Vous voulez démanteler l’apartheid israélien ? Commencez par cette loi

La crise sur une règlementation d’urgence qui applique des systèmes juridiques séparés en Cisjordanie illustre les voies tangibles par lesquelles l’apartheid peut être défait. 

Par Michael Schaeffer Omer-Man 8 juin 2022 

Des personnes près d’un mural montrant l’esplanade des Mosquées et la Vieille Ville de Jérusalem, sur la barrière de séparation entre Jérusalem et la cité cisjordanienne de Bethléem, 18 avril 2022. (Wisam Hashlamoun/Flash90)

A quoi ressemblerait l’apartheid israélien s’il commençait à être démanteler ? Etonnamment, la réponse est venue cette semaine de nul autre que Benjamin Netanyahou.

Dans le cadre de sa stratégie pour saboter la coalition Bennett-Lapid qui l’a évincé du pouvoir l’an dernier, l’ancien Premier ministre Netanyahou, maintenant leader de l’opposition, a donné des instructions à son parti du Likoud, ainsi qu’à ses alliés de droite, pour qu’ils s’opposent à toute législation proposée par le gouvernement — même si cela veut dire voter contre les lois qui confortent les fondements de sa propre vision politique et de son héritage. 

Dans la nuit de lundi, la cible de sa stratégie d’obstruction était une réglementation d’urgence qui applique formellement des systèmes juridiques séparés aux juifs et aux Palestiniens vivant en Cisjordanie occupée. C’est en une seule fois tant la face publique que l’infrastructure cachée de l’apartheid, un pilier clé du régime militaire qu’Israël fait opérer depuis plus de cinq décennies. Mais ce soir-là, la Knesset a voté par 58 voix contre 52 de ne pas étendre la réglementation, qui doit expirer à la fin de ce mois. 

La crise politique à propos de la loi ne signale d’aucune manière la disparition imminente de l’apartheid ; il y a plein de temps dans les prochaines semaines pour que le gouvernement  — ou l’opposition — trouve un moyen de renouveler la réglementation. Ce que la crise fait réellement, cependant, c’est de démontrer à quel point les fondations juridiques de l’apartheid peuvent être inconstantes et même capricieuses. Cela, en retour, peut offrir le début d’une vision pour le démanteler. 

Par où commençons-nous ?

Votée comme loi pour la première fois en 1967 et renouvelée tous les cinq ans depuis, la réglementation donne aux tribunaux civils israéliens et aux autorités israéliennes juridiction en Cisjordanie occupée sur tous citoyen israélien, ainsi que sur les personnes juives qui ne sont pas citoyennes. Par contraste, les Palestiniens sur le même territoire sont soumis au droit militaire israélien et ne se voient pas accorder les mêmes droits ni les mêmes protections.

Des Palestiniennes musulmanes traversent le checkpoint de Qalandiya, près de la cité cisjordanienne de Ramallah, pour assister aux prières du vendredi pendant le mois de jeune du Ramadan à la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem, 15 avril 2022. (Flash90)

L’apartheid israélien est bien sûr bien plus large — tant dans ses mécanismes que dans son étendue— que le double système juridique consacré par cette loi spécifique. Mais c’est cet ensemble de lois inégalitaires séparées qui permet aux colons de vivre exactement comme ils le feraient à l’intérieur des frontières d’Israël d’avant 1967, bien qu’ils vivent techniquement dans un pays étranger gouverné par une dictature militaire. 

Sans lui, les colons ne seraient pas éligibles aux services les plus basiques, comme l’assurance santé et la sécurité sociale, le droit d’avoir un permis de conduire israélien, le droit à s’auto-gouverner au niveau local, le droit de manifester et même l’obligation de servir dans l’armée. Pour tout, des amendes liées à la circulation jusqu’à des charges criminelles plus sérieuses, les colons seraient soumis au droit militaire et trainés devant des tribunaux militaires. En d’autres termes, ils auraient virtuellement le même statut juridique que les Palestiniens vivant sous occupation.

Pour être clair, il n’y a presque aucune chance qu’on laisse ces règlementations d’urgence expirer. La stratégie d’obstruction de Netanyahou est conçue seulement pour renverser la coalition actuelle ; s’il réussit, un nouveau gouvernement  — probablement dirigé par lui — votera sans doute les réglémentations d’urgence comme premier acte législatif. Les conséquences de laisser cette loi expirer seraient simplement trop catastrophiques pour les normes sionistes dominantes construites sur la suprématie juridique, politique, économique et sociale des juifs entre le Jourdain et la Méditerranée. 

