Nos ancêtres nous convoquent, ils disent que le temps de la Palestine libre est venu

Par Jenan A. Matari, le 9 juin 2021

Le récent soulèvement en Palestine pose la question de l’interconnexion du peuple palestinien. Nos ancêtres sont revenus pour notre droit au retour, pour libérer notre peuple et c’est ce qu’ils font à travers nous tous. 

L’autrice (au centre), ma mère, Shorouq (à gauche) et ma belle-mère, Wafa (à droite) à la fête du henné, la veille de notre mariage en 2017. Un mariage traditionnel que nombre d’entre nous maintenons vivant ici en Occident, pour lequel nous revêtons les robes thobes palestiniennes traditionnelles ornées de tatriz (broderie palestinienne) ; nos mains sont ornées du henné nuptial et nous dansons toute la nuit en mangeant des douceurs et en fêtant notre union à venir.

Mon lien à la Palestine a toujours été quelque chose d’extraordinairement tragique. Quand je pense à la Palestine, je ressens presque littéralement que mon cœur est mis en pièces. J’ai grandi pleine de fierté pour ma patrie mais j’ai été élevée à garder secrète ma fierté, en guise d’autoprotection. Mon identité de femme palestinienne, quelque chose qui dépasse tout ce qui me constitue telle que je suis, de mon habillement jusqu’à la langue que j’essaie désespérément de parler et aux aliments avec lesquels je nourris ma famille, coïncide exactement avec ce qui pourrait démolir ma réputation et mes chances à l’étranger. Ce sont toujours les « autres » qui m’ont fait ressentir qu’il me fallait choisir. Être extérieurement palestinienne et me joindre au combat pour la liberté de mon peuple et de ma patrie ou réussir et être à l’aise. Ils faisaient en sorte qu’il semble impossible de conjuguer les deux et pendant très longtemps c’est ce que j’ai cru. 

Le mot Palestine est passé pour un gros mot du fait de nos oppresseurs. Quelque chose qui ne peut jamais être compris si on n’a pas ressenti l’envahissement d’un sentiment d’arriération en déclarant simplement qui on est et ce qu’on est lorsque cette terrible question nous est posée – « Qu’es-tu » ? ou « D’où viens-tu » ? pendant très longtemps, j’ai choisi mon confort personnel et la réussite financière plutôt que la liberté de mon peuple. Je me suis convaincue que mes ancêtres avaient lutté et avaient survécu à des tentatives répétées de génocide et que donc je pouvais vivre cette vie confortable. Que c’était ce qu’ils souhaitaient pour moi. J’ai adopté cette ligne de pensée occidentalisée selon laquelle mes grands-parents et mes parents « étaient venus ici pour avoir une vie meilleure » à propos de notre immigration forcée dans laquelle nous étions nourris de manière à bien sentir que nous vivions une vie somptueuse tandis que notre peuple souffrait à l’étranger – au pays. J’ai fait de moi une traitresse et à cause de cela, je me suis toujours sentie sans lien avec mon peuple et ma patrie ancestrale.

C’est fini maintenant

Le grand-père de l’autrice et ses frères et sœurs à la fin des années 1940, Ein Karem, Palestine.

Mes grands-parents maternels ont immigré aux États-Unis au début des années 1970 et mes grands-parents maternels au milieu des années 1960. Et ce, après quelques années de déménagements de camps de réfugiés vers de nouvelles villes dans de nouveaux pays. Ma mère est née en Jordanie et mon père au Brésil. Deux pays qui sont devenus les nouvelles patries, respectivement maternelle et paternelle, avant notre immigration aux USA à la suite de notre expulsion par la force hors de Palestine. Je suis née à New Brunswick dans le New Jersey, et je suis de la première génération d’enfants de mes parents nés américains. 

