Pourquoi le plan israélien de sous-traitance de l’occupation est-il en train de péricliter ?

Quelques rares affrontements à Naplouse la semaine dernière montrent comment l’Autorité palestinienne, soutenue par une politique israélienne incohérente, a perdu sa légitimité auprès de son peuple.

Par Omar H. Rahman, le  27 septembre 2022

Des Palestiniens affrontent les forces de sécurité de l’AP à Naplouse, en Cisjordanie, le 20 septembre 2022, à la suite de l’arrestation de membres du Hamas par les forces de sécurité palestiniennes. (Nasser Ishtayeh/Flash90)

Mardi dernier, des vidéos et des images de la ville de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, ont montré ce qui, à première vue, semble être un phénomène courant : des dizaines de palestiniens dans les rues lançaient des pierres, des œufs et d’autres objets sur des jeeps de sécurité au milieu de nuages ​​de gaz lacrymogène et de la fumée des pneus qui brûlent. Les véhicules, cependant, n’appartenaient pas à l’armée israélienne, la cible habituelle de telles actions mais à l’Autorité palestinienne (AP).

La veille, les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne avaient lancé un raid sur Naplouse et arrêté trois membres de groupes armés palestiniens, dont un combattant de premier plan de la branche locale des Brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas. Le raid a été accueilli par des tirs de militants, qui auraient conduit à la mort d’un policier et d’un passant, et ont déclenché des manifestations le lendemain matin qui visaient les forces de l’AP.

Bien qu’un cessez-le-feu ait finalement été conclu par les différentes factions mardi soir, les tensions dans la ville se sont à peine dissipées, reflétant une crise plus profonde qui s’exprime, souvent avec violence, dans le nord de la Cisjordanie depuis des mois.

Depuis le début de l’année à Naplouse et dans la ville voisine de Jénine, les raids militaires israéliens ont lieu pour ainsi dire toutes les nuits. Depuis le début de cette année, les soldats israéliens ont tué plus de 80 palestiniens en Cisjordanie occupée – nombre le plus important depuis 2015 – et en ont arrêté des centaines d’autres, dans ce qui équivaut à une campagne de grande envergure pour écraser les groupes de résistance palestiniens qui sont devenus plus redoutables et plus efficaces. 

Alors que la campagne israélienne vise ostensiblement à limiter la capacité opérationnelle des groupes armés en ciblant leurs combattants chez eux, il existe un motif correspondant qui ne doit pas être négligé : soutenir l’AP en affaiblissant ses rivaux. Et comme le montrent les événements de Naplouse, cet objectif s’avère non seulement militairement difficile à atteindre, mais politiquement intenable. 

« Absence de contrôle »

Ces derniers mois, un certain nombre de factions palestiniennes se sont mobilisées pour s’opposer de façon unifiée au président de l’AP Mahmoud Abbas et à ses efforts pour d’une part modifier les processus de prise de décision au sein de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et d’autre part pour placer son bras droit, Hussein al-Sheikh, en position pour lui succéder à la tête de l’OLP. Ces deux mesures font suite à d’autres démarches, unilatérales et source de division, prises par Abbas et son entourage dans leurs efforts pour monopoliser le pouvoir, y compris la décision l’année dernière d’annuler des élections législatives et présidentielles après les avoir longtemps retardées.

Des Palestiniens en deuil et des hommes armés transportent le corps du palestinien Mohammed Al-Arashi, 25 ans, lors de ses funérailles dans la ville cisjordanienne de Naplouse, le 23 août 2022. (Nasser Ishtayeh/Flash90)

L’assaut d’Israël sur les villes et les camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie ne vise pas seulement les membres du Hamas et du Djihad islamique – dont le premier gouverne la bande de Gaza assiégée et bénéficie d’une forte audience en Cisjordanie – mais aussi les combattants de la résistance du Fatah, le parti d’Abbas lui-même, qui le lâche, ainsi que de nombreux autres qui n’ont pas d’affiliation mais s’opposent à l’AP.

En outre, les incursions militaires d’Israël représentent une arme à double tranchant pour l’AP. La punition collective imposée et les funérailles quasi hebdomadaires à Jénine et à Naplouse ternissent encore plus l’image de l’AP en raison de sa coordination sécuritaire continue avec Israël, et augmentent le risque de désaffection parmi son propre personnel de sécurité. Et de fait, la semaine dernière, un membre des services de sécurité de l’AP a été impliqué dans le meurtre d’un officier militaire israélien à un poste de contrôle près de Jénine.

Vu que l’emprise de l’AP sur certaines parties de la Cisjordanie se désintègre en même temps que son soutien populaire, les dirigeants militaires et politiques israéliens tirent discrètement la sonnette d’alarme  et se bousculent pour renforcer la capacité de l’AP – et peut-être sa volonté même – de réprimer. Le journal israélien Haaretz ce mois-ci, a cité le chef d’Etat-major sortant Aviv Kochavi qui exprimait son inquiétude face à « l’absence de contrôle de la part de l’appareil de sécurité palestinien dans certaines parties de [la Cisjordanie] », et les implications de celle-ci pour la sécurité israélienne .

