Pourquoi la population jordanienne manifeste contre le pacte avec les EAU et Israël

Par Ali Abunimah, le 1er décembre 2021

Les Jordaniens manifestent le 26 novembre à Amman contre la normalisation de leur pays avec Israël, dont un pacte tripartite avec les EAU. (Sherbel Dissi / ActiveStills)

Des milliers de Jordaniens ont manifesté vendredi à Amman contre un accord qui est censé voir la Jordanie vendre de l’électricité à Israël en échange d’eau désalinisée.

Ceci fait suite à des manifestations d’étudiants sur les campus du pays qui s’opposent aux liens officiels et aux étroites relations du royaume avec Israël, que beaucoup voient comme une trahison pure et simple de la cause palestinienne.

L’accord, dont les Émirats Arabes Unis font également partie, ressemble davantage à une démarche politique faite pour consolider fermement la Jordanie dans les dits Accords d’Abraham, qu’à l’apport d’une énergie et d’une eau propres pour le bénéfice des deux parties.

Le seul véritable gagnant, politiquement parlant, est probablement Israël.

La semaine dernière, des usagers des réseaux sociaux faisaient circuler des vidéos prises sur leurs portables de manifestations à l’Université de Jordanie, l’Université de Yarmouk, l’Université d’Al-Zaytoonah et l’Université Hashémite.

Les autorités jordaniennes ont réagi contre les manifestants, en arrêtant des dizaines et en agressant certains physiquement, d’après l’association de défense des droits de l’homme Euro-Med Monitor, qui a demandé une relaxe inconditionnelle de tous les détenus.

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La Jordanie en tant que « pénétration stratégique » d’Israël

Le message de la rue était clair : Malgré les efforts de leur gouvernement pour réchauffer sa « paix froide » avec Israël, la population jordanienne y reste catégoriquement opposée.

Les dernières manifestations ont été déclenchées par un protocole d’accord signé le 22 novembre par les Émirats Arabes Unis, la Jordanie et Israël.

Celui-ci appelle à la construction d’un parc solaire financé par les Émirats sur le sol jordanien pour fournir de l’électricité à Israël. En échange, Israël étudiera la construction d’une usine de désalinisation sur la côte méditerranéenne pour fournir de l’eau à la Jordanie.

Pourtant, en plus des objections de principe à la normalisation avec Israël, il y a de très bonnes raisons de douter de la faisabilité technique du projet et de sa viabilité environnementale.

Mais il n’y a aucun doute sur ses implications politiques. Il inclut la Jordanie dans les Accords d’Abraham – cadre des accords de normalisation négociés en 2020 par l’administration Trump entre Israël, les EAU et plusieurs autres régimes arabes.

Le protocole signé ce mois-ci établit que les EAU, la Jordanie et Israël, ainsi que NEPCO, fournisseur national jordanien d’électricité, et deux sociétés israéliennes, « peuvent être des parties prenantes potentielles du projet » dans le parc solaire.

Mais toute l’énergie du parc solaire serait exportée en Israël – où elle aiderait presque certainement à alimenter les colonies israéliennes en Cisjordanie occupée.

La Jordanie possède son propre accord de paix avec Israël depuis 1994, mais les dirigeants d’Amman craignent peut-être de passer à côté des vastes accords économiques qui vont probablement accompagner la nouvelle vague de normalisation avec Tel Aviv.

Les analystes de l’Institut de Washington pour la Politique au Proche Orient, influent groupe de réflexion et de pression israélien, a demandé en début d’année à l’administration Biden de « garantir que la Jordanie bénéficie directement des nouvelles dynamiques et opportunités créées par les Accords d’Abraham ».

« La Jordanie sert de pénétration stratégique d’Israël vers l’Est, et sa coopération avec Jérusalem est un facteur essentiel dans toute stratégie de défense américaine ‘par, avec et à travers’ le Moyen Orient », ont observé les analystes du lobby israélien.

Les États-Unis soutiennent le nouveau pacte électricité-contre-eau, dont le but semble être de rendre la Jordanie encore plus dépendante d’Israël et de Washington.

