Le dilemme de la représentation des Palestiniens dans le cinéma israélien

Par Nathalie Alz, le 21 octobre 2021

Le casting de la sélection d’Israël pour les Oscars, ‘Let it Be Morning’ [Que ce soit le matin’], s’ouvre sur le conflit du partage d’une histoire des Palestiniens dans un pays qui efface leur identité.

Une image du film « Let It Be Morning » réalisé par Eran Kolirin d’après un livre de Sayed Kashua. (Avec la permission de Dori Media/Les Films du Poisson)

Un film sur un citoyen palestinien d’Israël, avec un casting majoritairement palestinien, tiré du roman d’un auteur palestinien, a remporté le prix du meilleur film israélien de cette année, le Prix Ophir. En tant que vainqueur, il va automatiquement être la sélection d’Israël pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.

Réalisé par le cinéaste juif-israélien Eran Kolirin, « Let It Be Morning » a remporté un total de sept prix, dont celui de meilleur réalisateur et scénariste pour Kolirin, meilleur acteur pour Alex Bakri et meilleure actrice pour Juna Suleiman. Mais les acteurs principaux, qui vivent en Allemagne, ont ignoré l’événement.

« Dans des circonstances normales, j’éprouverais de la joie et de la gratitude pour ce prix, mais c’est malheureusement impossible alors qu’il y existe des efforts soutenus pour effacer l’identité des Palestiniens et la souffrance collective que je porte avec moi dans chacun des rôles que je joue », a dit Suleiman dans une déclaration que Kolirin a lue en son nom à la cérémonie.

Bakri aussi avait une déclaration qui a été lue sur scène : « Je sais qu’il y a ceux qui seront en colère parce qu’on fait entrer la politique dans cette soirée qui célèbre l’art, mais pour moi, tout art est politique et, par derrière, il y a la responsabilité d’un artiste de profiter de toutes les occasions possibles pour s’exprimer sur un manque de justice. »

La plupart des acteurs, dont Suleiman et Bakri, ont refusé d’assister à la première du film au Festival de Cannes en juillet, à cause de sa classification en tant que production israélienne, plutôt que palestinienne.

« Let It Be Morning » est tiré d’un roman en hébreu, avec le même titre, de l’un des plus importants auteurs palestiniens d’Israël, Sayed Kashua, qui a émigré aux Etats Unis en 2014, également par frustration pour la façon dont Israël traite les Palestiniens. Il étudie la réalité sociale et politique des citoyens palestiniens d’Israël à travers son protagoniste, Sami (Alex Bakri), comptable palestinien qui vit à Jérusalem et qui revient, avec sa femme et son fils, dans son village natal pour le mariage de son frère, pour y être retenu enfermé après que l’armée israélienne ait imposé un état d’urgence. Le siège soudain et inexpliqué l’oblige à se colleter avec son identité.

L’auteur Sayed Kashua, qui est un citoyen palestinien d’Israël, en train de travailler dans sa maison de Jérusalem, le 29 mars 2011. (Nati Shohat/Flash90)

« Les films n’ont pas d’identité », a dit Kolirin. « Je soutiens mes acteurs et je me tiens à leurs côtés. Tel que je le vois, le pouvoir est de mon côté. Je peux parler de la question de l’identité et en discuter. C’est une question de pouvoir et un débat politique.

« Je ne sais pas si c’est bon pour le film ni si cela va accroître ses chances de gagner », a poursuivi Kolirin. « Cela ne me regarde pas, ce qui me regarde c’est de manifester ma solidarité envers les gens qui ont travaillé avec moi. »

« Je serai heureux si le film touche autant de personnes que possible », a ajouté Kolirin. « Un film est fait pour toucher le cœur du public et l’ouvrir à la nouvelle histoire à laquelle ils n’est pas prêt. »

Les déclarations des acteurs à la cérémonie des Prix Ophir reflètent le combat auquel font face tous les artistes palestiniens dans les productions et les institutions culturelles d’Israël, a dit Suha Arraf, réalisatrice, scénariste et productrice palestinienne, qui écrit également pour +972 Magazine. Quand Arraf a inscrit son long métrage, « Villa Touma » en tant que « palestinien » au Feltival de Venise en 2014, des ministres du gouvernement israélien l’ont accusée de voler les fonds publics et de commettre une fraude, et le Conseil du Cinéma Israélien a exigé qu’elle rende les centaines de dollars de financement. A l’époque, Kolirin avait fait une déclaration au tribunal pour soutenir Arraf.

