Regarder l’Ukraine avec des yeux palestiniens

Par Yousef Munayyer, le 4 mars 2022

Le juste déferlement de soutien pour l’Ukraine nous enseigne que l’Occident peut condamner l’occupation quand il le veut. 

Des civils vus dans une gare, essayant de se diriger vers l’ouest à partir de Kyiv, Ukraine, le 2 mars 2022, au milieu des attaques russes. (Wolfgang Schwan / Anadolu Agency via Getty Images)

Des tanks roulant dans les rues d’une ville. Des bombes tombant des avions de combat sur des immeubles résidentiels. Des checkpoints militaires. Des cités sous siège. Des familles séparées, fuyant à la recherche d’un refuge et ne sachant pas si elles se reverront ou reverront encore leurs foyers.

Quand une occupation militaire commence à se dérouler sous vos yeux, le monde entier est contraint d’y prêter attention. Mais alors que nous regardons tous la même chose, certains d’entre nous le voient un peu différemment.

Lorsque l’invasion de l’Ukraine par la Russie a commencé la semaine dernière, mes premières pensées ont été pour la population civile d’Ukraine, qui sera confrontée au fardeau le plus lourd alors qu’une force bien plus puissante cherche à lui imposer sa volonté. Combien devront mourir? Combien de civils seront tués par des « tirs de précision » qui sont tout sauf précis ? Quand la liberté viendra-t-elle pour eux ? La verront-ils pendant leur vie ? Ou, comme nous, Palestiniens, verront-ils leur lutte durer pendant des générations ? J’espère pour eux que ce sera la première hypothèse.

Pourtant, s’il était facile en tant que Palestinien de s’identifier à cause des scènes de bombardement, de destruction, et avec les réfugiés, la réponse internationale à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous a été tout à fait étrangère.

En une nuit, le droit international a semblé avoir à nouveau de l’importance. L’idée qu’un territoire ne pouvait pas être pris par force est devenue soudain une norme internationale digne d’être défendue. Des pays occidentaux ont cherché à promouvoir une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies condamnant les actions de la Russie, tout en sachant parfaitement que la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, y opposerait son veto. « La Russie peut mettre son veto sur cette résolution, mais elle ne peut le mettre sur nos voix », a dit l’ambassadrice des Etats-Unis, Linda Thomas-Greenfield. « La Russie ne peut mettre son veto sur la charte des Nations Unies. Et la Russie ne peut mettre son veto sur le fait de rendre des comptes. »

Quand l’inévitable veto de la Russie est tombé, les diplomates occidentaux ont souligné qu’il mettait en lumière l’isolement de la Russie. Effectivement, la Russie était isolée. De même que les Etats-Unis l’ont été chaque fois qu’ils ont mis l’unique veto du Conseil de sécurité des Nations Unies sur plus de 40 résolutions condamnant les violations par Israël du droit international et les mauvais traitements infligés aux Palestiniens.

Les Etats-Unis ont aussi décidé de rejoindre juste à ce moment le Conseil des droits humains des Nations unies. Ils avaient abandonné ce Conseil il y a plusieurs années parce qu’ils s’opposaient aux efforts du Conseil pour faire rendre des comptes à Israël. Entre-temps, des pays ont appelé la Cour pénale internationale à agir à propos de l’invasion de la Russie —la Cour même dont les Etats-Unis ont sanctionné la procureure [d’alors] parce qu’elle voulait enquêter sur les crimes de guerre commis en Palestine.

Ensuite, il y a le régime de «  mesures économiques restrictives » que les Etats-Unis et ses partenaires ont prises contre la Russie. Ensemble ils n’ont pas seulement imposé des sanctions étendues mais ils ont aussi initié une robuste série de sanctions ciblées pour faire rendre des comptes personnels à de puissants acteurs. Mais parallèlement, non seulement les nations occidentales ont refusé d’utiliser des sanctions pour faire rendre des comptes à Israël sur ses violations, mais elles les favorisent par un soutien économique, militaire et diplomatique. 

Des actions de boycott et de désinvestissement mêmes sont annoncées par l’Occident. Des magasins d’alcools au Canada et des Etats américains ôtent la vodka russe des étagères. Le Metropolitan Opera a dit qu’il n’engagerait plus d’artistes qui soutiennent Poutine. Deux jours après l’invasion, la Russie a été chassée de l’Eurovision. Elle a aussi été suspendue de ligues internationales de football, comme la FIFA et l’UEFA. Des ballets russes ont été annulés

Tout ceci après tout juste cinq jours. Pas cinq semaines ou cinq mois, sans parler de cinq décennies. Cinq. Jours. 

