L’apartheid israélien vu par l’ONU

Par Omar Aziz, 16 juillet 2022

Francesca Albanese

Pour sa dernière émission en direct, Palestine Deep Dive [Plongée en profondeur en Palestine] a interviewé Francesca Albanese, nouvelle rapporteuse spéciale des Nations Unies pour le territoire palestinien occupé.

L’émission intitulée « Éclairer l’apartheid d’Israël à l’ONU » jette un regard approfondi sur le rôle de la rapporteuse spéciale et de son mandat, et quels défis Albanese doit affronter au fur et à mesure qu’elle avancera dans ses six ans de mandat entamé en mai, au début de cette année.

Mark Seddon, invité de l’émission de PDD qui a également travaillé pour l’ONU à la fois en tant que rédacteur de discours pour l’ancien Secrétaire Général Ban Ki-moon et en tant conseiller médias pour l’ancienne présidente de l’Assemblée Générale, Maria Fernanda Espinosa, commence par mettre en exergue certains travaux antérieurs d’Albanese dans le domaine du droit international.

« Elle est également Chercheuse Associée à l’Institut pour l’Étude des Migrations Internationales à l’Université de Georgetown, Washington D.C. et Conseillère Principale sur les Migrations et les Déplacements Forcés pour le groupe de travail Renaissance Arabe pour la Démocratie et le Développement. Elle a aussi co-fondé le Réseau Mondial sur la Question de la Palestine et a récemment publié Palestinian Refugees In International Law [ les Réfugiés Palestiniens dans le Droit International ], chez Oxford Press. Elle a travaillé pour diverses agences de l’ONU, dont le Bureau du Haut Commissaire aux Droits de l’Homme (OHCHR) ainsi que pour l’Office de Secours et de Travaux des Nations Unies pour la Palestine (UNRWA). »

Le Mandat et ses Limites

Lançant les questions, Seddon demande ce que le mandat du Conseil aux Droits de l’Homme apporte à Albanese dans cette position bénévole qu’elle a récemment reprise à son prédécesseur Michael Lynk.

« Mon rôle comporte certaines responsabilités, comme vous l’avez dit, enquêter sur les violations des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés – ce qui reste de la Palestine historique », répond-elle.

« Il y a deux limites importantes à mon mandat. L’un est temporel, l’autre est géographique. Ceci ne rend pas justice à ce que les Palestiniens en tant que peuple ont enduré, ni le genre de justice qu’il recherchent réellement. En même temps, je pense vraiment qu’il existe des moyens d’agir et de réaliser ce mandat de telle sorte que cela n’inflige pas davantage de souffrance et d’injustice aux Palestiniens. »

Donnant des précisions sur les limites temporelles de son mandat, Albanese dit :

« Je ne peux pas faire un retour dans l’histoire là où c’est nécessaire, c’est-à-dire voir quelles sont les causes profondes de la situation dans le conflit israélo-palestinien, comme on l’appelle, ou la situation de la Palestine. Je ne peux remonter à 1948 ou 1922 parce que, pour moi, c’est le commencement du problème. Cela va de pair avec le colonialisme européen et l’antisémitisme européen. »

« Je ne serais pas capable d’enquêter là-dessus », poursuit-elle, « mais, en réalité, mon mandat couvre 1967. Ainsi, à partir de 1967, oui, je peux commenter et analyser et je le ferai. Et aussi, cela ne veut pas dire que je ne peux pas revenir sur l’histoire et en tirer quelques conclusions qui me permettent d’étayer mon analyse. »

« Bon, je pense qu’ils y seront obligés parce que je ne peux pas m’attendre à ce que mes rapports ne soient pas entendus. »

Elle continue : « …il n’est pas acceptable qu’un État membre ne coopère pas avec un expert indépendant de l’ONU. J’ai été mandatée par le Conseil aux Droits de l’Homme et donc maintenant, quoiqu’on en pense, je devrais être respectée pour le rôle, pour les responsabilités que j’assume. »

Seddon répond : « Bien, en effet, et ayant travaillé pour l’Assemblée Générale et le Secrétariat, ce que vous dîtes est absolument juste. Il n’y a aucun doute sur tout cela. Si les Israéliens décident qu’ils ne veulent pas s’engager à vos côtés, eh bien je suppose qu’ils vont attirer l’attention sur eux. »

Et à la question de savoir si elle aurait la possibilité d’entrer en Palestine pour accomplir son travail, Albanese souligne l’illégitimité des restrictions de voyage imposées par Israël :