Pendant des générations, l’idée de la Palestine et l’action pour la libération de la Palestine ont été le fardeau placé sur les épaules de nos frères et sœurs en Palestine pour qu’ils mènent ce combat pour nous. Ceux que nous prions de rester en Palestine et de combattre pour que nous ne perdions pas ce qu’il reste de notre terre. Ceux auxquels nous commandons de vivre sous une occupation brutale tandis que nous sommes confortablement assis ici, traversés par des pensées théoriques du genre « Bon, que pouvons-nous faire ? » et nous convainquant nous-mêmes que dans la diaspora nous sommes impuissants. Nous ne sommes pas impuissants. Notre capacité et notre obligation de nous joindre à la résistance conduiront, en dernière analyse, à la liberté dont  nous avons un jour pensé que ce n’était qu’un rêve. 

Passeports palestiniens de Jido Rashid, parent de l’autrice, pour la période 1910 à 1930

Comme Palestinienne de la diaspora, j’ai finalement compris mon rôle et, tout à fait franchement, mon devoir, pour faire réellement partie de la libération palestinienne. Les réseaux sociaux ont joué un rôle immense dans l’aide qu’ils m’ont apportée pour comprendre à quel point il est important que le monde entende parler des Palestiniens de la diaspora et comment cela, à son tour, nourrit l’intérêt d’entendre parler des Palestiniens sur le terrain. Avant cette année, je n’ai jamais vraiment compris comment je pouvais faire partie de la libération palestinienne sans être véritablement en Palestine, sur le terrain, dans les manifestations et physiquement dans la résistance. Maintenant, je comprends que c’est notre interconnexion et nos formes de courage collectif qui vont nous mener à cette liberté. 

Les Palestiniens ont grossi en nombre à l’échelle mondiale jusqu’à être encore plus reliés que jamais auparavant. Nous sommes plus de 13 millions dans le monde et depuis très longtemps, les Palestiniens de la diaspora se sont sentis privés d’aide et n’ont pas su comment soutenir nos frères et sœurs en Palestine. Alors qu’ils combattent en mettant leur vie en jeu, lançant des pierres qui sont parfois tout simplement des morceaux de leurs maisons détruites, vivant sous occupation, sous apartheid et sous les bombardements – il était parfois impossible de ressentir que quoi que nous fassions à l’étranger pour la cause aiderait vraiment.  Et alors nous nous sommes saisis des réseaux sociaux. Maintenant, soudain c’est comme si nous étions tous unifiés et luttant ensemble pour la première fois, et le monde est collectivement de notre côté. 

Le voyage en Palestine de la famille Matari en 2005. Mon défunt grand-père, Sidi Mustafa ou « Sidi Sheikh » rêvait de nous emmener tous ensemble dans notre foyer ancestral.

Ce récent soulèvement n’est que courage. Ceux de notre peuple en Palestine ont le courage de transmettre en direct, faire des enregistrements, prendre des photos etc. de ce qui leur arrive. Des attaques nocturnes israéliennes et des envahissements de maisons dans l’obscurité du milieu de la nuit. Des colons entrant par effraction dans nos maisons et nous tirant dessus dans nos rues. De la police israélienne et de l’armée israélienne nous gazant et tirant sur nous pendant la prière à Al-Aqsa. Du gouvernement israélien qui nous bombarde à Gaza. Ils ont le courage de filmer cela pour nous et pour apporter des preuves, avec la confiance que nous, en diaspora, aurons le courage de partager largement, sans arrêt. Avec ce travail d’équipe nous avons changé ensemble ce jeu biaisé des médias pour toujours, et c’est en notre faveur pour la toute première fois. Nous avons créé nos propres chaînes d’information et nous avons trouvé un moyen d’atteindre les masses afin que nos histoires réelles puissent être vues et entendues pour la première fois à cette échelle. 

La grand-mère de l’autrice, Magdalena, et son défunt grand-père, Sidi Sheikh à Al Aqsa devant le Dôme du Rocher, Jérusalem dans les années 1970.

