Monde universitaire, armes et occupation : comment l’université de Tel Aviv sert les intérêts de l’industrie militaire et de l’armement israélienne

Par Yaniv Cogan, le 4 mai 2022

L’université de Tel Aviv participe à tous les niveaux aux mécanismes d’occupation d’Israël : du développement de la technologie de l’armement  jusqu’à la mise sur pied de la défense judiciaire contre les accusations de crimes de guerre.

En décembre 2021, des étudiant·es manifestent contre les sociétés d’armement au Salon de l’emploi, à l’université de Tel Aviv. Photo : Hamushim

Il y a quelques mois, le Salon de l’emploi technologique a eu lieu à l’université de Tel Aviv. C’est un événement annuel lors duquel diverses entreprises de haute technologie sont invitées à monter des stands sur le campus et à essayer de convaincre les étudiant·es que travailler pour eux est la première étape d’une carrière réussie. Outre des géants comme Apple, Cisco, Amazon ou Samsung, l’université a aussi invité  des sociétés d’armement [israéliennes] : Rafael, IAI, Bet Shemesh Engines, le Negev Nuclear Research Center et Elbit Systems, ainsi que les agences de renseignement israéliennes : le Shin Bet et le Mossad.

Chaque stand était couvert de friandises et de souvenirs à la marque de l’entreprise, offerts en échange de quelques minutes accordées par les étudiant·es, au cours desquelles des représentant·es de la société promettaient un salaire élevé, des projets stimulants et épanouissants, des possibilités d’avancement dans la hiérarchie de l’organisation. Les représentant·es étaient moins pressé·es de discuter des produits développés par leur société.

Les représentant·es d’IAI, derrière un stand de popcorn sucré, n’ont pas précisé que les drones produits par la société menaient des attaques ciblées et précises contre des civils à Gaza, ou servaient à l’Union européenne pour repérer et bloquer les réfugiés. L’accueil chaleureux réservé par la société au général Min Aung Hlaing, qui a pris le pouvoir l’an dernier au Myanmar par un coup d’État militaire, lors de sa visite en Israël n’a pas été mentionné. À la suite de cette visite, IAI et les États-Unis ont vendu des bateaux d’attaque à Hlaing, malgré un embargo sur les armes imposé par l’Union européenne en raison d’informations fiables sur les atrocités commises par l’armée contre la minorité rohingya sous le commandement de Hlaing.

Quatre mois avant la visite de Hlaing, le Musée mémorial de l’Holocauste des États-Unis a alerté sur la possibilité proche d’un génocide commis par le Myanmar contre les Rohingya. En 2017, deux mois avant la signature du contrat concernant la vente des bateaux d’attaque, une délégation des Nations unies a déclaré que les forces armées du Myanmar menaient une “campagne de terreur calculée” avec pour objectif de nettoyer l’État de la minorité rohingya.

Au stand d’Elbit Systems, on se voyait offrir un thermos à la marque de la société et un café, mais on n’y apprenait pas qu’Elbit Systems est responsable du déploiement de matériel de surveillance le long du Mur de séparation, lequel a été édifié afin d’annexer à Israël des parties de la Cisjordanie, et de faciliter le nettoyage des habitants palestiniens de ces secteurs.

Les guerres d’Israël bénéficient également d’armes produites par la société. Les FDI comptent sur Elbit Systems pour produire plus d’armes létales que les fournisseurs extérieurs. Selon des informations provenant des médias, Elbit Systems, et non l’Allemand KMW, a entrepris pour les FDI la production de canons d’artillerie. Bien que KMW ait remporté l’appel d’offres, l’armée a choisi Elbit Systems en raison de l’éventualité préoccupante de voir l’Allemagne interdire l’utilisation de ses canons pour tirer des bombes à sous-munitions, à la suite du bombardement des villages du sud du Liban en 2006, décrit plus tard par le commandant d’une unité d’artillerie comme “dément et monstrueux.”

Les liens entre l’université de Tel Aviv et Elbit Systems vont au-delà d’une invitation annuelle au Salon de l’emploi technologique. Depuis 2018, l’université a invité des étudiant·es des départements de sciences exactes et d’ingénierie à plus de quinze évènements différents organisés par Elbit Systems dans le but de recruter des employé·es. Il s’agissait notamment d’une fête de Hanukkah, de la Journée des femmes, et d’un “défi technologique” inspiré par Alice au Pays des merveilles.

Outre ces évènements, l’université et Elbit Systems gèrent depuis cinq ans le programme InnoBit. Pour les étudiant·es, InnoBit est un cursus d’ingénierie qui compte comme projet final et rapporte des crédits universitaires. Pour Elbit Systems, c’est un outil de recrutement d’employé·es et de financement d’innovations technologiques. Tou·tes les participant·es au programme se voient imposer de signer un accord de non-divulgation avec Elbit Systems, et de s’engager à l’avance à accorder “à Elbit Systems une licence exclusive, mondiale, sans paiement de redevances, pour l’usage de la propriété intellectuelle [développée dans le cadre du projet] sans aucune limitation dans les domaines opérationnels d’Elbit Systems : militaire, paramilitaire et sécurité intérieure.”

