Le colonialisme israélien devient numérique

Par Anwar Mhajne, le 25 mai 2021

La collaboration d’Israël avec les entreprises de technologies a changé les réseaux sociaux, d’un outil de libre expression à un moyen de censurer et de réprimer les Palestiniens. 

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à la conférence et exposition Cybertech Israel, à Tel Aviv, à laquelle participaient des milliers d’entreprises multinationales majeures, de PME, de start-ups, d’investisseurs privés et d’entreprises, de sociétés de capital-risque, d’experts et de clients. 31 janvier 2016. (Miriam Alster/Flash90)

La surveillance a toujours fait partie intégrante de la stratégie d’Israël pour maintenir son oppression sur les Palestiniens, qu’ils soient citoyens d’Israël, sujets sous occupation ou exilés. Les réseaux sociaux, cependant, ont sans doute rendu bien plus facile pour l’état de supprimer et de surveiller les voix et les narratifs palestiniens à une échelle globale. 

Nous avons vu cela jouer, presque en temps réel, pendant les événéments dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem le mois dernier : une foule d’usagers d’Instagram, par exemple, ont critiqué l’app de réseau social pour avoir suspendu des comptes et éliminé des posts et des récits concernant l’expulson forcée imminente des familles du quartier. Bien qu’Instagram ait présenté des excuses ultérieurement et affirmé que les retraits étaient des erreurs techniques, la récurrence de ce phénomène sur les plateformes en ligne montre que ces réponses n’étaient pas accidentelles. 

Ce n’est pas la première fois que les compagnies de réseaux sociaux ont été accusées de censurer les voix palestiniennes dissidentes. En fait, à l’âge de l’information, la surveillance et le contrôle numériques des Palestiniens sont devenus  une stratégie fondationnelle pour le gouvernement israélien, avec de nouvelles institutions et de nouvelles politiques émergeant pour exécuter ces objectifs. 

Les Accords d’Oslo, qui étaient conçus ostensiblement dans les années 1990 pour fournir une certaine forme d’autonomie locale dans les territoires occupés, sont supposés accorder aux Palestiniens «  le droit de construire et d’opérer des systèmes de communication et des infrastructures indépendants, y compris des réseaux de télécommunication, un réseau de télévision et un réseau de radio ». Pourtant les restrictions imposées par Israël ont systématiquement entravé le développement de toute infrastructure palestinienne indépendante de technologie d’information et de communications (TIC). 

L’ouverture de la première sous-station d’électricité possédée et administrée complètement par des Palestiniens, à l’extérieur de Jénine, Cisjordanie. 10 juillet 2017. (Miriam Alster/Flash90)

Par exemple, le trafic internet palestinien s’appuie sur une infrastructure fragmentée qui est entièrement dépendante des réseaux israéliens. Selon un rapport de la Banque mondiale de 2016, en plus de maintenir un contrôle total du réseau central, Israël bloque fréquemment l’importation d’équipement TCI dans les zones contrôlées par les Palestiniens en Cisjordanie. Le contrôle d’Israël sur le cyberespace dans les territoires occupés entrave de plus les prestations de services d’une façon qui reproduit pour l’essentiel les blocages routiers, les checkpoints et le système kafkaien de permis d’Israël dans le monde physique. 

L’armée israélienne a aussi régulièrement embouteillé et hacké les signaux du téléphone, d’internet et de la radiodiffusion dans la population palestinienne. Elle a même détruit l’infrastructure de réseau palestinienne à des moments où la violence était absente ; en 2012, par exemple, l’armée a fermé délibérément et de façon permanente l’unique linge téléphonique fixe entre les régions sud et nord de la Bande de Gaza, sans aucun lien avec une intensification du conflit armé. 

Collaboration état-entreprises

Malgré ces limitations, l’accès à internet a donné aux Palestiniens un moyen de transcender leur fragmentation territoriale et a aidé à l’unification des voix palestiniennes. La société civile palestinienne a capitalisé sur l’utilisation des réseaux sociaux pour contourner les médias traditionnels afin de partager avec le monde entier leurs récits de l’occupation, du déplacement et de la violence d’Israël. 

Mais alors que le militantisme numérique peut fournir un niveau de mobilité virtuelle, il fait aussi des Palestiniens une cible facile pour le contrôle d’état. Israël a particulièrement intensifié sa répression sur les usagers numériques palestiniens depuis le soulèvement d’octobre 2015, qui s’est déclenché après que des membres israéliens de la Knesset et des colons juifs ont fait irruption sur l’esplanade de la mosquée Al-Aqsa avec une lourde couverture militaire et policière et qui s’est caractérisé par de multiples aggressions palestiniennes isolées au couteau et par des punitions israéliennes collectives. 

Un jeune Palestinien désigne les logos de Facebook et de WhatsApp sur son ordinateur à Rafah, au sud de la Bande de Gaza, le 22 février 2014. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Depuis, Israël a arrêté des centaines de militants, d’étudiants, d’artistes et de journalistes palestiniens sous prétexte d’« incitation » [à la violence] sur les plateformes de réseaux sociaux et a saisi des communications privées entre Palestiniens afin de faire pression sur eux pour qu’ils cessent leur activisme et les faire chanter pour qu’ils collaborent avec le service de sécurité de l’état. 

