Comment l’organisation israélo-émiratie Sharaka pousse le Pakistan à accepter Israël

Par Ali Abunimah et Tamara Nassar, le 5 juillet 2022

Une délégation de Pakistanais nationaux visite en mai le mémorial de l’Holocauste Yad Vashem (via Twitter)

Une association émiratie-israélienne a emmené en mai en Israël une délégation dans laquelle se trouvaient des Pakistanais nationaux et des Pakistanais américains.

Israël et le Pakistan n’ont pas de relations officielles. Chaque passeport pakistanais porte l’inscription : « Ce passeport est valable pour tout pays dans le monde excepté Israël. »

Cependant, la délégation de 15 membres semble faire partie d’un effort pour faire pression sur le Pakistan pour qu’il reconnaisse Israël – démarche qui violerait l’un des principes politiques fondamentaux du Pakistan depuis sa création.

Voyage pour promouvoir Israël

Ce voyage a été organisé par Sharaka, obscure association qui dit avoir des bureaux dans les Émirats Arabes Unis et en Israël et a été constituée après les dits Accords d’Abraham.

Il s’agit des accords négociés par les USA entre Israël et plusieurs États arabes depuis 2020 – malgré l’opposition populaire des citoyens de ces pays à la normalisation des relations avec Tel Aviv.

L’American Muslim and Multifaith Women’s Empowerment Council (AMMWEC) [Conseil Américain d’Autonomisation des Femmes Musulmanes et Multiconfessionnelles] basé à Washington a lui aussi aidé à organiser ce voyage.

Anila Ali, présidente du AMMWEC et maintenant membre du conseil de Sharaka, a conduit la délégation.

Citoyenne américaine née au Pakistan, Ali se décrit comme une « centre démocrate » qui a précédemment été déléguée à la Convention Nationale des Démocrates.

Elle défend Israël depuis longtemps et a de nombreuses fois qualifié les Palestiniens de « terroristes ».

Son organisation compte, parmi ses « partenaires » américains, le Bureau Fédéral d’Investigation, le Département de Sécurité Intérieure, plusieurs départements de la police et Hillel, organisation nationale juive américaine qui se vante de ce qu’Israël, État d’apartheid, « est au cœur de toutes ses activités.

Tout en prétendant offrir un foyer accueillant aux Juifs sur les campus américains, Hillel boycotte Juifs et non-Juifs qui ne sont pas d’accord avec ses positions tranchées pro-Israël.

L’AMMWEC est également partenaire de l’Anti-Defamation League [Ligue Anti-Diffamation], lobby israélien qui joue un rôle majeur dans l’attaque et le dénigrement des Palestiniens et de ceux qui défendent leurs droits.

La délégation menée par Ali a rencontré le président israélien Isaac Herzog, auquel Ali a offert un livre écrit par son père – une biographie du fondateur du Pakistan, Muhammad Ali Jinnah, farouche opposant au Sionisme.

« Les délégués ont parlé au président de leurs efforts pour développer les relations avec Israël », a dit l’AMMWEC.

Ce « fut une expérience étonnante parce que nous n’avions jamais eu de groupe de dirigeants pakistanais d’une telle ampleur en Israël », a dit plus tard Herzog au Forum Économique Mondial de Davos.

« Et tout cela a découlé des Accords d’Abraham, signifiant que Juifs et Musulmans pouvaient vivre ensemble dans la région, bien sûr avec les Chrétiens qui vivent dans la région et les Druzes et autres religions. »

La délégation est allée à la Knesset et au mémorial de l’Holocauste Yad Vashem.

Ils ont aussi visité le complexe de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem Est occupée – lieu de fréquentes attaques des forces israéliennes sur les fidèles palestiniens.

Fureur au Pakistan

Ce voyage a suscité l’indignation au Pakistan, où la solidarité avec la Palestine a toujours été un principe fondateur.

Il y avait dans la délégation le journaliste pakistanais Ahmed Quraishi et le Juif pakistanais Fishel BenKhald.

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Quraishi a été viré de son poste à la Radio nationale PTV pour avoir fait ce voyage.

« Les personnes qui se livrent à une publicité facile auraient dû penser, avant tout, à leurs intérêts nationaux », a déclaré PTV.

« En lieu et place d’actions inacceptables, la Télévision du Pakistan a mis fin au contrat d’un individu qui a fait un voyage dans un pays spécifique de sa propre initiative. »

Bien que Quraishi, qui est né et a grandi au Koweit, ait déclaré que ce voyage était « privé », il a dit à Ellie Gohanim, radiodiffuseur et auparavant envoyé spécial adjoint de l’administration Trump pour l’antisémitisme, qu’il espérait que la controverse aiderait à persuader ses compatriotes pakistanais de l’intérêt des relations avec Israël.

