Intervention d’Hatem Bazian le 10 décembre 2021 lors de la rencontre « 20 ans après le 11 septembre : Guerre permanente ou paix révolutionnaire ?

Le vendredi 10 décembre 2021, Dr. Hatem Bazian était l’un des intervenants du débat public portant sur : « 20 ans après le 11 septembre : Guerre permanente ou paix révolutionnaire ? », organisé par Paroles d’Honneur à la Belle Étoile.

Retrouvez ci-dessous la traduction de son intervention.

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Islamophobie et Palestine

Usages du label “terrorisme” pour faire taire les militant.e.s palestinien.ne.s en Occident

Dr. Hatem Bazian
Near Eastern Studies 
Asian American Studies

Université de Berkeley

Deux angles morts majeurs, qui existent dans la recherche actuelle sur l’islamophobie, continuent d’obscurcir et de limiter la portée de son analyse critique.

Le premier, c’est que les travaux et les écrits sur l’islamophobie ont tendance à se concentrer sur les discours médiatiques, la politique électorale et sur la capacité des musulmans d’Europe et des États-Unis à s’intégrer dans la société occidentale. Les problèmes se réduisent alors à une question d’acteurs politiques ayant un impact sur une société dite civilisée par excellence. Ce qui est perdu dans ces analyses, c’est le racisme colonial et impérial occidental, le sectarisme et la différence épistémologique et ontologique construite sur une rationalisation théologique profondément enracinée.

Le deuxième concerne le lien direct entre le sionisme, les forces pro-israéliennes et la promotion de l’islamophobie. Bien que les travaux sur l’islamophobie dans les médias, sur les liens entre l’empire américain et les restrictions imposées aux musulmans soient présents dans des publications, des liens, qui ont pour but de maintenir et la consolider le soutien à Israël, sont rarement abordés.

Pour moi, les groupes pro-israéliens aux États-Unis et en Europe sont les principaux bailleurs de fonds, producteurs, organisateurs et distributeurs de contenu islamophobe, qui domine actuellement les discours politiques et publics dans les sociétés occidentales. La fin de la Guerre froide et le tournant vers l’exagération de la menace de l’Islam ont provoqué une avalanche de publications et de couverture médiatique qui ont ciblé la Palestine et les militants pro-palestiniens tout en faisant la promotion d’Israël comme allié et « seule » démocratie de style occidental au Moyen-Orient.

En outre, l’émergence du mouvement BDS en 2005 a entraîné une stratégie pro-israélienne plus extrémiste qui a cherché à imposer des limites à la liberté d’expression et d’association pour faire dérailler toute critique du sionisme et de l’apartheid israélien.

Le 9 décembre 2021, la Ligue anti-diffamation (ADL) a publié un rapport, « Le mouvement anti-israélien sur les campus américains, 2020-2021 », rempli de bout en bout de contenus islamophobes et de tentatives de diabolisation des militants pro-palestiniens et d’accusation contre des groupes de n’’être une façade pour le Hamas, et d’accusations d’antisémitisme. Le rapport fait suite au sommet « Never Is Now » parrainé par l’ADL et axé sur « Confronter l’antisémitisme sur le campus : un guide pratique », avec un débat animé par le PDG d’ Hillel International, Adam Lehma, entre des étudiants sionistes leaders et des éducateurs pro-israéliens sur les campus américains.

En février 2019, le ministère israélien des Affaires stratégiques publiait TERRORISTS IN SUITS. The Ties Between NGOs promoting BDS and Terrorist Organizations (Terroristes en costumes. Les liens entre les ONG qui soutiennent BDS et les organisations terroristes). Le rapport construisait un trope islamophobe liant les militants pro-palestiniens et BDS avec le terrorisme.

Le fait qu’organisations et groupes pro-israéliens utilisent l’islamophobie et la diabolisation de la Palestine et des Palestiniens entraîne chez des universitaires une prise de distance avec le sujet par peur d’être ciblé pour avoir écrit ou mis en évidence ces liens.

Tout cela soulève une foule de questions concernant l’islamophobie, mais je souhaite me concentrer sur un segment particulier de l’industrie de l’islamophobie directement lié à l’agenda pro-israélien : les groupes et les organisations impliqués dans la promotion de l’altérité des musulmans et dont la préoccupation centrale est de saper les possibilités de liberté, de dignité et de plaidoyer palestiniens pour la justice.