« …rappel, Israël n’a aucune souveraineté sur le territoire palestinien occupé. Ce qui signifie que, si je suis invitée par l’Autorité Palestinienne à visiter le territoire palestinien occupé en commençant par la Cisjordanie, Israël ne peut m’empêcher, ni moi ni la Commission d’Enquête ni le Bureau du Haut Commissaire aux Droits de l’Homme qui, au fait, est interdit depuis deux ans d’entrer [et] d’obtenir des visas pour travailler dans le TPO, pas en Israël. Mon mandat concerne le territoire palestinien occupé et je ne prévois donc pas d’aller en Israël et d’enquêter sur les actes répréhensibles d’Israël à l’égard de citoyens israéliens, mais j’ai besoin d’aller en Cisjordanie et à Gaza et j’y irai. »

Mettre en exergue et démanteler l’apartheid israélien

A la lumière du consensus grandissant autour des faits sur le terrain à la suite des rapports d’organisations telles qu’Amnesty et Human Rights Watch qui dénoncent l’apartheid israélien, et qui font écho à ce que les Palestiniens ont dit depuis des décennies, il y a maintenant des appels croissants à l’ONU pour qu’elle prenne ces revendications au sérieux et agisse en conséquence.

L’écrivaine et militante Phyllis Bennis, directrice du Projet sur le Nouvel Internationalisme à l’Institut d’Études Politiques, Washington DC, reprend une question de l’auditoire demandant comment la société civile peut encourager la réouverture du Comité Spécial Contre l’Apartheid (créé par l’ONU en 1962) maintenant à l’arrêt, et « essentiellement » le Centre Contre l’Apartheid, qui a débuté en 1976 au Secrétariat de l’ONU sous le nom de « Unité sur l’Apartheid ».

« Il est très important de conserver cette dynamique parce que Apartheid est un mot qui résonne très bien et profondément avec un public européen et occidental… », répond Albanese.

« Restez unis, travaillez ensemble – pas homogènes – mais avec des messages communs. Ayez une stratégie parce qu’il semble que cela aussi fasse partie intégrante de la fragmentation. Il y a des gens qui courent dans différentes directions. Le discours sur l’apartheid a en quelque sorte unifié le mouvement. Continuez de faire pression afin de démanteler le régime d’apartheid, en commençant par démanteler l’occupation, parce que c’est, finalement, le véhicule qui a encouragé, qui a permis la réalisation d’un régime d’apartheid – et c’est hors du domaine du droit international, juste pour dire clairement où je me situe à ce sujet. »

Le Cas d’Ahmed Manasra

Abordant un cas spécifique sur lequel Albanese a choisi de se concentrer pendant la première partie de son mandat, Seddon lance une question sur la situation du prisonnier palestinien Ahmed Manasra.

« …son affaire me hante depuis son tout début, depuis que j’ai vu les images tournées sur ce garçon, peu importe ce qu’il avait fait, aucun enfant ne devrait être traité de la façon dont on l’a traité », dit Albanese.

« Les vidéos sur lui, les os brisés, gisant sur le sol sous un déluge d’insultes, puis sauvagement interrogé par un adulte, harcelé par un interrogatoire après avoir été emmené à l’hôpital, enchaîné à un lit et nourri à la cuiller par quelqu’un qui n’est pas sa maman. »

En 2015, Manasra alors âgé de 13 ans et son cousin de 15 ans ont été accusés d’avoir attaqué au couteau deux Israéliens dans la colonie de Pisgat Ze’ev en Cisjordanie occupée. Ahmad a été peu après heurté par une voiture tandis que son cousin était abattu par balle sur place. On voit une foule d’Israéliens se moquant de lui dans un enregistrement devenu viral alors qu’il gît inerte, perdant son sang à terre.

« Ahmad avait 13 ans quand il a été arrêté, puis il a été condamné et il y a eu tant d’irrégularités que je ne peux m’y retrouver, mais ce que j’ai fait, c’est de me saisir de cette affaire dès que je suis arrivée à ce poste et de faire tout ce qui était en mon pouvoir. En écrivant des lettres, en rejoignant la campagne de plaidoyer international, ça ira – Oui, je pourrai mieux me faire entendre dans les jours à venir, mais je ne vais pas laisser tomber. C’est une affaire qui a besoin d’être connue. Ce n’est pas un cas unique. »

Albanese poursuit en soulignant que le cas de Manasra se situe dans le contexte élargi du régime israélien de détention et d’incarcération systématiques des Palestiniens, sans procès, « il y a 670 personnes en détention administrative ».

« Incroyable », répond Seddon.

Les rapports médicaux signalent que Manasra souffre de schizophrénie et les experts en droits de l’homme rapportent qu’un traitement aussi rude qu’il continue de subir, dont la mise à l’isolement pour de longues périodes, « peut s’apparenter à de la torture ». Des appels à sa libération anticipée ont été rejetés le mois dernier, malgré une détérioration significative de sa santé mentale provoquant son hospitalisation, à cause des lois israéliennes radicales « d’Antiterrorisme ».

