Comment la guerre Russie-Ukraine a révélé l’hypocrisie européenne au sujet de la Palestine

Par Alaa Tartir, le 9 mars 2022

C’est étonnant de constater la prompte réponse européenne, la capacité à se mobiliser rapidement et la célébration de la résistance lorsqu’elle est « blanche et blonde aux yeux bleus ».

Image : Egor Lyfar

Avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on m’avait demandé au cours de plusieurs conversations avec des responsables politiques européens : « Que peuvent faire les Européens pour s’occuper de l’injustice en Palestine ? » Mais quand j’ai suggéré une liste d’interventions souhaitées, j’ai eu en retour des sourires trompeurs, des roulements d’yeux, ou des suggestions comme quoi il s’agissait d’exigences irréalistes.

Par exemple, lorsque j’ai suggéré que les Européens devraient soutenir le mouvement de Boycott, Désinvestissement, Sanctions, la réponse a été : « Non, non, cela appartient à un autre âge. » Lorsque j’ai recommandé une réponse rapide et unifiée aux atrocités israéliennes, on ma dit : « Cela n’existe pas ; nous sommes fragmentés et très différents, et le processus d’établissement d’un consensus est irréalisable. » Concernant la résistance, « ce n’est pas un mot que nous aimons entendre dans nos sphères politiques. C’est intrinsèquement agressif et très vraisemblablement violent. »

Et la solidarité ai-je demandé ? « Eh bien, nous préférons la diplomatie. C’est plus moderne et moins militant. » La libération ? « Impossible à atteindre. Qu’en est-il de l’autonomie ? »

Lisez ce texte et pensez à la Palestine. Relisez le et pensez à l’Ukraine.

Bienvenue à l’hypocrisie européenne.

Je me demande souvent, une fois que la guerre en Ukraine sera finie, si je proposerai la même liste de demandes, maintenant que la barre est plus haute et que nous savons mieux ce que l’Europe est capable de faire quand il existe une volonté politique.

Un moment de réflexion

C’est terrible de comparer les tragédies, spécialement lorsqu’il s’agit de victimes civiles et de réfugiés.

Le ‘moment ukrainien’ offre aux Palestiniens une opportunité pour rétablir la vérité là où il s’agit de résistance, de liberté, de libération et de BDS.

En tant que réfugié moi-même, je sais très bien ce qu’implique ce statut. Mais les moments et les processus des tragédies sont aussi, malheureusement, des moments de réflexion et de réévaluation.

Il y a des moments qui révèlent des acteurs complices, dévoilent des hypocrisies, et démasquent des réalités. C’est ce que nous avons vu au cours des 100 dernières années en Palestine, et aussi dans les deux dernières semaines en Ukraine.

Ce fut étonnant de constater la prompte réponse européenne, le déferlement de déclarations condamnant l’agression russe, l’accueil inconditionnel de réfugiés européens, l’imposition de sanctions, la capacité à mobiliser rapidement et collectivement quand la volonté politique existe, la célébration de la résistance quand elle est « blanche et blonde aux yeux bleus » – et la liste ne s’arrête pas là.

Je ne suis pas jaloux de mes compagnons Ukrainiens qui reçoivent tout le soutien dont ils ont besoin. Mais, au vu du « moment ukrainien » que le monde traverse, je me sens obligé de demander à mes compagnons européens, individus et institutions : allez vous revoir vos attitudes hypocrites et votre vieux deux poids, deux mesures ?

Certes, l’ordre mondial a besoin d’être secoué. Les institutions de la gouvernance mondiale, y compris le Conseil de Sécurité de l’ONU, ont besoin d’une complète réorganisation, et les injustices devraient être prises en compte partout. Mais ni les guerres, ni l’hypocrisie ne sont des pistes à suivre pour tenter d’atteindre cet objectif.

