Coupe du monde 2022 : les supporters arabes disent à Israël la vérité sur la Palestine

 

Par Emile Badarin, le 2 Décembre 2022

En refusant d’être interviewés par les journalistes israéliens, les supporters arabes refusent d’accorder une légitimité au système d’apartheid d’Israël.

Le marocain Jawad El Yamiq arbore le drapeau palestinien après le match de Coupe du monde de football entre le Canada et le Maroc au stade Al Thumama à Doha le 1er Décembre 2022 (AP)

Les journalistes israéliens sont rassemblés ce mois-ci à Doha pour couvrir la Coupe du Monde, et certains d’entre eux ont pour objectif de faire “parler le public arabe à Israël”. Mais lors de fréquentes interactions postées sur les réseaux sociaux, les supporters ont poliment décliné l’offre, et cela de différentes manières.

Certains refusent d’engager la conversation; d’autres font part de leur engagement en faveur de la cause palestinienne ; et d’autres s’en vont simplement quand ils comprennent que le reporter est israélien.  

La politique de reconnaissance anime la “mission journalistique” israélienne, au Qatar et ailleurs. Ces journalistes, comme la plupart des Israélien.nes et des médias occidentaux, semblent s’être convaincus que la Palestine et les Palestinien.nes ont disparu.es des consciences arabes avec les changements géopolitiques à travers le monde arabe.

Selon les commentateurs israéliens et occidentaux, ces changements géopolitiques représentent une version miniature de la fin de l’histoire au Moyen-Orient. Ils prennent généralement la “disparition” présumée des Palestiniens comme un facteur positif qui faciliterait les Accords d’Abraham et la normalisation des relations diplomatiques entre Israël et quatre états arabes en 2020.

Peut-être n’y a-t-il pas de meilleure occasion de récolter les fruits de la normalisation qu’une Coupe du monde dans un pays arabe. Un pays qui a temporairement permit aux médias israéliens de se déplacer et de travailler librement au Qatar, alors qu’officiellement le pays n’a pas de relation avec Israël. Il semblerait que certains journalistes israéliens prennent sur eux pour montrer que non seulement les régimes arabes se sont réconciliés (ou plutôt ont capitulé) avec le projet colonial sioniste, mais aussi le peuple arabe.

Dans ce sens, le fait de “parler à Israël” est interprété comme une forme de reconnaissance, ou tout du moins comme une indication puissante que l’on se rapproche de l’aboutissement du colonialisme de peuplement en Palestine. Cet aboutissement nécessite la légitimation de la souveraineté d’Israël du Jourdain à la Méditerranée, et le déplacement de la population autochtone.  

Et c’est l’inverse qu’ils trouvent au Qatar. Bien qu’ayant obtenu un reconnaissance de la part de certains régimes arabes, dont l’Organisation pour la Liberation de la Palestine, Israël a complètement échoué à obtenir la reconnaissance des publics arabes.

Dépossession palestinienne

“Parler à Israël” dans ce contexte c’est tenter d’obtenir une reconnaissance populaire qui légitimerait et normaliserait la structure coloniale israélienne, qui continue de déposséder les Palestinien.ne.s. Par conséquent, en refusant de parler, les citoyens arabes envoient le message direct à ceux au pouvoir au Moyen-Orient et en Occident, qu’ils sont contre la normalisation sans justice, en dépit des accords de “paix” signés par Israël avec les régimes arabes.

Au lieu de “parler”, les supporters arabes montrent aux caméras israéliennes ce que leur public à tout fait pour oublier : la Palestine. Cela rappelle aux journalistes israéliens et à leurs téléspectateurs le colonialisme de peuplement, le nettoyage ethnique, l’occupation, les réfugié.es palestinien.nes et la Nakba (catastrophe) depuis 1948. Les supporters du Maroc y ont fait allusion pendant la Coupe du monde en déployant une banderole “Palestine libre” à la 48ème minute du match Maroc-Belgique.

Ce qui est étonnant c’est le choc des Israélien.nes en voyant que l’indignation provoquée par la violence d’Israël et ses constructions sur des terres palestiniennes volées n’a pas disparu, malgré le temps passé.

C’est la même réalité coloniale que la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh montrait inlassablement au monde, jusqu’à ce qu’un sniper israélien l’abatte en Mai dernier, un assassinat filmé par les caméras. Ce n’était également pas un accident si Israël a détruit un an plus tôt, en Mai 2021, la Tour médias de Gaza, où se trouvaient les bureaux de plusieurs agences de presse internationales travaillant depuis l’enclave assiégée.

Tout comme les supporters de football au Qatar, Abu Akleh et ses collègues journalistes en Cisjordanie, à Gaza, Jérusalem et ailleurs montrent la laideur du colonialisme israélien, que les peuples arabes n’ont ni oubliée ni pardonnée. Abu Akleh a été tuée et elle ne peut plus filmer et montrer Israël au monde, mais il n’est pas possible d’édulcorer les messages des supporters au Qatar.

Conscience déformée

De ce fait, certains journalistes israéliens semblent avoir adopté la rhétorique de la victimisation afin de détourner l’image embarrassante du colon, ce qui requiert une bonne dose de créativité et d’auto-aveuglement. Il est impressionnant de voir à quelle vitesse certains ont eu recours à la stratégie sioniste, transformant leur difficulté à obtenir de “bons mots” à propos d’Israël en une manifestation de la haine des Arabes et des Musulman.es et leur désire d’“effacer [les Israélien.nes] de la surface de la Terre”.

 

Coupe du monde 2022 au Qatar : Palestine 1, Israël 0

Pas seulement en Israël, mais à travers tout le monde colonial européen, la victimisation est un moyen d’affirmer son innocence, flottant dans une réalitée déformée qui transforme l’anormalité et l’injustice en normalité et en justice.

De ce point de vue, Israël est juste un autre pays “normal” (si ce n’est le seul état civilisé qui respecte les droits humains au Moyen-Orient, peu importe qu’il franchisse la limite de l’apartheid, selon Human Rights Watch) qui “normalise” ses relations avec plusieurs pays arabes, et que les Arabes devraient aimer et admirer.

Pour que cette normalité imaginaire ait du sens, les Israéliens doivent vivre le mythe sioniste de la terre sans peuple pour un peuple sans terre. Pour ce faire, ils doivent activement oublier que les Palestinien.nes existent bien, même après un siècle de dépossession et d’élimination par le colonialisme sioniste. L’ironie est qu’en cherchant à oublier et à démembrer les Palestinien.nes, ils les rendent plus présent.es.

Le mouvement des droits civiques des Noirs aux USA avait propagé l’idée qu’il faut dire la vérité au pouvoir dans la lutte contre la ségrégation raciale et l’injustice. Mais que faire si le fait même de parler peut être transformé en un moyen de soumission et de dépossession? 

En essayant de faire parler les Arabes, les journalistes espéraient une reconnaissance populaire qui conférerait une légitimité normative de l’injustice et de l’apartheid israélien. Refuser de parler est un acte de résistance. Paradoxalement, cela revient à dire la vérité aux régimes arabes, à Israël et au reste du monde.

Emile Badarin est chercheur à l’European Neighbourhood Policy Chair, College of Europe – Natolin.

Trad. L.G pour l’Agence Média Palestine

Source : Middle East Eye

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