J’essaie de répondre aux questions suivantes : qui sont les groupes qui produisent l’islamophobie ? Quels sont leurs liens avec ceux qui sont impliqués dans la défense de la politique israélienne ? Comment les forces des droits de l’homme, les forces antiracistes et anti-impérialistes devraient-elles l’aborder dans les années à venir ? Comment l’islamophobie est-elle utilisée pour obtenir un soutien supplémentaire à Israël et quel a été son succès après le 11 septembre 2001 ?

Au printemps 2012, l’American Freedom Defense Initiative (AFDI), une organisation créée par Pamela Geller, une figure de proue du réseau mondial islamophobe, publie une série de publicités pour les bus, les gares et les panneaux d’affichage avec ce message : « Dans tout guerre entre l’homme civilisé et le sauvage, soutenez l’homme civilisé. Combattez le Jihad violent. Soutenez Israël. » Contrastant avec les campagnes islamophobes précédentes, ces publicités établissaient un lien explicite entre Israël, la « guerre contre le Jihad », le soutien à Israël et le cadrage raciste des Palestiniens auxquels les publicités font explicitement référence comme des « sauvages ».

Ces publicités furent affichées à travers les États-Unis et dans des villes, dont San Francisco et New York. Des artistes culturels organisent une campagne visuelle de résistance en peignant sur les publicités et refusant la culture visuelle du racisme dans l’espace public.

Une autre série de publicités islamophobes et plus incendiaires de l’AFDI montrait Haj Amin al-Husseini, le leader palestinien d’avant 1948, assis à côté d’Hitler. Selon l’AFDI, cette nouvelle publicité islamophobe était une réponse à une campagne des Musulmans américains pour la Palestine (AMP) qui appelait à la réduction de l’aide américaine à Israël.

Toutes ces publicités établissent des liens explicites et immédiats entre la rhétorique islamophobe dirigée contre l’islam et les musulmans et la centralité d’Israël en tant qu’élément essentiel de la « guerre contre le terrorisme », construisant ontologiquement les Palestiniens comme des terroristes archétypiques afin de maintenir un soutien sans critique américain au sionisme.

Après le 11 septembre 2001, un certain nombre d’individus, de groupes et d’organisations basés aux États-Unis ont réussi avec succès à poursuivre ce programme consistant à employer l’islamophobie pour célébrer Israël et diaboliser les Palestiniens. Ces groupes islamophobes pro-israéliens sont sous-étudiés par les universitaires américains malgré le nombre accru d’ouvrages publiés sur l’islamophobie.

Un site Web récemment sorti, Canary Mission, rend pourtant ce lien évident : hautement islamophobe, il donne un nouveau souffle au maccarthysme en se concentrant sur l’opposition à BDS sur les campus universitaires et la promotion de l’agenda d’Israël.

Historiquement, les universitaires américains se sont pour la plupart tenus à l’écart de tout ce qui concerne Israël de peur d’être pris pour cible et d’avoir à faire face à des accusations erronées d’antisémitisme. Ceux qui s’aventurent à traiter le conflit palestino-israélien en dehors des paramètres acceptés par les pro-israéliens sont une exception plutôt que la norme et la plupart des universitaires et des journalistes restent également à l’écart du sujet. Des cas comme celui de Joseph Massad à l’Université de Columbia, Steven Salaita à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign et Rabab Abdulhadi à l’Université d’État de San Francisco illustrent les conséquences d’écrire et de parler de la Palestine aux États-Unis et des campagnes similaires existent en France, au Royaume-Uni et au Canada.

L’industrie de l’islamophobie, bien que venant d’une très petite minorité d’individus et d’organisations opérant outre-Atlantique, partage des ressources et bénéficie d’un soutien officiel dans certains pays. Elle a dès lors été en mesure de façonner le discours politique et d’influencer les débats politiques sur la sécurité, l’immigration et l’éducation.

Dans Legislating Fear, un rapport publié le 19 septembre 2013, CAIR a identifié 37 groupes au cœur de l’industrie de l’islamophobie et 32 ​​autres organisations périphériques qui ont dépensé ensemble 119 662 719 millions de dollars entre 2008-2011.