S’occuper des déséquilibres de pouvoir et réinventer les institutions de la gouvernance mondiale sont des prérequis fondamentaux pour résoudre les vieux conflits et les vieilles injustices – mais sans égalité, responsabilité et sincérité, ce sera impossible.

Opportunité stratégique

Ainsi, le « moment ukrainien », avec toutes les tragédies qu’il comporte et la perte de vies précieuses, offre à la communauté internationale – et aux Européens en particulier – une opportunité pour réfléchir et pour entamer un processus d’installation de mesures correctrices pour faire respecter partout les principes et les valeurs européennes.

Comme les responsables politiques européens nous le rappellent toujours, chaque crise procure une opportunité, et il est temps d’explorer les opportunités qui pourraient naître de la crise ukrainienne. Cela pourrait paraître naïf, insensible, opportuniste ou même offensant pour les citoyens ukrainiens qui subissent actuellement une agression, mais il est essentiel de veiller à ce que la justice, les droits et la liberté soient assurés à tous, et pas seulement à quelques uns.

Par conséquent, aussi douloureux que cela puisse paraître, le « moment ukrainien » offre aux Palestiniens une opportunité stratégique de rétablir la vérité là où il s’agit de résistance, de réfugiés, de liberté, de libération, de droits politiques et de BDS.

Il y a là une opportunité stratégique de tenir les acteurs européens pour responsables, non seulement des torts et injustices qu’ils ont causées dans le passé, mais aussi des torts présents et futurs causés par leur déni des droits des Palestiniens.

Les Palestiniens devraient hausser leurs exigences du BDS contre l’Israël colonial de peuplement et d’apartheid, en faisant respecter le principe simple que les Palestiniens doivent jouir des mêmes droits que le reste de l’humanité. C’est un moyen efficace pour assurer la responsabilité et qui a manifestement un certain attrait dans les cercles politiques européens.

Récit de résistance

En même temps, les Palestiniens devraient intensifier leurs actions pour faire respecter le droit international et demander des comptes via la Cour Pénale Internationale.

Les Palestiniens devraient rappeler tous les jours au monde que le transfert forcé de la population palestinienne et l’introduction de nationaux de la puissance occupante sont de graves violations du droit humanitaire international et constituent un crime de guerre.

Les Palestiniens ne devraient pas se détourner du récit et de la pratique de la résistance et devraient lutter contre sa criminalisation – non seulement parce que c’est un moyen efficace pour changer les dynamiques de pouvoir et accéder aux droits, mais aussi parce que la résistance est justifiée et nécessaire face à l’occupation et l’oppression militaires.

Le but recherché ici n’est pas de construire sur la douleur des autres ou de l’instrumentaliser pour concrétiser nos propres gains politiques. Mais, si nous voulons construire un ordre mondial différent, nous devons nous occuper d’abord des principes fondamentaux.

Europe, nous savons maintenant ce que vous pouvez faire quand vous le voulez. Et nous savons mieux comment vous rendre responsable. Pour l’instant, restons concentrés sur « le moment ukrainien ». Demain, utilisons le pour redresser d’autres injustices à travers le monde.

A l’avenir, il ne sera pas acceptable que des responsables politiques européens me disent, quand je leur demanderai de traiter la Palestine comme l’Ukraine : « C’est différent ! »

Alaa Tartir est conseiller de programme à Al-Shabaka, le Réseau Politique Palestinien, chercheur et coordinateur académique à l’Institut des Hautes Études Internationales et du Développement (IHEID) à Genève, Suisse, et Chercheur International à l’Institut de Recherche sur la Paix d’Oslo (PRIO). Tartir est le corédacteur de Palestine and Rule of Power : Local Dissent vs. International Governance (Palgrave Macmillan, 2019), et le corédacteur de Political Economy of Palestine : Critical, Interdisciplinary and Decolonial Perspectives (Palgrave Macmillan, 2021). On peut trouver les publications de Tartir sur www.alaatartir.com.

Source : Middle East Eye

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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