Vive controverse entre l’IMA et l’intelligentsia arabe à propos de l’exposition « Juifs d’Orient »

Par Benjamin Barthe, le 13 décembre 2021

Des figures de la scène culturelle du Levant et du Maghreb s’alarment de « signes de normalisation » avec Israël au sein de l’Institut du monde arabe. En cause, notamment, le fait que des pièces de l’exposition organisée dans ses murs proviennent du Musée d’Israël.

IMA / Alice Sidoli

Le fier bâtiment qui abrite depuis 1987 l’Institut du monde arabe (IMA), dans le 5arrondissement de Paris, célèbre pour sa façade en moucharabieh, a essuyé de nombreuses tempêtes. Mais la crise qu’affronte aujourd’hui ce haut lieu de la culture arabe en France est d’un genre inédit.

Dans une lettre ouverte à l’IMA, qui circule sur Internet depuis le 6 décembre, plus de deux cents membres de l’intelligentsia du Maghreb et du Machrek, dont certains acclamés mondialement, comme le romancier libanais Elias Khoury, le cinéaste palestinien Elia Suleiman et le musicien tunisien Anouar Brahem, s’alarment de « signes explicites de normalisation » avec Israël.

Les signataires reprochent à l’Institut de tenter de présenter l’Etat hébreu « comme un Etat normal », rappelant que deux récents rapports, signés des organisations de défense des droits humains B’Tselem et Human Rights Watch, ont qualifié d’« apartheid » le régime en vigueur en Israël et dans les territoires occupés palestiniens. Paradoxe terriblement cruel : l’IMA se retrouve mise en cause par ceux-là mêmes dont il fait rayonner le travail depuis bientôt trente-cinq ans.

Six emprunts à Israël

Le procès fait à l’Institut repose sur une déclaration de son président, l’ancien ministre de la culture Jack Lang, et sur des éléments liés à l’exposition « Juifs d’Orient », inaugurée le 24 novembre dans ses murs. Cette grande première, conçue par l’historien Benjamin Stora, retrace l’histoire plurimillénaire des communautés juives en terre arabo­-musulmane et célèbre leur apport à la culture de cette région, tout en abordant, à tâtons, les sujets qui fâchent: le départ des juifs du monde arabe, à la suite de la création d’Israël en 1948, et l’expulsion concomitante des Palestiniens, durant la Nakba (leur exil forcé).

Cette exposition survient alors que, en 2020, quatre Etats arabes – les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan – ont normalisé leurs relations avec Israël, dans le cadre des accords d’Abraham, au grand dam des dirigeants palestiniens qui ont crié à la trahison. En janvier, dans une interview à l’Agence de presse marocaine (MAP), Jack Lang s’était félicité de l’accord signé par Rabat, affirmant que des quatre traités, celui signé par les Marocains était le seul à ne pas sacrifier les Palestiniens. La déclaration avait suscité des remous jusqu’au sein de l’IMA.

Puis, fin novembre, le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS), la réponse de la société civile palestinienne au naufrage du processus de paix, à l’étranglement de la Cisjordanie et de la bande de Gaza et à l’inaction des capitales occidentales, s’est ému de la participation d’une chanteuse israélienne d’origine marocaine, Neta Elkayam, à un festival de musique organisé par l’IMA, en parallèle de l’exposition « Juifs d’Orient ». En application de ses règles, qui proscrivent les contacts avec des Israéliens n’ayant pas pris position publiquement contre l’occupation, l’apartheid, et pour le retour des réfugiés, le BDS a incité les artistes arabes participant à ce festival à s’en retirer.

Mais c’est l’interview donnée à un site Internet juif francophone par le politiste israélien Denis Charbit, à qui Benjamin Stora avait confié la partie contemporaine de l’exposition, qui a débouché sur la lettre ouverte. Cet universitaire, partisan de la création d’un Etat palestinien au côté d’Israël, y présente l’exposition comme « le premier fruit des accords d’Abraham », l’appellation donnée aux normalisations de 2020. Il se félicite que l’IMA ait emprunté des œuvres à deux institutions publiques israéliennes, le Musée d’Israël et l’Institut Ben-Zvi, y voyant une « coopération (…) de très bon augure ».

