horreurs des camps de la mort qui ont culminé avec l’holocauste. Comme on aurait pu s’y attendre, la majorité non-juive en Palestine ne vit pas la question de la même façon, considérant la revendication territoriale de la population autochtone comme protégée par la loi et la moralité et voyant la souffrance juive comme un problème essentiellement européen ne devant pas être résolu aux dépends d’un peuple non-européen. Pour la plus grande partie du monde, en particulier pour les pays arabes, le projet sioniste fut perçu comme la dernière aventure coloniale européenne, un empiètement sur les droits souverains d’une nation non-européenne. La justice proclamait que le projet sioniste empêchait la population autochtone de contrôler sa destinée, selon le plus fondamental des droits humains, ce droit de chaque peuple à l’autodétermination. 

Mais cela est loin de couvrir toute l’histoire. Les droits cèdent souvent la place au pouvoir. Dans le cas d’Israël, les Juifs n’avaient pas de métropole dans laquelle revenir, comme la plupart des Français d’Algérie le firent, et ils ont réussi à créer et à maintenir un État florissant pendant 73 ans. En fait, l’impulsion sous-jacente des fondateurs du mouvement sioniste était une réaction à l’histoire de l’antisémitisme et à la croyance que les Juifs ne seraient jamais acceptés comme égaux dans la société européenne. Un tel contexte a rendu les solutions de type ou/ou cruelles et apparemment génocidaires pour la lutte de la Palestine et d’Israël ; il a conduit au sentiment que le seul avenir viable est soit une continuation de la marque distinctive de l’apartheid israélien reposant sur une idéologie de suprématie juive, soit l’abandon de l’apartheid par un véritable engagement à l’égalité des deux peuples comme condition d’une coexistence pacifique. Une sorte de processus de paix et de réconciliation serait nécessaire pour reconnaître les injustices passées, qui servirait de prélude à la construction d’un ordre politique juste sur la forme duquel les représentants des deux peuples puissent s’accorder afin de traiter le chevauchement des revendications à l’autodétermination.

Apprendre de l’Afrique du Sud

Quelque chose de ce type est arrivé dans l’Afrique du Sud post-apartheid. En dépit des grandes différences de circonstances, en particulier s’agissant de l’équilibre démographique, les suprématistes blancs ont fait le pari qu’ils s’en sortiraient mieux en abandonnant l’apartheid en faveur d’un constitutionnalisme multiracial. Rétrospectivement, les chances étaient fortement contre un tel pari étant donnée la certitude proche que le pays africain longuement et durement opprimé serait vindicatif pour contrôler le processus de gouvernement une fois que l’occasion lui en serait donnée. Il y a eu des déceptions, mais comme alternative à la persistance de l’apartheid ou d’une lutte armée sanguinaire, l’Afrique du Sud est un succès brillant de construction de la paix. Cette expérience pourrait être instructive pour les Palestiniens et les Israéliens de même que dans la perspective d’efforts de la société civile et de la diplomatie intergouvernementale / de l’ONU pour avancer. 

On espère que ce dernier déploiement de violence militarisée high tech de la part d’Israël, particulièrement mené de façon aussi vengeresse à Gaza conduira les Israéliens en temps voulu au type d’autoexamen qui conduisit les Afrikaners à réévaluer leurs options et à rejeter l’apartheid. Une réévaluation aussi radicale des priorités sera cachée dans un premier temps, mais elle peut avoir suffisamment de prise sur l’imagination politique des Israéliens sur la durée pour, à un certain point, produire le type de changement drastique qui est arrivé lorsque Nelson Mandela a été  de façon tout à fait inattendue libéré après 27 ans de prison et immédiatement accepté comme meneur de la construction de la paix et futur président du pays. Pour les Israéliens, faire un tel chemin semble aujourd’hui tellement peu probable qu’il serait inutile d’en faire mention. C’est plutôt un ajustement inverse à l’antagonisme qui semble bien plus probable dans un avenir immédiat. C’est ce qu’il ressort du raisonnement des « hommes forts » qui croient qu’il ne suffit pas de punir les Gazaouis de façon disproportionnée d’avoir osé répondre aux provocations israéliennes. Ce que les Israéliens croient nécessaire est un déploiement de force suffisant pour écraser une fois pour toutes toute la volonté palestinienne de résister, quel que soit le degré de violence qu’il faille pour tuer la volonté palestinienne de résister. C’est ce que les Israéliens semblent penser. 