Aujourd’hui, les experts de l’ONU ,dont Albanese, ont officiellement exhorté Israël à le libérer immédiatement.

Shireen Abu Akleh

Albanese répond à une question de l’auditoire pour savoir si elle est satisfaite de l’avancée dans la « recherche de la justice » à propos de l’assassinat de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh et si l’ONU peut faire quelque chose :

« Des enquêtes ont été menées par des groupes médiatiques et par le Bureau du Haut Commissaire aux Droits de l’Homme, qui dispose d’une expertise médico-légale et judiciaire. Elles ont abouti à une conclusion tout à fait solide que les Américains ont complètement ignorée. Une fois encore, je pense vraiment que les Nations Unies doivent intensifier leurs efforts. »

« J’ai reçu la demande d’enquête sur cette affaire. Je pense que l’organisme le plus approprié devrait être la Commission d’Enquête sur Israël/Palestine comme faisant partie de toute enquête sur l’assassinat et le ciblage de journalistes, parce que, malheureusement, l’assassinat d’Akleh n’était pas le premier cas de journalistes tués dans l’exercice de leur fonction. Et il y a donc cet organisme, qui est mieux équipé, dirais-je, que moi même ou d’autres Rapporteurs Spéciaux. En réalité, c’est le Bureau du Procureur de la CPI [Cour Pénale Internationale] qui devrait essayer d’aller enquêter sur ces cas parce qu’il a reçu les soumissions officielles pour le faire sur tant de cas de journalistes tués dans l’exercice de leur travail en Palestine occupée. »

Des Décennies d’Impunité

Albanese éclaire le déplacement forcé continu des Palestiniens par Israël, crime de guerre selon le droit international, et appelle la communauté internationale à agir : 

« Déplacer de force une population sous occupation est une grave violation de la Quatrième Convention de Genève, et c’est même un crime de guerre. Aussi maintenant, la question est, comment empêcher que cela continue à se passer parce que ça s’est passé, et ça s’est passé au moins depuis 1967. Une fois de plus, c’est mon mandat, alors laissez moi en parler, mais je suis très heureuse qu’il y ait la Commission d’Enquête, créée en 2021 par le Conseil aux Droits de l’Homme, qui va observer Israël et la Palestine de façon plus complète. »

Elle a également souligné comment les institutions internationales, telles que l’Union Européenne, pourraient faire pression sur Israël pour ses violations des droits de l’homme en respectant les clauses de leurs propres accords commerciaux.

« Ce qui devrait se passer, c’est recourir aux mesures prescrites par la Charte des Nations Unies pour réduire ce genre de violations. Il y a des mesures politiques, des mesures diplomatiques, des mesures économiques, et d’autres s’il n’y a pas de limites à l’impunité. Aussi par exemple, l’Union Européenne a un accord commercial avec Israël qui contient une clause qui fait référence aux ‘sérieuses violations des droits de l’homme’ en tant que terrain pour mettre un terme à l’accord. Je pense que ce seuil a été dépassé et  toujours commencer par prendre les mesures prescrites et autorisées par le droit international, c’est ce qui est vraiment nécessaire ici parce que condamner ne suffit pas. »

Ne pas négliger l’impact plus large que l’exceptionnalisme et l’impunité d’Israël ont sur le dit ordre international « fondé sur des règles », Albanese souligne :

« Cela conduit à une érosion du système multilatéral et de l’ordre multilatéral, ce qui ne permet pas de ‘choisir’ quand il s’agit du droit international et ne permet pas d’utiliser le droit international plus durement contre certains États et de façon plus clémente envers les alliés. Oui, c’est au nom de la valeur du droit international que je plaide pour un retour au droit international. »

Le premier rapport d’Albanese à l’Assemblée Générale de l’ONU se concentrera sur le droit des Palestiniens à l’autodétermination, « le droit international exige et requiert que tout peuple réalise avant tout le droit à l’autodétermination. C’est essentiel et c’est fondamental. L’occupation israélienne prolongée est incompatible avec l’autodétermination », dit-elle.

« L’apartheid, qui s’est servi de l’occupation militaire pendant 55 ans, n’est pas compatible avec l’autodétermination. Et ne pas laisser l’autodétermination se transformer en absence de contrôle extérieur, c’est ce qui devrait préoccuper le président des États-Unis, comme tout autre pays engagé dans la question d’Israël/Palestine. »

Pour clore l’émission, Albanese déclare : « Je n’aime pas que l’on m’appelle pro-palestinienne parce que ce n’a jamais été mon cas. Je suis en faveur de la justice, je suis en faveur de la légalité. »

Suivez Francesca Albanese sur Twitter pour suivre son travail @FranceskAlbs.

Traduction : J. Ch. pour l’Agence Média Palestine

Source : Mondoweiss

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