Andrew Kersley, 13 mars 2021
L’emblématique roman graphique « Palestine », de Joe Sacco, fête ses 25 ans cette année. Sa description de la vie sous occupation est consistante avec l’œuvre de toute sa vie – raconter les histoires des peuples opprimés, que les puissants préféreraient oublier.
« Les gens avec qui il vit », écrivait Edward Said, « sont les perdants de l’histoire — bannis vers les marges où ils semblent rôder dans le découragement […] À l’exception d’un ou deux romanciers et poètes, personne n’a jamais rendu mieux ce terrible état des choses ».
Il peut être surprenant de découvrir que quelques paragraphes plus tôt, l’emblématique intellectuel palestinien revenait sur la contrebande d’éditions illicites de Superman et Captain Marvel dans la maison de son enfance, parce qu’il ne louait pas ainsi un ouvrage universitaire, ni un documentaire politique, mais une bande dessinée — plus spécifiquement Palestine, par Joe Sacco.
Publié il y a 25 ans cette année, le roman de Sacco peignant la vie dans les Territoires occupés était révolutionnaire. Il était — et est encore — rare de voir quelqu’un documenter de vraies personnes vivant en Palestine, au-delà des gros titres et des débats politiques. Sacco peint une image de la vie en Cisjordanie et à Gaza dans toute sa réalité brouillonne, imparfaite, sans « agenda » ni solution proposée.
Ses images restent avec vous. Des enfants arabes frappés par des balles perdues, remplissant les services hospitaliers. Des colons adolescents patrouillant dans Hébron, armés avec des Uzis. Un grand-père pleurant après avoir été contraint par les soldats israéliens d’abattre l’oliveraie familiale, leur seule source de revenus. Les maisons démolies en représailles pour des crimes sans fondement [prétendument commis] par les familles de leurs résidents. Et malgré leur âge, ces histoires ont une pertinence troublante aujourd’hui : l’année dernière a marqué un haut niveau de quatre ans dans les démolitions de maisons palestiniennes et rien que le mois dernier, les forces israéliennes ont déraciné 3000 oliviers palestiniens.
Dans Palestine, Sacco entrelace l’histoire de la Déclaration de Balfour—la déclaration de 1917 qui proclamait le soutien du gouvernement britannique à « un foyer national pour le peuple juif » —avec la Nakba, et à la réalité que ces événements représentent pour les Palestiniens. Il raconte des histoires, comme celle de ce vieux réfugié palestinien retournant à son ancien village après un demi-siècle pour le trouver démoli.
À un moment où beaucoup affirmaient que le peuple palestinien « n’existait pas » — comme l’a dit un jour l’ancienne Première ministre israélienne Golda Meir—, le portrait par Sacco de la vie dans les Territoires occupés est un rejet retentissant de cette idée. Les Palestiniens existaient vraiment, ils existent vraiment, et ils continueront à exister, peuple réel, avec des vies, des métiers, des familles, dans les limbes sans fin de l’occupation.
Né à Malte, Joe Sacco a grandi en Australie et en Amérique, et est devenu un journaliste travaillant dans un service d’information régional aux Etats-Unis et pratiquant ses illustrations sur demande pour un bureau touristique de Malte. À la fin des années 1980, il a voyagé, et a fini par se retrouver au Moyen-Orient à un moment où la Palestine entrait en irruption. Depuis la Première Intifada, il a écrit sur le conflit en Bosnie (Safe Area Gorazde et The Fixer), la pauvreté en Amérique (Days of Destruction, Days of Revolt) et les expériences des Canadiens autochtones (Paying the Land).
Dans ces histoires, tout comme les journalistes gonzo des années 1970, Sacco rejette la supposition que l’histoire de l’auteur puisse être indépendante — que l’œuvre puisse être construite sans que des parties de l’auteur éclaboussent la page. La Palestine de Sacco reconnait le propre rôle de Sacco dans l’histoire. Des caricatures de son visage à lunettes, perdu dans une foule de manifestants israéliens, à son commentaire informel sur toutes les choses autour de lui et à la constante critique de sa propre conduite en apparence imparfaite, il est impossible de rater le rôle de Sacco dans son propre travail. Dans des œuvres comme Palestine, la lectrice suit Sacco dans ses rencontres avec de plus en plus de « perdants de l’histoire », qui racontent consciencieusement leurs histoires et évoquent fidèlement la misère dans laquelle ils sont coincés.