« Les parties prenantes » du projet de désalinisation de l’eau vont apparemment comprendre, d’après le protocole, le ministère jordanien de l’Eau, le ministère israélien de l’Énergie, et les EAU.

Mais Israël ne donnerait presque certainement pas, ni à la Jordanie ni aux EAU, un contrôle réel sur une ressource aussi stratégique si jamais l’usine était construite.

Celle-ci deviendrait simplement un autre outil permettant à Israël de faire pression sur et de faire chanter la Jordanie, comme elle l’a toujours fait avec l’approvisionnement en eau du Jourdain.

Coûteux et inefficace

Les détails du projet seront finalisés vers la fin de 2022, d’après le protocole.

Un lobby israélien l’appelle « l’accord le plus important jamais conclu » entre Tel Aviv et Amman.

Mais il y a des raisons d’être sceptique sur ses objectifs déclarés. Israël a déjà tant de surplus de production d’électricité et de gaz que les prix y baissent.

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Et si Israël voulait augmenter son utilisation des énergies renouvelables, comme l’énergie solaire, il a des quantités d’espace pour construire des parcs solaires à l’intérieur des frontières qu’il contrôle sans avoir besoin de s’étendre en Jordanie.

L’intérêt feint d’Israël pour l’énergie renouvelable et durable est démentie par ses habituelles saisies ou destructions des panneaux solaires utilisés par les Palestiniens en Cisjordanie occupée.

Il y a aussi de bonnes raisons de douter que l’usine de désalinisation ne soit jamais construite – tout au moins pas au service de la Jordanie.

Si le but d’Israël – comme le prétend le protocole d’accord – est d’augmenter son utilisation des énergies renouvelables, construire une autre usine de désalinisation contredit ce but.

La désalinisation demeure un processus cher et difficile.

Elle requiert de grandes quantités d’énergie – généralement à partir de combustibles fossiles – et provoque d’importants risques environnementaux, dont l’accroissement de la salinité et de la température de l’eau de mer et la création de dommages sur la vie marine.

Loin d’être une panacée, la désalinisation s’est avérée coûteuse et non durable pour des pays de la région bien plus riches que la Jordanie, dont le Koweït, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis.

« Les pays brûlent toujours plus de gaz naturel, et parfois de pétrole, pour faire marcher les usines », a rapporté The Arizona Republic en 2019, citant Laurent Lambert, professeur de politique publique à l’Institut d’Études Supérieures de Doha.

Ceci se traduit par « plus d’émission de gaz à effet de serre qui réchauffent la planète ».

Malgré les problèmes persistants de cette technologie, Israël a construit un certain nombre d’usines de désalinisation et sa propagande de verdissement les vend comme une solution à la pénurie d’eau dans la région.

En réalité, « l’euphorie de la désalinisation » d’Israël est largement exagérée, a dit en 2018 au Times of Israel Alon Tal, président du département de politique publique à l’Université de Tel Aviv.

Le pays fait cependant face à des problèmes d’eau importants et de longue durée que la désalinisation ne peut résoudre, tout en portant atteinte aux ressources naturelles.

Ignorer l’opinion publique

La Jordanie et Israël ont de pauvres antécédents dans la mise en œuvre de leurs projets de normalisation.

Depuis des décennies, Israël et la Jordanie parlent d’un projet conjoint dévastateur pour l’environnement de construction d’un canal depuis la Mer Rouge qui réapprovisionnerait la Mer Morte tout en produisant de l’électricité. Il n’a jamais abouti.

Il y a eu aussi des projets d’aéroport commun à cheval sur la frontière sud de la Jordanie et d’Israël. Il n’a jamais été construit non plus.

Par contre, Israël a mis Amman en colère en construisant son propre aéroport dont la Jordanie dit qu’il menace son espace aérien et sa souveraineté.

Le dernier accord a néanmoins provoqué l’indignation en Jordanie où la population s’oppose généralement aux liens avec Israël.

Les législateurs exigent qu’il soit débattu au Parlement.

