Ne pleurez pas une coexistence qui n’a jamais existé

Par Rami Younis, le 31 mai 2021

Après des semaines d’agitation raciste, les médias israéliens se mettent tout d’un coup à parler de « rétablir la coexistence » – un paradis qu’on n’a jamais connu ici.

Synagogues et voitures brûlées et magasins vandalisés dans la ville centrale de Lod, suite à une nuit d’émeutes dans la ville, le 12 mai 2021. (Avshalom Sassoni/Flash90)

Les citoyens palestiniens d’Israël se sont accoutumés à entendre des déclarations ridicules de la part des médias et acteurs politiques dominants d’Israël. Le manque de connaissance de la société palestinienne et les mensonges qu’ils crachent à la télévision nationale ne sont pas seulement très loin des normes journalistiques, ils sont également souvent grotesques et très peu journalistiques.

Mais au cours des dernières semaines, même selon leurs normes, le film d’horreur qu’est la TV israélienne, s’est surpassé. Tandis que la violence faisait rage dans le pays, à Jérusalem, à Gaza, et dans les soi-disant « ville mixtes », les présentateurs mainstream se sont montrés violents à l’égard d’invités arabes de leurs émissions, leur coupant la parole. Certains présentateurs ont activement appelé à la violence sur les manifestants palestiniens, tandis que des politiciens de la gauche israélienne soutenaient publiquement l’offensive sur Gaza.

Comme s’ils oubliaient leurs propres provocations contre les Palestiniens ces deux dernières semaines – certains des animateurs télé les plus en vue ont effectivement appelé à tirer à vue sur nous – et tout d’un coup tout le monde parle de « ramener la coexistence dans nos rues ». Ces déclarations ne sont pas seulement hypocrites, elles mettent en évidence la raison principale pour laquelle il n’y a jamais eu de « coexistence » entre citoyens Juifs et Palestiniens. Alors, comment peuvent-ils pleurer quelque chose qui n’a jamais existé ? Pourquoi les Juifs israéliens se mettent-ils à pleurer la perte d’une utopie imaginaire ?

C’est simple : dans leur esprit, cela a bien existé.

Les médias ignorent les difficultés de la société palestinienne. Les Israéliens n’ont aucune idée de ce que nombre de Palestiniens de Lydd ont dû bâtir leur maison sur leur propre terrain sans permis, parce que les autorités refusent de le leur donner en même temps qu’ils empêchent l’agrandissement des quartiers palestiniens et qu’ils démolissent des maisons.

La police israélienne anti-émeute en marche vers le site d’une démolition de maison programmée à Lydd, le 10 mars 2015. (Activestills.org)

De même, ils entendent à peine parler de la violence de la criminalité dans la ville, qui, jusqu’à maintenant a principalement affecté la communauté palestinienne, et contre laquelle la police n’a rien fait, tant que des Arabes se tuaient entre eux. En d’autres termes, ils ne comprennent pas que la ville qui a été « en émeute » – comme les médias ont faussement décrit le récent soulèvement qui s’est heurté à la violence d’État – n’a jamais fait l’expérience de la coexistence, tout simplement parce qu’il y a un côté qui lutte en permanence pour exister.

Les villes binationales, officiellement appelées « villes mixtes » par l’establishment, sont souvent présentées comme une oasis de coexistence. Aux yeux de la société dominante israélienne, des villes comme Acre et Jaffa – où les Israéliens vont faire des achats et manger du houmous dans des restaurants arabes – pourraient passer pour un paradis où Juifs et Arabes vivent heureux à jamais.

Mais dans un pays où la ségrégation culturelle est pratiquée contre une nationalité, la coexistence réelle n’est pas réalisable. Dans un pays où l’establishment sioniste essaie d’effacer la totalité de l’identité nationale d’un groupe il n’y aura jamais de coexistence. Dans un pays où un côté se développe sur un certain narratif – bien qu’il soit, pour une bonne part, raciste ou délirant – tandis que l’autre côté se voit interdit d’apprendre sa propre histoire, les explosions sont inévitables. Quelle sorte de coexistence peut être établie dans un pays qui refuse de reconnaître la plaie béante de la Nakba ?

