Questions-réponses avec un expert : Expulsion des Palestiniens de Masafer Yatta par Israël

22 juin 2022

Expert : Basel Adra, journaliste et activiste de Masafer Yatta en Cisjordanie occupée.

Le 4 mai 2022, la Cour suprême israélienne a décidé qu’Israël pouvait expulser plus de 1000 Palestiniens de leurs maisons dans la région de Masafer Yatta, en Cisjordanie occupée, prétendument afin de faire place à une zone d’entraînement pour l’armée occupante.

Si Israël détruit couramment les maisons de Palestiniens, y compris de communautés entières, les expulsions de Masafer Yatta constituent le plus vaste déplacement forcé de la sorte exécuté par Israël depuis le début de son occupation militaire de la Cisjordanie en 1967. Les Nations Unies, l’Union européenne et des organisations de défense des droits de l’homme ont condamné ces déplacements en les qualifiant d’illégaux et au moins 15 membres du Congrès [américain] ont appelé Israël à les arrêter.

Question : Quelle est la situation actuelle à Masafer Yatta ? 

Basel Adra : Depuis la décision de la Cour, entre 50 et 60 personnes ont eu leurs maisons détruites par l’armée. Les familles refusent de quitter leurs villages, donc la plupart d’entre elles se sont installées sous des tentes ou dans de petites grottes. Après les démolitions initiales, l’armée est revenue et a confisqué les tentes, déplaçant encore une fois ces familles.

Deux villages de Masafer Yatta, Khalit Al Dabee et Al-Taban, ont récemment reçu la notification que toute structure de leurs villages sera démolie dans les prochains jours. Les maisons, les enclos pour les animaux, tout. Nous attendons cette démolition de grande ampleur à tout moment. 

Et il y a eu un nouveau développement dangereux : l’armée a envoyé une lettre à l’Autorité palestinienne [qui administre des parties de la Cisjordanie sous contrôle global israélien] lui notifiant qu’ils ont l’intention de faire des exercices d’entraînement impliquant des tirs d’armes dans une large bande de Masafer Yatta dans les prochains jours et qu’ils pourraient retirer tous les habitants de cette zone. Cela pourrait impacter six communautés de Masafer Yatta.

Q : Depuis combien de temps votre famille a-t-elle vécu à Masafer Yatta et à quoi la vie ressemblait-elle là avant qu’Israël ne commence à menacer de vous expulser de vos maisons ?

BA: L’histoire de ma famille a ses racines ici, d’aussi longtemps que l’on puisse se souvenir. J’ai beaucoup de bons souvenirs de Masafer Yatta. Enfant, j’aimais participer à des camps d’été que la communauté organisait, étudier à l’école locale que mes parents ont aidé à démarrer et célébrer des mariages avec parents et voisins. 

Mais mon enfance et ma vie adulte se sont entièrement passées sous un violent régime militaire israélien et la menace d’expulsion. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai été témoin de la destruction par l’armée des maisons de mes voisins, de personnes que j’aime, j’ai été soumis aux checkpoints que les soldats établissent à leur gré. En grandissant, j’ai été arrêté par des soldats et attaqué par des colons alors que je faisais paître nos moutons avec mon grand-père. J’ai été témoin de l’arrestation par des soldats de mon père et d’amis qui essayaient de protéger nos maisons et nos droits. J’ai assisté à l’expansion constante des colonies d’Israël, avec de nouveaux avant-postes surgissant régulièrement pour voler davantage de notre terre. J’ai vu l’infrastructure des colonies grandir, alors qu’on nous empêche de construire des routes, des écoles ou l’infrastructure nécessaire pour l’électricité, l’eau ou les égouts, sous le prétexte que nous construisons illégalement dans une zone de tir militaire, alors même que nous vivons sur notre propre terre et que l’armée occupante d’Israël n’a aucun droit d’être ici ou de nous dire quoi faire.

Q : Qu’est-ce que cela fait de voir vos amis et vos voisins être contraints par des soldats à quitter leurs maisons, en sachant qu’ils pourraient revenir vous faire la même chose bientôt ? 