Les acteurs et l’équipe de « Let It Be Morning » sur scène à la remise des Prix Ophir, le 5 octobre 2021 à Tel Aviv. (Tomer Neuberg/Flash90)

En 2010, Scandar Copti, coréalisateur d’« Ajami », film nommé aux Oscars, drame sans complaisance sur le quartier palestinien éponyme de Jaffa, a provoqué un tollé quand il a dit qu’il ne représentait pas Israël à la cérémonie des Academy Awards. L’inscription du film en tant qu’  « israélien » n’était que technique, a dit Copti à l’époque – le financement public du film par Israël couvrait 40 % de son budget. « Je ne peux pas représenter un pays qui ne me représente pas », a-t-il dit à un reporter israélien.

« Notre identité fait partie de notre travail, de notre créativité », a dit Arraf. « Pour mon premier film, j’ai recherché des financements partout en Europe et dans le monde arabe, et cela n’a pas vraiment marché. Finalement, j’ai couvert 70 % de mon budget en utilisant des subventions de fondations israéliennes. C’est un budget que je mérite tout à fait en tant que citoyenne qui paie ses impôts. Personne ne me fait de faveurs. »

D’après Arraf, les citoyens palestiniens ne reçoivent qu’environ 2 % du budget israélien de la culture, bien qu’ils représentent 20 % de la population. Étant donné ce financement limité, beaucoup d’artistes palestiniens se sentent obligés d’accepter des rôles ou de rejoindre des productions qui sont en contradiction avec leurs expériences vécues.

Pourtant, ce n’est pas réservé aux seuls Palestiniens de raconter les histoires des Palestiniens, a dit Arraf. « Pour raconter une histoire, vous n’avez pas besoin d’être Palestinien, ou d’en faire partie. Vous devez vous identifier, soutenir et défendre vos acteurs. Je respecte et apprécie Eran Kolirin. »

L’acteur Ehab Elias Salami sur scène aux Ophir Awards, le 5 octobre 2021 à Tel Aviv.(Tomer Neuberg/Flash90)

Ehab Elias Salami a été inondé d’appels depuis qu’il a gagné le prix du meilleur second rôle masculin. « Tout d’un coup, je suis devenu célèbre. Où étiez vous ces 20 dernières années ? » lança-t-il en boutade.

Salami projette d’assister aux Oscars, si et quand il sera invité – bien qu’il essaie d’éviter les vols de longue durée. Tandis que Salami s’est joint à la manifestation de collègues du casting et qu’il a évité le Festival de Cannes, il a assisté aux prix Ophir. Dans son discours de remerciement, il a cité Martin Luther King Jr., son idole : « Je fais un rêve, que le peuple palestinien trouve la justice, et que nous tous, Arabes et Juifs, vivions en paix. Nous méritons tous de vivre dans un monde sans tension et sans haine. »

« Mes paroles sont sorties de mon cœur », m’a dit Salami dans une interview téléphonique quelques jours après sa victoire. « Quiconque serait comme moi dans la position de quelqu’un apprécié pour son travail serait reconnaissant et heureux, et je le suis. »

Regardant en arrière, il s’interroge sur sa décision de ne pas assister au Festival de Cannes. Bien que s’identifiant comme Palestinien et cherchant la justice pour le peuple palestinien, il préférerait ne pas se focaliser sur les étiquettes, a-t-il dit.

« Je suis dans cette branche depuis 20 ans, principalement dans la communauté arabe et, en tant que réalisateur, je me connecte à l’âme, à la personne, à l’énergie », a-t-il dit. « C’est ainsi que je surmonte les barrières et les frontières. »

Nathalie Alz est créatrice de contenu, professeure de yoga et voyageuse qui blogue sur son temps libre. Facebook et Instagram : NatalieAlz ; Twitter : Natalie_Alz.

Source : +972 Magazine

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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