Une autre source gouvernementale a déclaré au journal : « Nous essayons avec tous les outils à notre disposition de les aider », ajoutant qu’Israël prévoyait d’augmenter par divers canaux l’aide financière directe à l’AP. En juillet, le journal israélien HaYom a rapporté que les ministères de la Défense et des Finances géraient « un fonds extra-budgétaire secret » pour transférer de l’argent à l’AP, une activité révélée pour la première fois dans des documents judiciaires.

L’inquiétude d’Israël concernant la faiblesse de l’AP peut sembler contre-intuitive étant donné à quel point l’Autorité est dénigrée dans le discours public israélien. Elle témoigne, cependant, de la fonction essentielle que joue l’AP dans l’architecture globale de contrôle d’Israël, coopérant sur les problèmes de sécurité quotidiens et administrant les centres de population palestiniens au nom de la puissance occupante.

Des Palestiniens affrontent les forces de sécurité de l’AP à Naplouse, en Cisjordanie, le 20 septembre 2022, à la suite de l’arrestation de membres du Hamas par les forces de sécurité palestiniennes. (Nasser Ishtayeh/Flash90)

Des Palestiniens affrontent les forces de sécurité de l’AP à Naplouse, en Cisjordanie, le 20 septembre 2022, à la suite de l’arrestation de membres du Hamas par les forces de sécurité palestiniennes. (Nasser Ishtayeh/Flash90)

En effet, la faiblesse de l’AP est en grande partie le produit de cette politique israélienne discordante, alors que la réponse d’Israël au déclin de l’AP signale sa très probable intervention dans la politique palestinienne au cours de la période de transition critique – et potentiellement explosive – de l’ère post-Abbas à venir.

Crise de légitimité

Au centre des problèmes de l’Autorité palestinienne se trouve sa perte grandissante de légitimité auprès de son propre public. L’AP  fut fondée en 1994 dans le cadre des Accords d’Oslo avec un mandat de cinq ans au cours duquel elle devait s’approprier les responsabilités gouvernementales assurées auparavant par les autorités d’occupation israéliennes. Pendant ce temps, l’OLP devait négocier avec Israël sur le statut final d’un gouvernement autonome palestinien.

L’OLP est entrée dans le processus avec l’idée que l’AP finirait par devenir l’État indépendant de Palestine. Mais au fur et à mesure que cet objectif s’est éloigné, l’AP a perdu sa raison d’être et s’est progressivement transformé en antenne de l’appareil de contrôle permanent d’Israël. En dépit de cette évolution, Abbas n’a montré aucun signe de modification de la stratégie de l’OLP ou de sa vocation de devenir un État de plein droit, ouvrant un fossé grandissant avec un public palestinien qui ne considère plus cette feuille de route comme viable.

En même temps, les principales institutions politiques palestiniennes sont, sous le leadership d’Abbas, devenues de plus en plus autoritaires, corrompues et répressives. Aucune élection pour l’AP n’a eu lieu depuis l’année 2005-2006 ; la rupture entre le Fatah et le Hamas en 2007 a paralysé le processus législatif de l’AP, permettant à Abbas de gouverner par décret sans aucune contrainte parlementaire ou judiciaire ; et Abbas ne convoque l’assemblée nationale de l’OLP que pour approuver à l’aveugle ses prises de décision antidémocratiques. Même au sein du Fatah, la direction sclérosée au sommet est déconnectée de la base qui qui a longtemps subi en silence son emprise, tout comme les dirigeants mécontents écartés du cercle restreint qui entoure Abbas.

Selon un récent sondage, environ 60 % des palestiniens vivant dans les territoires occupés pensent que l’AP est devenue un fardeau pour le peuple palestinien et près de la moitié souhaiteraient qu’elle soit dissoute. Plus de 75 % des Palestiniens veulent qu’Abbas démissionne, tandis que seulement 1 % de ceux résidant en Cisjordanie disent qu’ils voteraient pour son successeur désigné, al-Sheikh, si des élections devaient avoir lieu. Plus ce mécontentement s’est accru, plus l’AP s’est appuyée sur son appareil répressif de sécurité pour se maintenir au pouvoir.

Discorde de la politique israélienne

Pendant des décennies, Israël a cherché à mettre en place une entité dirigeante docile et collaborationniste chez les palestiniens laquelle devait lui permettre de conserver un contrôle maximal sur les territoires et d’étendre sans cesse son projet colonial, tout en se dégageant de toute responsabilité pour la population palestinienne qui y vit.

Le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas rencontre une délégation de la Fédération des juifs des pays arabes, à la Muqata’a à Ramallah, en Cisjordanie, le 28 mars 2016. (Hadas Parush/Flash90)

Pendant les premières années de son occupation, Israël a tenté de cultiver des  « dirigeants » locaux prêts à coopérer en échange de privilèges sous son régime militaire draconien. En 1976, Israël a tenté de donner plus de crédibilité à ces dirigeants en autorisant des élections municipales, mais ils ont été sévèrement battus par des candidats ayant un agenda nationaliste et des liens avec l’OLP.