Cette surveillance est maintenant effectuée grâce à une collaboration entre des unités de sécurité israéliennes et des plateformes de réseaux sociaux. En conséquence, les voix palestiniennes sont constamment ciblées de manière disproportionnée par des compagnies comme Facebook, WhatsApp, Twitter, YouTube, et même Zoom.

Facebook en particulier est devenu une arène majeure de confrontation politique, et est en train de se demander si le mot « sioniste » devrait être considéré comme un remplaçant raciste de « juif » ou d’« israélien ». Sous cette politique, des tentatives raisonnables pour critiquer et faire rendre des comptes à Israël par un discours politique protégé constitutionnellement pourraient être étiquetées «  discours de haine » et éliminéées de la plateforme. La semaine dernière, des représentants de Facebook et de TikTok ont même rencontré par Zoom le ministre israélien de la Défense Benny Gantz pour discuter de l’élimination de contenus qui inciteraient à la violence ou répandraient de la désinformation sur leurs sites respctifs.

Selon une étude du groupe palestinien de défense des droits numériques 7amleh, en 2019, deux tiers des Palestiniens ont dit que la peur de la censure les avait rendu inquiets d’exprimer leurs opinions politiques sur les réseaux sociaux. Sada Social, une autre organisation palestinienne de défense des droits numériques, a documenté environ 1000 violations contre des usagers palestiniens des réseaux sociaux en 2019, sous forme d’élimination de pages publiques, de comptes rendus, de posts, de publications et sou forme de restrictions d’accès. 7amleh a aussi rapporté qu’en 2020, les entreprises de réseaux sociaux se sont conformées à 81 % des requêtes d’Israël pour ôter du contenu palestinien en ligne. 

Des militants israéliens remettent une pétition signée par 50000 personnes à la directrice de la politique d’Israël de Facebook, Jordana Cutler, en demandant que la compagnie s’abstienne de changer sa politique sur le discours de haine en y incluant le mot « sioniste » comme antisémite, Tel Aviv, 26 février 2021. (Heidi Motola/Activestills.org)

Par contraste, il semble que les compagnies de réseaux sociaux prennent bien plus longtemps pour s’occuper des contenus incitatifs postés par les Israéliens à propos des Palestiniens. La semaine dernière, 7amleh a rapporté que des groupes israéliens d’extrême-droite utilisaient  Telegram à la fois pour inciter à la violence et pour organiser des aggressions contre des Palestiniens. Malgré des rapports sur des extrémistes d’extrême-droite en Israël utilisant les groupes WhatsApp pour coordonner des violences contre des Palestiniens, WhatsApp n’a offert aucune solution systématique ; la compagnie a simplement retiré quelques comptes de personnes ayant participé à certains de ces groupes, et seulement quand il y a eu des rapports sur ces comptes. 

Persécution et répression

Cette collaboration pour supprimer et effacer les voix palestiniennes en ligne étend effectivement les pratiques coloniales d’Israël de la sphère physique à la sphère numérique, créant ce qui est de plus en plus décrit comme une forme de colonialisme numérique.

Comme le colonialisme classique, le colonialisme numérique est enraciné dans la conception de l’industrie des nouvelles technologies comme un système de profit et d’exploitation. Avec la coopération de gouvernements d’oppression, les grandes sociétés de technologie l’utilisent pour espionner les usagers, traiter leurs données et prendre des décisions sur leur utilisation. Cela s’applique à la régulation du discours, à la modération du contenu et à la liberté d’association. Ainsi, les compagnies de réseaux sociaux peuvent facilement censurer des contenus, forger ce que les gens voient dans leurs fils d’actualité et déterminer quel sorte de groupes activistes peut être créé sur leurs plateformes. 

Pour les Palestiniens, les restrictions physiques et la fragmentation géographique font de l’accès aux réseaux sociaux l’un des rares outils à leur disposition pour amplifier leurs voix et contrer la désinformation sur leurs personnes et sur leur cause. Les réduire au silence en effaçant leurs posts et en partageant leurs données avec le gouvernement israélien n’a pas seulement conduit à l’arrestation de dissidents politiques ; cela a changé les réseaux sociaux, d’un outil pour renforcer la liberté de parole et promouvoir les droits humains en un outil utilisé pour la persécution et la répression. 

Les gouvernements et les autres intervenants ont la responsabilité de respecter leurs obligations à protéger les droits humains selon le droit international, y compris dans la sphère numérique. Cela peut commencer à permettre aux Palestiniens de développer leur propre infrastructure TIC, tout en tenant les compagnies de réseaux sociaux responsables pour la surveillance des militants palestiniens et en exigeant qu’elles soient plus transparentes sur leur conduite. Avec les Palestiniens cibles, des rues à leurs téléphones, les droits numériques sont un front essentiel pour obtenir la justice, en garantissant que les voix et les récits palestiniens continuent d’être entendus, documentés et encouragés.

Dr. Anwar Mhajne est citoyenne palestinienne d’Israël. Elle est originaire d’Umm Al Fahem, mais a déménagé aux Etats-Unis en 2011 pour y poursuivre un master, puis un doctorat. Anwar est actuellement professeure assistante au département de science politique de Stonehill College, MA. Twitter: @mhajneam.

Source : +972 magazine

Traduction CG pour l’Agence Media Palestine

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