Il faut ajouter que le financement du réseau islamophobe et pro-israélien provient des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite dans le but d’influencer les débats musulmans-musulmans dans les développements des post-printemps arabes.

Regarder en arrière avant regarder le présent

Les attentats de 2001 ont introduit un changement dans la politique étrangère américaine et européenne et ont réintroduit une approche interventionniste plus musclée et militarisée envers le monde arabe et musulman avec l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak ainsi qu’avec une solide présence militaire américaine dans plus de 40 nouveaux pays. La coïncidence des attentats du 01/09/2001 avec le début de la deuxième Intifada palestinienne présenta une occasion en or aux néo-conservateurs liés à l’American Enterprise Institute de faire pression sur l’administration Bush pour une position plus résolument pro-israélienne.

Le « soit vous êtes avec nous soit avec les terroristes » du président Bush a forcé les États-nations à prendre des décisions facilitant la mise en oeuvre de cette guerre mondiale. L’alliance mondiale, qui a constitué la « Guerre contre le terrorisme » (avec Israël jouant un rôle central), a fourni une formation et un savoir-faire, et a commercialisé sa « grande expertise » dans la lutte contre le terrorisme.

Les agences de sécurité israéliennes se sont lancées dans le secteur de la formation antiterroriste et ont réussi à devenir des acteurs clés dans les programmes terroristes conjoints locaux, régionaux, nationaux et internationaux. Par exemple, Urban Shield, un programme de formation conjoint à la lutte contre le terrorisme organisé dans la région de la baie de San Francisco, qui fait de l’islamophobie son cadre conceptuel et présente les musulmans et les Arabes comme des menaces potentielles dans son programme de formation, a fait en sorte que les équipes de sécurité israélienne jouent un rôle majeur dans la mise en place de scénarios d’attaques terroristes présumées et dans la politique de conseil sur le profilage de terroristes.

Des sociétés de relations publiques comme Luntz ont réussi à pousser l’opinion publique davantage vers la droite et à soutenir l’invasion de l’Irak comme moyen de défendre Israël. Dans un de ses documents de relations publiques, Luntz proposait des points de discussion et des recommandations spécifiques sur la façon de parler d’Israël au public américain et occidental en général.

Si certains seraient tentés de parler de complot, la réalité est qu’un réseau sioniste et néo-conservateur bien organisé, discipliné et bien financé fonctionnait au sein d’une administration idéologiquement prête et solidaire comportant des alliés dans des postes sensibles qui ont réussi à façonner des débats publics sur des questions concernant à la guerre au niveau national et international. En effet, ceux qui opéraient dans cet espace ont réussi à se fortifier et à consolider le récit d’Israël aux États-Unis et à dominer le discours dans les universités et les médias.

Les porte-parole israéliens ont été très efficaces dans la diffusion de leurs messages aux niveaux local, régional et national aux États-Unis, tandis que les réponses pro-palestiniennes étaient souvent entravées et présentés de manière singulière. La stratégie de communication s’est construite sur des années de stéréotypes négatifs et de fausses représentations des Arabes et des musulmans, ce qui a rendu un vocabulaire plus facile à déployer dans une matérialité productive et orientaliste.

Edward Said (Orientalism, 1978 et Covering Islam 1981) et Jack Shaheen (Reel Bad Arabs, 2001) l’ont théorisé et ont souligné l’effet cumulatif des stratégies pro-israéliennes. La stratégie de communication pro-israélienne a été déployée à travers des représentations racistes, colonialistes et essentialistes des Arabes et des musulmans, qui, après le 11 septembre 2001, se sont concentrées avec succès sur les Palestiniens en général et le Hamas en particulier en tant qu’archétype du terroriste.

Parler de la Palestine et des Palestiniens est devenu équivalent au terrorisme et des individus et des groupes ont été attaqués pour avoir monté une défense des droits des Palestiniens.

Dans l’environnement de l’après 11 septembre, plus de 90 % des poursuites judiciaires engagées contre des individus et des groupes musulmans ont visé des individus et des militants pro-palestiniens sous l’accusation obscure de soutien matériel.