Ce n’est pas la seule manière dont Elbit Systems exploite les progrès de la recherche universitaire pour générer des profits. En 2019, après que le département d’ingénierie de l’université de Tel Aviv a fait une démonstration d’outils conçus par lui à l’exposition d’armement AUS&R [Autonomous Unmanned Systems and Robotics – Systèmes autonomes sans pilote et robotique], la coopération entre l’université et Elbit Systems a démarré dans le domaine de la navigation de drones autonomes. Les enseignants de niveau supérieur soutiennent également la société. L’université a organisé plusieurs réunions entre des cadres supérieurs d’Elbit Systems et des professeurs pour initier Elbit Systems à “de nouvelles innovations historiques” dans le domaine cyber et celui de la propulsion aéronautique, pour “faciliter le transfert de technologie d’une institution de recherche à une firme industrielle en vue du développement de produits novateurs.”

Une enquête forensique [enquête de type judiciaire utilisant des méthodes scientifiques] a révélé que les outils cyber produits par Elbit Systems et vendus à l’Éthiopie ont servi à espionner des membres de l’opposition, et il existe de nombreux éléments indiquant l’utilisation des aéronefs d’Elbit contre des civils – comme dans le cas du meurtre de quatre enfants [palestiniens]  sur une plage de Gaza au cours de l’attaque israélienne de 2014 contre la Bande de Gaza (opération “Bordure protectrice”). Il est très possible que ces crimes, et les crimes dont Elbit Systems sera responsable à l’avenir, aient été rendus possibles grâce au soutien de l’université de Tel Aviv.

Outre la relation chaleureuse entre les entreprises d’armement et l’université, celle-ci joue un rôle important dans la mise en forme de la doctrine de sécurité d’Israël. Le code éthique des FDI a été élaboré et prolongé en coopération avec le professeur émérite Asa Kasher, ayant occupé la chaire d’Éthique professionnelle et de Philosophie de la Pratique. Kasher a fourni une analyse universitaire complexe, selon laquelle la quantité de préjudice infligé à la population civile au cours de l’Opération Justice rendue (1993) était “légitime et conforme à un dosage précis”. Plus de 90% des victimes de l’opération étaient des civils que les FDI ont attaqué en formulant leur but : terroriser la population au Sud-Liban, pour provoquer un flot de réfugiés vers Beyrouth.

L’institut d’études de sécurité nationale (INSS), attaché à l’université de Tel Aviv, exerce lui aussi une influence non négligeable sur la  politique israélienne de sécurité. L’institut embauche des officiers des FDI en retraite et entretient des liens étroits avec des politiciens et des généraux. À la suite de la deuxième guerre du Liban, l’institut a promu les principes de la “Doctrine Dahiya ” (ainsi nommée d’après un quartier chiite du sud de Beyrouth), qui ont guidé les opérations de Gaza depuis 2008. Un article publié par Giora Eiland, ancien chef du Conseil de la Sécurité nationale, sous l’égide de l’INSS, expliquait ainsi le rôle des FDI : elles doivent remporter les guerres en “détruisant les maisons et l’infrastructure, et en causant des souffrances pour des centaines de milliers” de personnes.

Un autre apport de l’université aux mécanismes de l’occupation est plus direct : former des soldat·es pour qu’ils et elles effectuent des missions complexes pour lesquelles des connaissances professionnelles sont requises, au moyen des programmes de la réserve universitaire. Dans le département de droit, la réserve universitaire forme des juristes dans le cadre de l’Avocat général militaire, chargé de blanchir les crimes de guerre [d’Israël] et d’échapper aux mécanismes internationaux de contrôle. Parmi les diplômé·es du programme de la réserve universitaire à l’université de Tel Aviv figure la professeure Gabriella Blum, qui a préparé les bases d’une autorisation légale des homicides extra-judiciaires en travaillant dans le cadre de l’Avocat général militaire. Blum a déterminé que tout Palestinien identifié comme un agent d’une organisation armée “est une cible légitime, et qu’on peut lui tirer dans le dos pendant qu’il dort”.

Le monde universitaire israélien en général, et l’université de Tel Aviv en particulier, participent donc aux mécanismes israéliens d’occupation et de guerre à tous les niveaux : mise en forme de la doctrine militaire et du code éthique qui permettent le ciblage intentionnel des civils, développement de la technologie qui rend possible l’application de cette doctrine aussi précisément que possible, et enfin mise à disposition d’une défense juridique contre les accusations de crimes de guerre.

Cet article a été publié à l’origine dans les magazines “Kol Hastudentim” et “Zo Haderech” en hébreu, en avril 2022. Il est traduit [de l’hébreu en anglais] par Shir Hever avec la permission de l’auteur.

Source : BDS Movement

Traduction SM pour l’Agence média Palestine

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