Il est remarquable que les boycotts, le désinvestissement et les sanctions ne soient pas sujets à controverses quand ils sont utilisés pour faire rendre des comptes à certains agresseurs, mais quand il s’agit des droits des Palestiniens, on nous répète que des mesures économiques non violentes comme les boycotts sont mauvaises. En fait, plusieurs des Etats américains qui ont pris des mesures pour interdire d’utiliser des boycotts en défense des droits des Palestiniens votent maintenant des résolutions de boycott et de désinvestissement ciblant la Russie !

Les doubles standards ne s’arrêtent pas aux actions non-violentes. En Ukraine, l’Occident soutient activement la résistance armée en envoyant des armes et en glorifiant leur utilisation. En Palestine, l’Occident envoie aussi des armes —à un gouvernement d’Israël qui pratique l’apartheid

Quand les Ukrainiens préparent des cocktails Molotov pour les utiliser dans la résistance contre l’armée russe, nous les appelons combattants de la liberté — et The New York Times honore leurs actions avec des vidéos habilement produites sur la procédure de fabrication des explosifs. Quand les Palestiniens le font contre l’armée israélienne, ils sont invariablement abattus et tués par une arme financée par l’Occident, dans les mains d’un soldat israélien, que nous allons ensuite protéger de la nécessité de rendre des comptes aux Nations Unies et à la Cour pénale internationale.

Et alors que les réseaux sociaux explosent de liens de crowdfunding pour aider à acheter des armes pour l’Ukraine, ceux d’entre nous qui essaient d’envoyer de l’argent pour de la nourriture ou des médicaments aux familles de Gaza ou de Syrie ou du Yémen voient régulièrement leurs transactions refusées. 

Qu’est-ce qui pourrait expliquer ces doubles standards stupéfiants qui ont été si ardemment déployés cette semaine ?

Eh bien, certains journalistes d’information occidentaux nous ont offert des indices. Les Ukrainiens, nous a-t-on dit, ne sont pas comme les Irakiens ou les Afghans, parce que l’Ukraine est « relativement civilisée, relativement européenne ». Ce n’est pas «  une quelconque nation en développement du tiers monde ». Leurs voitures «  ressemblent aux nôtres ». Ils ressemblent à des « gens aisés de la classe moyenne … comme n’importe quelle famille européenne qui pourrait être celle de vos voisins  ». Ce sont «  des gens avec des yeux bleus et des cheveux blonds ». Ou, comme un correspondant l’a dit, ils « sont chrétiens. Ils sont Blancs ». 

A quel point ce racisme est-il profondément implanté ? Alors que les soldats russes entraient en Ukraine, une photo d’une jeune et blonde Ukrainienne se dressant courageusement devant un soldat russe est devenue virale sur les réseaux sociaux. Elle est devenue virale, plutôt, jusqu’à ce qu’il soit révélé que la fille n’était pas ukrainienne, mais palestinienne et que le soldat était israélien, pas russe. 

Il semble que la raison principale pour laquelle les Occidentaux étaient si prompts à bondir pour défendre les droits humains des Ukrainiens alors qu’ils ont ignoré les droits humains des Palestiniens et de tant d’autres est qu’ils voient certains d’entre nous comme moins humains que d’autres.

Pour être clair, la communauté internationale devrait faire rendre des comptes à ceux qui agressent les droits humains ou violent la loi et l’action rapide contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie démontre sans équivoque qu’une telle action est possible quand les gouvernements ont le courage politique de le faire. Mais ne pas le faire quand vos alliés sont les oppresseurs ou quand les victimes ne nous ressemblent pas a des coûts importants, directement pour des gens comme les Palestiniens et d’autres avec un teint et des yeux généralement plus sombres, mais aussi pour le monde dans son ensemble. Quand le droit international est appliqué seulement quand cela arrange des nations puissantes de l’appliquer, et ignoré quand cela arrange des nations puissantes de l’ignorer, alors le droit international n’existe pas, sauf comme un instrument de pouvoir. Si nous voulons qu’il y ait une norme internationale contre l’agression, la colonisation et l’acquisition de terres par la force, nous ne pouvons pas continuer à faire des exceptions quand nos amis la violent. Quand nous faisons de telles choses — et nous l’avons fait de manière si systématique quand il s’agit d’Israël, par exemple — nous indiquons clairement qu’il n’y a pas d’ordre international basé sur le droit ; il y a seulement le droit du pouvoir. La force fait loi.

Un monde basé sur la loi du plus fort est en définitive une menace pour tous — tant les humains aux yeux bleus que ceux aux yeux bruns — et quiconque en doute devrait juste regarder l’Ukraine.

Yousef Munayyer est un universitaire palestinien et américain et un membre non-résident du Centre arabe à Washington, D.C.

Source : The Nation

Traduction CG pour l’Agence média Palestine

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