« C’est vraiment le moment pour nous d’enfin être en paix avec Israël et de traiter directement avec Israël », a dit Quraishi. 

Quraishi s’est également révélé être un musulman sioniste. « En tant que musulman, je pense que nous avons besoin de nous approprier aussi ce qui est écrit dans le Coran sur l’histoire d’Israël et les Israélites et le peuple d’Israël », a-t-il affirmé, « et il y a une revendication, une très forte revendication, que le peule juif a envers son pays natal historique.

Dans une résolution votée après le voyage, le Sénat du Pakistan a condamné les récentes attaques israéliennes contre les fidèles sur le site de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem.

Et un sénateur pakistanais a appelé à la révocation de leur citoyenneté pour ceux qui sont allés en Israël.

Qu’est-ce que Sharaka ?

Sharaka – qui signifie « partenariat » en arabe – a aussi emmené, au début de cette année, une délégation de jeunes Arabes et Musulmans à Auschwitz, site en Pologne du camp de la mort du gouvernement allemand de la Deuxième Guerre Mondiale.

Bien qu’elle prétende être motivée par la recherche d’une harmonie entre les croyances, Sharaka a l’objectif déclaré de « réaliser l’énorme potentiel des Accords d’Abraham ».

Le site internet de Sharaka présente l’association comme une initiative populaire, non-gouvernementale « créée par de jeunes dirigeants d’Israël et du Golfe afin de transformer en réalité la perspective de la paix entre les peuples ».

Le cofondateur israélien de Sharaka, Amit Deri, est également le fondateur de Réservistes en Service, association de soldats israéliens qui se consacre à la lutte contre le mouvement conduit par les Palestiniens de boycott, désinvestissement et sanctions – campagne qui promeut la liberté et l’égalité pour les Palestiniens.

David Brog, ancien directeur exécutif de l’association fanatiquement anti-palestinienne, Chrétiens Unis Pour Israël, et le lobbyiste pro-Israël Arsen Ostrovsky, font également partie du conseil d’administration de Sharaka.

Et bien que Sharaka déclare être non gouvernementale, son cofondateur émirati Majid al-Sarrah dit, dans une vidéo de Sharaka qui fait la promotion d’Israël : « Je me considère comme un représentant de l’État émirati et de sa politique. »

La réalité, c’est qu’aucune organisation comme celle-là ne serait autorisée dans les Émirats Arabes Unis – où n’existe aucune liberté d’expression ou d’association – sans l’approbation du gouvernement.

Quoiqu’elle sollicite des dons sur son site internet, Sharaka garde le silence sur la provenance des financements substantiels qui seraient nécessaires pour financer les diverses délégations qu’elle parraine. Son site internet ne fournit aucune information sur où est enregistrée l’organisation.

Sharaka n’a pas répondu à une demande d’explications sur l’endroit où elle est enregistrée en tant qu’organisation à but non lucratif et pour savoir si elle reçoit un financement du gouvernement.

Notamment, Jared Kushner, conseiller et gendre du président Donald Trump, était personnellement présent en décembre quand Sharaka a signé un accord de coopération avec l’Institut pour la Paix des Accords d’Abraham, association basée aux États-Unis avec une mission pro-israélienne similaire.

Normalisation sous la bannière de la religion

Les Accords d’Abraham ont été négociés par l’administration Trump et sont soutenus par l’administration Biden pour formaliser les relations diplomatiques entre Israël et les États arabes. Ils ont pour but de consolider la coopération militaire, économique et politique entre Israël et d’autres régimes locaux clients des Américains tout en mettant fin à la lutte de libération nationale des Palestiniens.

Ces démarches sont souvent vendues comme promouvant la coopération « entre les croyances » – en s’appuyant sur la présentation erronée affirmant que la violence issue de l’occupation et de la colonisation belligérantes de la terre palestinienne par Israël est réellement ancrée dans un conflit religieux.

Faire la promotion du mythe comme quoi la disharmonie entre Musulmans et Juifs est la racine du conflit est une tactique habituelle des propagandistes d’Israël.

De la même façon, Israël a longtemps fait la promotion du mensonge disant que la commémoration du génocide européen mené par les Allemands de millions de Juifs d’Europe pendant la Deuxième Guerre Mondiale est inextricablement liée à la reconnaissance d’Israël en tant qu’État juif.

« Les sionistes israéliens se sont approprié les événements de l’histoire juive, y compris l’Holocauste, dans un but de propagande pour asseoir leur « droit » à la Palestine – terre sur laquelle ils avaient posé leur revendication coloniale suspecte un demi-siècle avant le génocide », a récemment écrit le professeur de l’Université de Columbia, Joseph Massad, en relation avec le voyage à Auschwitz parrainé par Sharaka.