La Jordanie dépense déjà des milliards de dollars dans l’achat de gaz à Israël selon un accord soutenu par les États-Unis prévu pour durer au moins jusqu’en 2035.

Mais, malgré une forte opposition en interne de la part de la population et du Parlement depuis la signature en 2014 de l’accord sur le gaz, les décideurs de la monarchie n’ont tenu aucun compte de l’impopularité de l’accord et l’ont quand même maintenu. La Jordanie est maintenant dans sa deuxième année d’importation de gaz d’Israël.

L’accord EAU-Israël-Jordanie n’arrive que quelques semaines après la révélation qu’en octobre, la Jordanie a secrètement envoyé des avions de guerre au moins pour la deuxième fois depuis 2019 – pour s’entraîner avec l’armée de l’air israélienne.

Ceci s’est passé quelques mois seulement après que des avions de chasse déployés par Tel Aviv aient massacré des familles entières à Gaza.

La réponse relativement discrète de la population jordanienne en octobre a peut-être laissé penser à Amman qu’elle pouvait s’en sortir en faisant presque tout ce qu’elle voulait avec Israël sans avoir à craindre une réaction hostile.

Ce dernier accord est peut-être un tournant.

Faciliter un crime de guerre ?

Le professeur Saleh al-Naami, expert de la question israélienne vivant à Gaza, dit que si l’accord était décidé, la Jordanie alimenterait en électricité les colonies israéliennes de Cisjordanie occupée.

« Ce projet créera un environnement d’encouragement à la judaïsation de la Cisjordanie », a dit Al-Naami dans un tweet.

« Le désert jordanien ne servira pas seulement à produire de l’électricité pour les colonies », a dit ce politologue. « Israël sera peut-être également en capacité de transférer certaines de ses infrastructures industrielles polluantes dans le désert jordanien sous prétexte de création d’emplois. »

Al-Naami a presque certainement raison, puisque le réseau électrique d’Israël relie entre elles la Cisjordanie, occupée par Israël depuis 1967, et les zones sur lesquelles Israël a été créé pendant la Nakba en 1948.

Alors que la totalité d’Israël est une colonie de peuplement construite sur des terres d’où les Palestiniens ont été ou sont déplacés de force, sa construction de colonies en Cisjordanie est reconnue, selon le droit international, comme un crime de guerre.

Et donc, en fournissant de l’électricité aux colonies, la Jordanie procurerait aide et complicité à un crime qui est presque certainement un objectif principal de l’enquête de la Cour Pénale Internationale.

Le gouvernement saoudien a, paraît-il, essayé de faire pression sur les EAU pour qu’ils n’aillent pas de l’avant dans cet accord car il « saperait » les projets du Prince héritier saoudien Mohammad bin Salman d’instaurer une politique climatique régionale, a rapporté la semaine dernière le journaliste israélien Barak Ravid.

L’Arabie Saoudite – dont la principale source de revenus est l’énergie fossile – est vraisemblablement plus inquiète de perdre de l’influence dans les Émirats que d’endiguer l’impact du changement climatique.

Contrats d’armement au Maroc

Entre temps, le ministre israélien de la Défense Benny Gantz s’est envolé la semaine dernière pour le Maroc pour signer un accord militaire avec ce pays nord-africain, ouvrant la voie à des ventes d’armes.

Israël et le Maroc ont normalisé leurs relations l’année dernière après des décennies de liens clandestins.

Ce n’était que la dernière preuve de la façon dont les Accords d’Abraham transforment les États arabes en centres de profit pour l’industrie de guerre d’Israël.

Quelques jours après la visite de Gantz, la nouvelle est tombée que le Maroc avait déjà dépensé cette année 22 millions de dollars dans l’achat de drones « suicide » israéliens.

Mais les Marocains, comme les Jordaniens, sont descendus dans la rue contre les accords de leurs dirigeants pilotés par les Américains avec Tel Aviv.

Ali Abunimah est directeur général et Tamara Nassar rédactrice adjointe de The Electronic Intifada.

Traduction : J. Ch.pour l’Agence Média Palestine

Source : The Electronic Intifada

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