Manifestants palestiniens se heurtant aux forces de police israéliennes dans la ville de Ramla au centre d’Israël en réponse à la violence à Jérusalem, 10 mai 2021. (Yossi Aloni/Flash90)

Les Palestiniens ne sont pas les seuls à souffrir de ce déni : les Israéliens sont les victimes indirectes de cet effacement. En ne connaissant pratiquement rien de leurs voisins palestiniens, la plupart des Juifs israéliens ont développé l’illusion collective selon laquelle les Palestiniens vivent bien dans l’État juif et devraient donc être reconnaissants de vivre dans une « démocratie ». La norme tout à fait dominante en Israël est de négliger et d’ignorer la douleur de l’autre côté, alors pourquoi la douleur que vivent les citoyens palestiniens devrait-elle être en quoi que ce soit différente ? De façon ironique, les Juifs israéliens sont devenus le soi-disant « dommage collatéral » du traitement des citoyens palestiniens par ceux qui les dominent.

Le gouvernement israélien, la police, les médias et la plus grande partie du public israélien – en particulier les suprématistes juifs – se sont tous ligués contre les Palestiniens, que ce soit à Gaza, Jérusalem, Lydd ou Haïfa. Comment peut-on être déconnecté au point de ne pas comprendre à quel point les Palestiniens de Lydd avaient peur au moment d’aller se coucher chaque soir, de crainte que des ultranationalistes juifs mettent le feu à leur maison ? Comment peut-on être ignorant au point de ne pas se demander pourquoi toute la jeunesse palestinienne, du fleuve à la mer, a décidé de s’unir en une grève historique et de descendre dans la rue, pour revendiquer sa liberté et sa dignité ?

Des jours effrayants, sans doute. Et pourtant je reste optimiste. L’unité dont ont fait preuve les jeunes de Palestine – cette vague de protestation a été menée par des adolescents et des vingtenaires – a réussi à surprendre à la fois Israël et son sous-traitant, l’Autorité Palestinienne.

Les Palestiniens savent qu’Israël n’est pas une démocratie, mais plutôt une entité coloniale qui les tient sous sa botte. Ils le savent, même si nombre d’entre eux ont peur d’en témoigner, parce qu’ils le ressentent et le vivent. Les Juifs israéliens, même s’ils vivent sur la même terre, en ont une expérience complètement différente. Ils gobent cette idée de « la seule démocratie du Moyen Orient » parce qu’elle leur convient et les aide à dormir la nuit. Ils n’ont pas vraiment de raison de la remettre en question.

Des colons israéliens de droite vus en conversation avec des officiers de police durant les violentes confrontations dans la ville de Lydd. Les gens de droite ont été vus activement présents auprès des forces de police dans l’attaque d’habitants palestiniens. (Oren Ziv)

C’est à dire jusqu’à ce que nous, citoyens palestiniens de l’État, soient venus leur mettre un miroir sous le nez. Au lieu de pleurer une illusion, les Juifs israéliens devraient prendre le temps d’entendre pour de bon et d’apprendre de nous ce à quoi pourrait ressembler une vraie coexistence : une coexistence fondée sur la connaissance de l’histoire, du narratif et de la réalité de l’autre partie et qui respecte sa revendication de vivre dans la dignité. Une coexistence où la relation entre les deux nationalités ne soit pas celle du maître et de l’esclave mais soit plutôt ancrée dans l’égalité et la liberté.

Il n’y a pas beaucoup de chance que cela arrive. C’est pourquoi la jeunesse palestinienne va maintenir sa mobilisation. Peut-être pas demain ni la semaine prochaine, mais je garantis qu’elle ne va plus rester silencieuse. La prochaine génération de Palestine s’est éveillée et ne s’arrêtera pas tant qu’elle n’obtiendra pas la liberté et la dignité. Pour elle, cette vague de protestation en est le premier pas.

Rami Younis est un journaliste, cinéaste et militant palestinien de Lydd (Lod) dont l’objectif est de faire connaître les opinions locales à travers plusieurs médias. Rami écrit sur des sujets d’intérêt et d’importance politique pour la communauté palestinienne d’Israël et des territoires occupés. En tant qu’activiste culturel, c’est un des co fondateurs de la « Palestine Music Expo ». Il a précédemment été consultant et porte-parole de la députée palestinienne au Parlement israélien, Haneen Zoabi. Il vit actuellement à Boston où il mène des recherches et écrit, à l’Université de Harvard, sur le militantisme culturel.

Source : +972 magazine

Traduction SF pour l’Agence média Palestine

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