Deux ans plus tard, Israël a parrainé la création des Village Leagues, un réseau de personnalités « modérées » anti-OLP issus de zones rurales en marge des municipalités urbaines, leur fournissant des finances et des armes. Le but ultime était que les représentants des Village Leagues négocient avec Israël au nom des palestiniens dans les territoires occupés pour cheminer vers «l’autonomie» telle que définie dans les accords de Camp David (auxquels l’OLP s’était opposée).

Voyant que ce projet pataugeait par manque de crédibilité, Israël a créé au début des années 1980, l’ Administration civile , une branche du militaire qui régit encore aujourd’hui les affaires quotidiennes des palestiniens sous occupation. Mais avant la fin de la décennie, les palestiniens se sont révoltés contre ce régime aussi, dans ce qui est devenu la dite Première Intifada.

Du point de vue israélien, la création de l’AP dans les années 1990 devait obéir à la même directive essentielle : accorder l’autonomie palestinienne, tout en permettant à Israël à la fois de conserver le contrôle des territoires occupés et de se décharger de toute responsabilité pour le peuple palestinien.

Ainsi, les israéliens et les palestiniens ont-ils toujours eu des objectifs divergents en ce qui concerne l’institution de l’AP et sa trajectoire. Parce que les palestiniens n’ont jamais adhéré à la version d’autonomie qu’Israël envisage pour eux et que  l’AP  conserve malgré tout le germe d’une entreprise souveraine, la politique israélienne envers l’AP a toujours été un peu « schizophrène », s’appuyant sur l’AP tout en sapant son autorité. On voit ainsi le ministère israélien de la Défense gérer une caisse noire pour l’AP, alors que le gouvernement retient, pour en faire un outil de pression politique et d’extorsion. des centaines de millions de dollars de recettes fiscales qu’il perçoit au nom de l’AP. 

Cette forme de politique a réussi à rendre l’AP trop faible et trop dépendante politiquement et financièrement pour défier avec succès le contrôle croissant d’Israël sur les terres palestiniennes. Et plus l’Autorité palestinienne s’éloigne de son mandat initial de proto-État, plus elle ressemble à un simulacre de l’idéal israélien : une institution gouvernementale cooptée sans un authentique programme national.

Des Palestiniens affrontent les forces de sécurité de l’AP à Naplouse, en Cisjordanie, le 20 septembre 2022, à la suite de l’arrestation de membres du Hamas par les forces de sécurité palestiniennes. (Nasser Ishtayeh/Flash90)

En fin de compte, l’AP échoue aujourd’hui pour la même raison que les Village Leagues avaient échoué des décennies auparavant : elle n’a plus de crédibilité aux yeux de son peuple. Israël peut vouloir maintenir l’AP en place pour ses propres intérêts, mais ses efforts pour saper la mission nationaliste de l’AP éliminent la seule chose qui lui avait donné au départ sa légitimité. 

Limites d’intervention

Les leçons de l’histoire augurent mal pour pour la politique palestinienne dans la période post-Abbas qui approche. La subversion par le président  du processus démocratique au cours de la dernière décennie a rendu caduque le processus légal de l’AP pour le passage du leadership. Cela ouvre la voie à une lutte pour le pouvoir désordonnée et potentiellement violente, à la fois entre ceux à l’intérieur de l’AP qui aspirent à succéder à Abbas et entre ceux à l’extérieur de l’AP qui cherchent à capter le pouvoir.

Des signes précurseurs de cet avenir dangereux ont pu être observés à Naplouse la semaine dernière lorsque les forces de sécurité de l’AP se sont trouvées confrontées à la fois à un public en colère et à des groupes armés. Pendant ce temps, ceux qui fomentent des dessins de rapt de pouvoir arment et financent leurs partisans, ou s’allient à des factions armées ou des branches de l’appareil de sécurité de l’AP, en préparation au combat potentiel à venir.

Israël s’efforcera sans aucun doute de déterminer l’issu en exploitant les divisions et en soutenant ceux qui, selon lui, serviront ses intérêts. Compte tenu des années de fragmentation géographique et politique imposée – y compris l’isolement de Gaza sous le régime du Hamas – cela pourrait bien aboutir à une sorte de balkanisation de la Cisjordanie, avec diverses milices se disputant le contrôle de leurs minuscules domaines.

Pourtant, bien qu’Israël soit l’acteur le plus puissant sur le terrain, capable d’utiliser son vaste pouvoir coercitif pour influencer l’évolution, il y aura toujours des limites à ce qu’il peut accomplir. Surtout, aucune intervention ne peut conférer la précieuse légitimité, et les palestiniens rejetteront in fine tout ce qui ne sert pas leurs intérêts.

Une version antérieure de cet article fut publiée sur Afkār, le blog du Middle East Council on Global Affairs. Lisez-le ici.

Omar H. Rahman est un écrivain et analyste politique spécialisé dans la politique du Moyen-Orient et la politique étrangère étatsunienne. Il est actuellement membre du Middle East Council on Global Affairs, où il écrit actuellement un livre sur la fragmentation palestinienne dans l’ère post-Oslo.

Trad. B.M pour l’Agence Média Palestine

Source : +972

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