« Les Palestiniens et d’autres Arabes ont été exhortés à accepter le lien entre l’Holocauste et ‘le droit d’Israël à exister en tant qu’État juif’ comme un contrat global. »

La proposition de « faire participer les Palestiniens et autres Arabes à l’histoire de l’Holocauste est une tentative pour détourner l’implication des Palestiniens et des Arabes loin du présent des Juifs sionistes et des Israéliens et une tentative pour justifier les crimes continus d’Israël contre le peuple palestinien », ajoute Massad.

« L’exigence des Israéliens de faire commémorer l’Holocauste par les Palestiniens et les Arabes ne concerne pas du tout l’Holocauste, mais l’autre partie de la formule, c’est-à-dire la reconnaissance et la soumission au ‘droit d’Israël à exister’ en tant qu’État juif, raciste, colonial de peuplement », conclut Massad.

« Réinitialisation » USA-Pakistan

Il est clair qu’emmener des Pakistanais nationaux en Israël est une tentative pour pousser le Pakistan – État musulman avec une population de 220 millions de personnes et un arsenal nucléaire – vers la reconnaissance d’Israël et la normalisation de sa relation avec lui.

En réalité, cette question est peut-être au cœur de la récente crise politique du pays. En avril, un vote de défiance a démis Imran Khan de son poste de premier ministre du Pakistan.

Les analystes ont vu la solidarité inébranlable de Khan avec les Palestiniens et son refus d’un rapprochement avec Israël comme les principaux facteurs qui ont motivé ce qui était en réalité un putsch soutenu par les États-Unis contre lui.

Des rumeurs ont émergé l’année dernière selon lesquelles l’Arabie Saoudite avait poussé le Pakistan à normaliser ses relations avec Israël après qu’on ait interrogé Khan sur cette pression dans une interview de novembre 2020 avec la radio locale GNN.

L’Arabie Saoudite est à la fois un allié essentiel – bien qu’informel – de Tel Aviv et une source importante de financement pour Islamabad.

« Quelle est l’importance de la pression exercée sur vous pour reconnaître Israël ? », a demandé l’interviewer à celui qui était alors premier ministre.

« La pression est due à ce qu’Israël a une très grosse influence sur l’Amérique », a dit Khan, ajoutant que cela avait augmenté sous l’administration Trump.

« Maintenant, nous n’avons jamais eu à l’esprit de reconnaître Israël », a dit Khan.

Il a ajouté que, depuis la création du Pakistan, sa politique a été que, jusqu’à ce que les Palestiniens « obtiennent leurs droits et un règlement équitable », il ne pourra jamais y avoir de reconnaissance.

Le refus du Pakistan de couper les liens avec la Russie après que cette dernière ait envahi l’Ukraine au début de cette année peut aussi expliquer l’animosité des Américains envers Khan.

Khan est allé à Moscou quelques heures seulement après que les forces russes soient entrées en Ukraine en février dernier.

Bien que la visite ait été planifiée auparavant, le dirigeant du Pakistan a réfuté les efforts de Washington pour le persuader de l’annuler.

Khan a également révélé sa volonté d’acheter du gaz et des céréales russes alors que les USA et l’UE faisaient pression sur le reste du monde – bien que sans succès – pour imposer des sanctions à Moscou.

Après la destitution de Khan de son poste, son remplaçant en tant que premier ministre, Shebbaz Sharif, a exprimé son enthousiasme pour « approfondir » les relations du Pakistan avec les États-Unis.

Les courtisans impériaux de Washington ont également vu la chute de Khan comme un occasion rêvée pour  « réinitialiser » la relation des États-Unis avec le Pakistan.

Dans un article pour le groupe de travail Brookings Institution, le vétéran de la CIA Bruce Riedel et le membre de Brookings Madiha Afzal dénoncent Khan comme étant un idéologue « anti-américain » qui « s’éloignait de l’Amérique pour se rapprocher de la Russie et le Chine ».

Tout en reconnaissant la légendaire corruption de la famille de Sharif – Nawaz, le frère de Shehbaz a été plusieurs fois premier ministre avant d’être exclu de son poste pour cause de corruption – Riedel et Afzal les voient comme « des hommes pragmatiques » avec lesquels Washington peut faire des affaires.

Parallèlement, les Pakistanais pro-Israël peuvent voir ce moment comme une glorieuse opportunité pour réaliser le rêve de voir le drapeau israélien flotter au-dessus de l’ambassade sioniste à Islamabad.

Tamara Nassar est rédactrice adjointe et Ali Abunimah est directeur général de The Electronic Intifada.

Source : The Electronic Intifada

Traduction J. Ch. pour l’Agence média Palestine

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