Tout type de soutien financier à la Palestine a fait l’objet de poursuites judiciaires tandis que de nombreuses poursuites judiciaires ont été engagées contre des individus pour avoir parlé de la Palestine en utilisant l’accusation erronée d’incitation à la violence ou de soutien rhétorique au terrorisme.

La stratégie déployée a permis à Israël d’être mieux connecté aux formations politiques américaines et européennes dans la « guerre contre le terrorisme ». Plus précisément, le savoir-faire d’Israël dans la lutte contre le « terrorisme » palestinien a été présenté comme l’approche la meilleure et la plus efficace pour faire face à une menace islamique.

Du jour au lendemain, Israël est devenu le modèle d’une telle stratégie avec l’émergence de nombreuses entreprises liées à Israël offrant des services de formation et des stratégies de lutte contre le terrorisme qui ont contribué à consolider l’image stéréotypée du terroriste arabe, musulman et très certainement palestinien à travers les États-Unis et l’Europe avec des groupes de travail conjoints sur le terrorisme et des agences de renseignement adoptant en gros le cadre de sécurité israélien et donc la stratégie de communication israélienne, beaucoup suivant des cours de formation ou visitant Israël avec, à leur retour, une vision hostile des Arabes et des musulmans.

La stratégie d’Israël comprend également la production de documentaires de haute qualité visant à rendre concrètes des menaces posées par des groupes musulmans basés aux États-Unis. Ces documentaires représentent une tentative sophistiquée et systématique d’établir un « lien » entre les groupes terroristes internationaux et les organisations américaines palestiniennes et musulmanes dans une stratégie qui vise à supprimer toute distinction entre ces groupes afin de justifier les actions d’Israël contre les Palestiniens. Cette stratégie vise à ternir les organisations musulmanes, à les mettre sur la défensive et à les exclure des discussions politiques, comme cela a été dans le cas des attaques contre le CAIR, l’American Muslim Alliance, la Muslim American Society et les American Muslims for Palestine.

À mes yeux, l’effet cumulatif de cette stratégie peut être détecté lors des élections de 2010, qui ont vu la victoire des candidats du Tea Party, qui ont utilisé une rhétorique anti-musulmane dans leurs campagnes électorales. Le mouvement Birther, qui nous a donné Trump en 2016, a vu le jour grâce à l’utilisation de l’imaginaire anti-palestinien et à la diabolisation d’Obama, un effort qui a pris forme après une brève tentative des États-Unis de lutter contre l’expansion des colonies.

Une façon de comprendre le déploiement de la stratégie pro-israélienne est d’étendre l’utilisation par Edward Said de « d’orientalisme latent » et « d’orientalisme manifeste » à l’étude de l’islamophobie. Said a écrit que les sujets arabes et musulmans sont construits et « jugés en fonction de l’Occident et par rapport à celui-ci, de sorte qu’ils sont toujours l’Autre, le conquérant et l’inférieur » (Said, 1978 : 5). Les écrits de Said mettent en évidence le lien entre ce que j’appelle l’islamophobie latente et manifeste.

L’islamophobie latente est conçue à travers un processus de création utilisant films, reportages, têtes parlantes dans les médias, édition de livres et accent mis sur l’islam en tant que religion violente, arriérée et oppressive qui est encline au despotisme et au manque de progrès. La production culturelle n’est pas indépendante de la politique ou de l’économie ; elle est plutôt informée et déterminée hégémoniquement par elle.

L’islamophobie manifeste est évidente dans les discours et les écrits de Daniel Pipes, un partisan d’Israël de droite et fondateur du site Web de type maccarthyste « Campus Watch ». S’exprimant devant la convention du Congrès juif américain le 21 octobre 2001, Pipes a déclaré : « Je m’inquiète beaucoup du point de vue juif que la présence, et l’augmentation de la stature, de la richesse et de l’émancipation des musulmans américains…. présentera de véritables dangers pour les Juifs américains. » Ces phrases offrent un aperçu de certaines des réflexions derrière l’industrie de l’islamophobie et de la manière dont elle se mobilise pour la diabolisation des musulmans, des Arabes et des Palestiniens afin de maintenir le soutien inconditionnel et incontestable au sionisme et à Israël.

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