Ce qui m’a le plus aidée à trouver ma propre voix a été le fait d’honorer ce qui fait que notre peuple est unique et les traits qui nous lient les uns aux autres. Les Palestiniens sont indigènes sur la terre de Palestine. Je m’identifie, en tant que Palestinienne indigène, à d’autres peuples indigènes qui ont été colonisés et massacrés. Et j’ai appris d’eux à comment parler de la Palestine. D’autres tribus parlent de leurs ancêtres et de la force qu’ils leur insufflent fréquemment. Ils honorent leurs ancêtres par leur travail actuel d’éducation d’un public aveuglé et par le maintien en en vie des traditions. Partout les Palestiniens éprouvent des liens ancestraux très forts l’un à l’autre ; je sais que c’est ce que je ressens chaque fois que je choisis de m’exprimer publiquement sans tempérer mes paroles. Je suis un réceptacle vocal pour mes ancêtres palestiniens qui ont survécu au génocide – et pour ceux qui n’y ont pas survécu. Tout comme les Palestiniens à la base sont des réceptacles physiques. De même que nos ancêtres m’ont donné le juste langage pour dire nos histoires sur ma plateforme, ils donnent à nos frères et sœurs en Palestine la force physique de se tenir face à d’énormes tanks, de retirer les nôtres des décombres après un bombardement massif et ils leur donnent la force de simplement « vivre » et de combattre quoi qu’il en soit.

Quand je lutte pour trouver les mots justes, je ressens la présence de silhouettes fantomatiques des vieilles Sitos (les grand-mères) qui me chuchotent à l’oreille tandis que mes doigts tapent et que ma bouche remue. Je sais que ce qui est dit est un mélange de leurs mots et des miens. J’imagine que pour mon frère palestinien vivant en Palestine, pour tous les moments où il a eu un sentiment de défaite, un autre Sido (grand-père) fantomatique le relève et redresse son dos afin qu’il se tienne grand et fort face à l’oppresseur. Nos ancêtres sont ici. Ils sont avec nous. Je peux les ressentir. 

La défunte tante du mari de l’autrice, Fatima, et sa sœur. Survivantes du massacre de Deir Yassin.

Je ne vivrai pas une vie de bien-être aux dépends de la liberté de mon propre peuple. Je n’écrirai pas des mots faciles à lire, ni ne reformulerai mon message pour une Palestine libre au profit du bien-être d’autres. Le bien-être est le complice de la complicité. Et la complicité conduit à la mort de mon peuple, et nous en avons certainement vu assez. 

Il m’a fallu très longtemps pour trouver ma voix, aussi je ne blâme pas les autres pour être encore en train de chercher la leur. J’ai joui de bienveillance et de patience même lorsque je ne les méritais pas. Et donc je fournirai à d’autres ce même « luxe » tout en vous aidant à avoir le courage de trouver et d’utiliser vos voix. À mes compatriotes palestiniens en diaspora, nous sommes une partie de cette révolution. Vous avez un rôle à jouer. Nous ne pouvons pas nous conformer plus longtemps à la règle toute faite selon laquelle vous devez garder le silence sur l’oppression de notre peuple pour éviter des rétorsions ici ou ailleurs. Nos frères et sœurs en Palestine ont besoin de nous autant que nous avons besoin d’eux. 

Ce soulèvement concerne notre interconnexion et notre généalogie ancestrale – tout ce qui nous a rendus courageux. Nos ancêtres sont revenus pour notre droit au retour, pour libérer notre peuple et ils le font à travers nous tous. 

L’autrice avec son mari et son fils manifestant contre les récents bombardements sur Gaza. Il est important pour nous d’enseigner à nos enfants que leur existence fait partie d’une résistance mondiale contre le nettoyage ethnique de notre peuple et qu’ils comprennent leurs rôles dans leur monde en tant que descendants des réfugiés palestiniens.

Jenan A. Matari est une romancière lauréate de prix littéraires ; elle a fondé et dirige les éditions MissMuslim.nyc, et c’est une descendante de réfugiés palestiniens de Jérusalem. 

Source : Mondoweiss

Traduction SF pour l’Agence média Palestine

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