Je ne renoncerais pourtant pas à une version modifiée de la défaite sud-africaine de l’apartheid. Il a fallu des décennies de résistance interne renforcée par une campagne BDS résolue, des boycotts sportifs et des condamnations de l’apartheid par l’ONU. Le contexte plus large de cet échec israélien dans le recours à une violence punitive à grande échelle a donné lieu à des réponses qui ont le potentiel pour renforcer la lutte palestinienne en mettant un poids nouveau sur les Israéliens pour qu’ils reconsidèrent leur approche de la sécurité et de la sérénité avant qu’il ne soit trop tard. 

Les Palestiniens ont démontré une plus grande unité que dans de précédentes flambées. Aussi bien, il semblait y avoir plus de voix dans le monde s’exprimant sur l’offensive sur Gaza et consternées par les efforts des États-Unis pour protéger Israël ne serait-ce que de permettre au Conseil de sécurité de l’ONU d’appeler à un cessez-le-feu. De plus, la violence au niveau local d’Arabes et de Juifs dans des villes et villages mixtes israéliens où les deux peuples vivent côte-à-côte a montré à l’évidence que les Palestiniens israéliens étaient partie prenante de la lutte anti-apartheid plus large, ne pouvaient pas être séparés des territoires Palestiniens Occupés ni de la détresse de plusieurs millions de réfugiés, ni des tourments de plusieurs millions supplémentaires de Palestiniens exilés involontairement. Il est devenu évident que le peuple palestinien, quelles que soient les circonstances, est un peuple. Ce sentiment d’appartenir à la lutte a été ensuite démontré par les manifestations d’au-delà des frontières du Liban et de Jordanie, de même que des manifestations pro-palestiniennes dans des pays dont les gouvernements avaient été soudoyés pour accepter des « accords de normalisation » par la diplomatie de Trump et dans les soutiens occidentaux d’Israël, dont les États-Unis. L’armée israélienne a donné le nom de code Gardien des murs à ses opérations militaires, mais à y regarder de près on remarque des failles dans ces murs qui ternissent les fanfaronnades des gardiens.

Quelle suite ?

Les prochaines semaines seront révélatrices. L’unité palestinienne peut-elle tenir ? L’agitation continue à Jérusalem va-t-elle signaler le début d’une troisième Intifada ? L’ONU va-t-telle finalement se réveiller et suggérer la pertinence de la norme du Droit de Protection (R2P), préparant l’Assemblée Générale à invoquer la Résolution de l’Unité pour la Paix pour un usage futur et demandant un avis consultatif à la Cour Internationale de Justice (CIJ) sur la légalité de l’occupation prolongée de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem Est, du blocus de Gaza et du refus des droits de rapatriation des réfugiés palestiniens ? Nous devrions nous souvenir que les opposants à l’apartheid d’Afrique du Sud firent appel à la CIJ à quatre reprises distinctes. 

Nous devrions aussi observer les répercussions en politique intérieure de ces événements sur Israël même. Est-ce que les points de vue de 72% des Israéliens supposés insatisfaits d’un cessez-le feu « prématuré » poussent Israël dans des formes encore plus dures de belligérance ? Netanyahou trouvera-t-il encore un autre moyen de rester au pouvoir ?  Est-ce que l’accord nucléaire avec l’Iran sera restauré et les sanctions étatsuniennes sur l’Iran substantiellement levées ? L’aide militaire supplémentaire de 735 millions de dollars (600 millions €) à l’armement israélien sera-t-elle débloquée ? 

Les habitants de Gaza sont une fois de plus en train d’enterrer leurs enfants et leurs êtres chers, souffrant des effets dévastateurs d’une opération militaire israélienne massive ; et ils sont soumis à une situation d’urgence humanitaire sous-jacente reposant sur la pandémie, sur un système médical dégradé et sur une infrastructure surchargée de longue date. Pourtant, en dépit d’une victimisation aiguë et par contraste avec de précédentes attaques militaires massives israéliennes, des fleurs émergent des cendres pour qui sait regarder. 

Richard Falk est professeur émérite de droit international de l’Université de Princeton et, de 2008 à 2013 il a été Rapporteur Spécial des Nations Unies sur « la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 ».

Source : AURDIP

Traduction SF pour l’Agence média Palestine

Retour haut de page