Cependent, le drame politique autour de cette loi offre certainement un moment riche d’enseignements. Alors que l’apartheid israélien est le produit de décennies de pensée sioniste et d’état d’esprit colonial instillé — sans parler de la force brute — c’est aussi un regroupement de lois, de politiques et de régulations visibles. Contrairement aux idéologies politiques ou aux psychologies sociales, qui doivent certainement être traitées, les infrastructures juridiques et administratives de l’apartheid ne sont stables qu’autant que l’est la volonté politique de les maintenir. Autrement dit, s’il existe un jour une  volonté politique pour démanteler l’apartheid, ce sont des mesures tangibles et immédiates par où commencer.  

Vue générale de la colonie juive de Karnei Shomron, en Cijsordanie, le 4 juin 2020. (Sraya Diamant/Flash90)

Par exemple, il existe déjà une banque de données — rassemblée par le centre juridique Adalah — des lois qui discriminent les Palestiniens à l’intérieur des frontières d’Israël de 1948, même ceux qui sont citoyens de l’Etat. Une telle banque de données aura un rôle crucial pour mettre à bas les éléments constitutifs de l’apartheid : elle fournit un schéma de ce qui doit changer, cartographiant exactement ce qui est raciste et discriminatoire dans le système juridique existant pour guider la création d’un système plus égalitaire et plus démocratique. 

Dans les régions sous régime militaire israélien, il peut être plus difficile de savoir exactement où et comment commencer à démanteler l’infrastructure juridique oppressive. Mettre fin à l’occupation est sans aucun doute un objectif, mais à quoi cela ressemblerait-il en pratique ? Est-ce que cela veut simplement dire retirer les troupes d’occupation ? Mettre fin à l’occupation mettrait-il nécessairement fin à l’apartheid ? 

Demandes concrètes

C’est là que la loi sur les pouvoirs d’exception entre en scène. Elle a longtemps servi les intérêts d’Israël pour effacer le contour de la législation et les mécanismes qui composent son régime. Même dans les jours où il semblait y avoir une voie politique ou diplomatique pour mettre fin à l’occupation, une voie qui répondrait ostensiblement au problème de ses caractéristiques les plus anti-démocratiques et similaires à un apartheid, la communauté internationale ne s’est qu’à peine, voire pas du tout, concentrée sur les piliers juridiques du système.

« Les politiciens [israéliens] de gauche et de droite ont renouvelé la législation [d’urgence] de façon à ce que son existence soit négligée », a écrit récemment Tovah Lazaroff, rédactrice-adjointe du Jerusalem Post et ancien reporter spécialiste des colonies pour le journal. « Elle est restée hors du débat politique domestique et international qui domine souvent chaque action en Cisjordanie. » 

Cependant, Lazaroff a ajouté : «  Si le statu quo continue, il est probable que la prochaine bataille pour renouveler le projet de loi ne sera pas entre le gouvernement et l’opposition, mais entre Israël et la communauté internationale ».  

Le Premier ministre israélien Naftali Bennett, le ministre des Affaires étrangères Yair Lapid et le ministre de la Défense Benny Gantz pendant une discussion du vote sur le « projet de loi sur les colons » à la Knesset, Jérusalem, 6 juin 2022. (Yonatan Sindel/Flash90)

C’est exactement ce que les supporters du régime israélien craignent le plus. Sans même un semblant de  processus de paix, et sans un gouvernement israélien même vaguement intéressé à s’engager dans l’idée d’un Etat palestinien, des membres de la communauté internationale reconnaissent de plus en plus et adoptent l’apartheid comme cadre d’analyse, transformant la question de la Palestine, d’un conflit perçu entre deux nations en celle du refus d’un Etat non-démocratique à traiter également tous les peuples sous son contrôle. 

Ce serait pire encore, pensent les avocats d’Israël, au cas où la communauté internationale commencerait à faire des demandes concrètes pour transformer l’Etat, d’un régime d’apartheid en un Etat démocratique. Démanteler les systèmes juridiques séparés et inégalitaires en Cisjordanie serait une telle mesure — et la loi en suspens actuellement à la Knesset pourrait être un début.

Annuler des lois comme la règlementation d’urgence ne mettrait pas fin automatiquement à la nature discriminatoire du régime. Cependant, cela démontrerait que des mesures pratiques pour démanteler l’apartheid sont de fait possibles. Tout aussi significatif, le vide juridique et le chaos politique qu’elle laisserait derrière elle contraindrait à un débat bien plus grave et bien plus urgent — à la fois à l’intérieur d’Israël, chez les Palestiniens, et dans la communauté internationale — sur ce à quoi pourrait ressembler un système acceptable de gouvernement entre le fleuve et la mer. 

traduction : CG pour l’Agence Media Palestine

Michael Schaeffer Omer-Man est directeur de recherche pour Israël-Palestine à DAWN. Jusqu’en 2019, il était rédacteur-en-chef de +972 Magazine. Il a aussi travaillé avec des agences internationales humanitaires et pour les réfugiés dans le contexte Israël-Palestine. Twitter: @MikeOmerMan.

source : 972mag

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