Inspirées par les peintures de Goya et de Bruegel et par le style de Catch-22 de Joseph Heller, les illustrations de Sacco adoptent un style presque hyper-réaliste. L’expression exagérée de chaque personnage reflète qui ils sont, tandis que ses panoramas capturent tous les détails inépuisables de la vie quotidienne. Sacco mélange un style de bande dessinée contre-culturel avec des descriptions sincères de ses sujets – non comme des caricatures, mais comme de vraies personnes.
De façon intéressante, le livre récent de Sacco, Paying the Land, a pris une tournure différente. Histoire, sur des décennies, du peuple autochtone canadien des Dénés, son envergure est massive, couvrant tout, de la pauvreté étendue, de l’alcoolisme et de la consommation de drogues jusqu’à la masse tentaculaire des conduites métalliques de pétrole et de gaz qui balafrent maintenant le vaste paysage du Canada.
Dans un des chapitres les plus fascinants, Sacco examine l’histoire de la manière dont 150 000 enfants autochtones ont été éduqués de force dans des pensionnats d’état où leur culture et leur identité étaient délibérément effacés et où la maltraitance verbale, physique et sexuelle était omniprésente. Quelque 6000 enfants sont morts dans ces écoles qui sont restées ouvertes jusqu’aux années 1990 et ont été condamnées dans un rapport de 2015 en tant qu’outils approuvés par l’état de « génocide culturel ». A travers ce traumatisme durable des enfants qui sont passés par ces institutions, Sacco offre un rare aperçu sur l’histoire douloureuse et difficile du peuple des Dénés, qui façonne la peine et la pauvreté auxquelles ils sont confrontés jusqu’à aujourd’hui.
Une autre force du livre de Sacco réside dans l’absence de solutions et de structures politiques. Son travail intègre un certain cynisme envers les soldats et les politiciens, envers les exécuteurs ou les figures lointaines qui ne font jamais face à la souffrance qu’il documente. Une partie de ses critiques a été réservée à d’autres journalistes ; comme Sacco a passé des mois avec ses sujets dans des endroits comme la Palestine et la Bosnie, il a été témoin des visites fugaces des journalistes occidentaux qui utilisaient la destruction comme une toile de fond captivante pour un reportage avant de disparaître le lendemain. Comme Said l’a dit : « Joe est là pour être en Palestine et seulement pour cela — pour passer autant de temps que possible à partager, sinon finalement à vivre, la vie que les Palestiniens sont condamnés à mener ».
Cela va au cœur de ce qui est si important dans l’œuvre de Sacco. Son travail n’est pas un pur reportage, ni une chasse à des angles de niche propres, mais une tentative pour mettre de la chair sur des récits de personnes réelles, qu’ils soient des survivants de la guerre de Bosnie trouvant un sens d’identité culturelle dans des cigarettes ou des jeans Levi’s fabriqués en Bosnie, ou des Palestiniens dans des camps de réfugiés semi-permanents partageant des récits autour de copieuses quantités de thé sucré ou encore des Dénés, « désamarrés de la culture qui les ancrait autrefois », alors que leurs terres sont livrées à la fracturation hydraulique pour les sociétés pétrolières et gazières.
La loyauté de Sacco va aux êtres humains pris au milieu des grands conflits, des chambardements et des « interventions libérales » des années 1990 et 2000 — à ceux qui ont le moins d’influence, et pourtant souffrent le plus. Il a donné un visage et une voix aux « perdants de l’histoire » — comme Said les a appelés — et a fait en sorte que leurs vies, leurs histoires et l’humanité quotidienne soient toujours sur le devant et au centre de la scène. Un quart de siècle après la première publication complète de Palestine, Sacco implore les gens de refuser d’oublier le coût humain au cœur des conflits.
Andrew Kersley est un écrivain freelance. Son travail a été publié dans Wired et LabourList, entre autres.
Source : Tribune
Trad. CG pour l’Agence Media Palestine