Pendant dix jours, l’IMA est resté silencieux face à la controverse qui a vite fait tache d’huile. Dimanche 12 décembre, sa direction a finalement publié un communiqué, arguant que ses détracteurs « méconnaissent l’Institut et ses missions ». Le texte parle du « soutien sans faille de Jack Lang au peuple palestinien et à la paix », en citant notamment l’accueil dans les réserves de l’IMA du Musée de la Palestine en exil, constitué de dons issus de nombreux pays.

Concernant Neta Elkayam, le communiqué affirme que l’Institut du Monde arabe « ne saurait essentialiser les artistes qu’il accueille en les réduisant à leur nationalité ». Il désavoue implicitement Denis Charbit, en rappelant, fait incontestable, que « Juifs d’Orient », troisième et dernier volet d’une série d’expositions consacrées aux monothéismes dans le monde arabe, a été conçu « il y a des années ». Autrement dit, avant les accords d’Abraham.

Joint par Le Monde, le politiste israélien a lui ­même rectifié ses propos, en reconnaissant qu’« il n’y a pas de rapport de cause à effet » entre les normalisations et l’exposition. Benjamin Stora, lui aussi contacté, précise que six pièces sur un total de 280 proviennent du Musée d’Israël et que quelques reproductions de photos de familles juives ont été négociées auprès de l’Institut Ben-Zvi. « On est loin de la grande normalisation », dit-­il. « C’est une question de principes, réplique Omar Barghouti, cofondateur de la campagne BDS. Était ­il acceptable de coopérer avec une institution sud­africaine, à l’époque de l’apartheid, pour une exposition sur la culture africaine ? Pourquoi est­ il acceptable alors de coopérer avec des institutions complices de l’apartheid israélien ? »

« Moi aussi je veux protéger l’IMA, mais pas aux dépens de notre honnêteté intellectuelle » – Elias Khoury, écrivain

Leïla Shahid, l’ancienne représentante de la Palestine en France, rare grande voix arabe à prendre la défense de l’IMA, assure que « l’Institut a des problèmes de gestion, mais pas d’orientation » et que « le BDS se trompe de combat ». « J’ai peur que cette polémique détruise l’IMA, le seul centre à promouvoir la culture arabe en Europe, dans un sens laïc et civilisationnel, et non dans un sens nationaliste ou bien islamique », ajoute-­t-­elle.

« Jack Lang s’est piégé lui­-même en menant une politique politicienne et non une politique culturelle, soutient de son côté l’écrivain Elias Khoury. Moi aussi je veux protéger l’IMA, mais pas aux dépens de notre honnêteté intellectuelle. Comment peut-­on parler des juifs arabes sans inclure des gens comme Ella Shohat ? » Cette universitaire israélo-­americaine, née de parents juifs irakiens, autrice d’importants travaux sur les mizrahim (juifs orientaux), fait partie d’un petit groupe de juifs antisionistes qui ont signé la pétition.

Statut hybride de l’IMA

Au­-delà des positions des uns et des autres, cette polémique est le produit du statut hybride de l’IMA, fondation théoriquement indépendante mais de facto sous influence française, qui sert à la fois d’outil diplomatique et de centre culturel. L’empoignade témoigne aussi du basculement du camp propalestinien, longtemps incarné par des figures de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui œuvraient dans le cadre de la solution à deux Etats, comme Leïla Shahid en France, vers un mode de fonctionnement décentralisé, en rupture avec l’Autorité palestinienne, inspiré par la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud.

En signe de transparence et pour apaiser les esprits, l’IMA a prévu d’organiser, le 13 janvier 2022, un débat sur ses actions culturelles. Dans quelques semaines, il publiera en partenariat avec les éditions du Seuil un ouvrage au titre éloquent: « Ce que la Palestine apporte au Monde ». L’Institut, qui a traversé par le passé de grosses difficultés financières, espère surmonter cette nouvelle crise et rester ce qu’il a toujours été : la maison des artistes et des intellectuels arabes en France.

Benjamin Barthe

Source : Le Monde

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