BA : C’est plus que difficile de regarder les maisons de mes amis en train d’être démolies. J’en ai été témoin depuis mon enfance. Quand j’ai grandi, cela m’a motivé à apprendre la photographie et le journalisme pour pouvoir le documenter et le montrer au monde. Mais chaque fois que je vois une maison démolie par les bulldozers, la vie d’une famille détruite, je suis bouleversé par l’impuissance que je ressens à aider les personnes que j’aime. Je vois les larmes de la mère. Je vois les enfants revenir de l’école à la maison pour trouver la pièce où ils jouent, le lit où ils ont dormi la nuit d’avant — tout cela détruit. Qu’est-ce que je pourrais dire ? Je ne peux rien faire pour eux, excepté partager leurs histoires. 

Ce qui s’annonce sera catastrophique pour ces familles, mes amis, mes voisins à Masafer Yatta. Je ferai tout ce que je peux pour utiliser les réseaux sociaux, les médias traditionnels et l’activisme sur le terrain. Mais cela signifiera quelque chose seulement si cela conduit la communauté internationale à intervenir et à empêcher ce sort imminent de se produire. 

Q : Pourquoi pensez-vous qu’Israël veut que vous quittiez votre pays ? 

BA : Le prétexte initial pour nous chasser hors de nos terres a été donné dans les années 1980 par le ministre israélien de la Défense de l’époque, Ariel Sharon, l’un des principaux architectes de l’entreprise de colonisation de peuplement d’Israël. Il a affirmé vouloir une séparation géographique entre les Palestiniens de Masafer Yatta en Cisjordanie occupée et les communautés bédouines palestiniennes dans le désert proche du Néguev (Naqab) à l’intérieur des frontières d’Israël avant 1967. 

Au fil des décennies, il est devenu clair que l’objectif d’Israël est de nous expulser et de construire des colonies pour les Israéliens là où nos communautés se trouvent maintenant. Pas seulement à Masafer Yatta, mais dans toutes les zones sous contrôle militaire israélien direct, connues comme « Zone C » selon les Accords d’Oslo, ce qui fait à peu près 60% de la Cisjordanie. Ils veulent pousser tous les Palestiniens dans une poignée de zones urbaines prétendument sous contrôle de l’Autorité palestinienne (Zones A et B de la Cisjordanie), et prendre toute la zone C pour les colons israéliens. 

Q : Le président Biden [des Etats-Unis] doit se rendre en Palestine/Israël dans quelques semaines. Selon les médias, il a demandé à Israël de s’abstenir de toutes actions susceptibles de provoquer des tensions avant son voyage mais il n’a pas condamné les expulsions à Masafer Yatta ou appeler à y mettre fin. Que voudriez-vous lui dire et qu’aimeriez-vous qu’il fasse étant donné le poids qu’ont les Etats-Unis vis-à-vis d’Israël, à cause du soutien économique et diplomatique massif qu’ils fournissent ? 

BA : Israël a effectivement reçu le feu vert de la communauté internationale, en particulier des Etats-Unis et de l’Europe, pour nous expulser de nos maisons. Ces gouvernements voient très clairement les politiques d’apartheid mises en oeuvre par Israël, ils voient les crimes qu’Israël a commis contre nous depuis des décennies, et pourtant ils ne prennent aucune mesure significative pour les arrêter. Ils envoient des déclarations sur leur inquiétude et occasionnellement sur leur condamnation, pourtant Isräl continue à étendre ses colonies illégales sans subir aucune conséquence. Je veux dire à Biden – arrêtez de soutenir Israël et sa destruction de nos maisons. Les Palestiniens vivent sous ce régime d’apartheid depuis des décennies. Nous sommes épuisés. Le gouvernement Biden doit oeuvrer à mettre fin à ce système d’apartheid, au lieu de le protéger et de le rendre possible.

Trad. CG pour l’Agence Media Palestine

Source : IMEU

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