Par Haidar Eid, le 2 Mai 2023
Dans une lettre ouverte, Haidar Eid, analyste politique basé à Gaza, insiste pour que la présidente de la Commission européenne s’excuse pour le racisme flagrant dont elle a fait preuve lors d’un récent discours célébrant le 75e anniversaire du régime israélien.
En Palestine, nous sommes attristés de constater que, 30 ans après l’effondrement de l’apartheid en Afrique du Sud, la présidente de la Commission européenne n’a pas tiré de leçons de cette histoire honteuse et continue de défendre le racisme flagrant et le colonialisme de peuplement.
J’écris cette lettre depuis la bande de Gaza assiégée. Assiégée par qui, me direz-vous ? Peut-être pensez-vous qu’il s’agit d’un blocus auto-imposé et que 2,4 millions de personnes ont décidé de mourir lentement par un génocide progressif.
Les deux tiers des Palestiniens de Gaza sont des réfugiés qui ont été ethniquement nettoyés de leurs villages et de leurs villes par le pays dont vous êtes amoureux et dont vous avez complètement approuvé le récit.
Il semble que vous ne connaissiez pas les travaux des nouveaux historiens israéliens qui ont démystifié le récit sioniste il y a de nombreuses années. Si vous êtes réellement intéressée par l’exactitude historique, plutôt que par l’idéologie, vous devriez peut-être lire The Ethnic Cleansing of Palestine de l’historien israélien Ilan Pappe, d’autant plus que vous ne faites pas confiance aux historiens palestiniens. Une personne occupant une position aussi importante que la vôtre devrait éviter les mythes qui ont été réfutés depuis longtemps.
Vous devez connaître les rapports d’Amnesty International, de Human Rights Watch, de l’organisation israélienne réputée de défense des droits de l’homme B’Tselem, ainsi que les conclusions du secrétaire exécutif de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (ESCWA) concernant la nature d’apartheid du gouvernement israélien. (Je m’abstiens de mentionner les organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme, car vous les jugerez peut-être moins crédibles).
L’apartheid, une réalité
En Israël, la discrimination raciale institutionnalisée est sans équivoque fondée sur la primauté d’un groupe de colons juifs sur les Arabes palestiniens.
Lorsque l’on compare les applications de la politique d’apartheid, il est difficile d’identifier des différences entre la domination blanche en Afrique du Sud et son équivalent israélien en Palestine, en termes de ségrégation et de désignation de certaines zones pour les Juifs israéliens et d’autres pour les Arabes.
Parmi les autres similitudes entre l’apartheid israélien et l’apartheid sud-africain, on peut citer la délimitation de certaines lois et de certains privilèges pour les Juifs, ainsi qu’un ensemble de lois discriminatoires qui ne s’appliquent qu’aux Palestiniens.
Actuellement, tant en Israël que dans les territoires palestiniens occupés, il existe deux systèmes routiers, deux systèmes de logement, deux systèmes éducatifs et des systèmes juridiques et administratifs différents pour les Juifs et les non-Juifs. Chaque loi promulguée par le système d’apartheid sud-africain a son équivalent en Israël.
Il s’agit notamment de la loi sur les zones collectives, de la loi sur l’interdiction des mariages mixtes, de la loi sur les déplacements et les permis, de la loi sur la sécurité publique, de la loi sur le recensement de la population, de la loi sur l’immoralité, de la loi sur la terre et, bien sûr, du Bantu Homelands Citizenship Act.
Les lois israéliennes correspondantes sont la loi du retour, les lois « temporaires » de 2003 interdisant les mariages mixtes, la loi sur le recensement de la population, la loi sur la citoyenneté et l’entrée en Israël, la loi sur la nationalité israélienne et diverses lois sur la terre et la propriété.
Israël a maintenant décidé de devenir ouvertement un État d’apartheid par définition : la tristement célèbre loi fondamentale sur l’État-nation spécifie la nature de l’État d’Israël comme étant l’État-nation du seul peuple juif.
Nelson Mandela et l’archevêque Desmond Tutu, icônes de la lutte contre l’apartheid, ne sont que deux des nombreux militants sud-africains qui croient fermement que ce que nous vivons en Palestine est bien pire que l’apartheid en Afrique du Sud à son apogée.
Même l’ancien président américain Jimmy Carter a exprimé sa détresse face à la situation sur le terrain lors de sa dernière visite en Palestine et a qualifié Israël d’État d’apartheid. Peut-être ses propos seraient-ils plus crédibles à vos yeux ?
Défense du colonialisme
Malheureusement, votre réponse condescendante au ministère palestinien des affaires étrangères – qui a qualifié à juste titre vos remarques de » clichés racistes anti-palestiniens » – rappelle le langage utilisé au XIXe siècle par les suprémacistes blancs d’Afrique du Sud et du Sud américain sous les lois Jim Crow.
Mais vous avez clairement montré que vous affectionnez le colonialisme en utilisant des clichés coloniaux archaïques. Les barbares arabes avaient besoin de l’Européen blanc ashkénaze pour répandre la « démocratie » au cœur du monde arabe non civilisé et « faire littéralement fleurir le désert ». Cette idéologie biologiste qui soutient que les non-Blancs ont des cultures arriérées et non démocratiques n’a pas sa place dans le monde postcolonial d’aujourd’hui. D’où votre déni de la Nakba.
Étiez-vous une partisane du système des bantoustans en Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid ? Êtes-vous opposée à l’égalité des droits et à la transformation d’Israël et de la Palestine en un État pour tous ses citoyens ? La solution à deux États à laquelle vous faites constamment référence (sans rien faire pour la mettre en œuvre) signifie la bantoustanisation de la Palestine.
Êtes-vous opposée à la démocratie civique, qui est la demande de la plupart des organisations de la société civile et de la base palestiniennes ? Nelson Mandela a-t-il eu tort de consacrer 27 ans de sa vie à la quête de justice en réclamant l’égalité pour les populations indigènes d’Afrique du Sud ? Vous rendez-vous compte que ce que vous soutenez au Moyen-Orient est une solution raciste par excellence ? Une solution basée sur le « nationalisme ethnique » ?
Vous rendez-vous compte, Madame la Présidente, que les ministres du cabinet de votre « vibrante démocratie » appellent à l’anéantissement des villages et des villes palestiniens, grâce à la complaisance et au soutien de votre Commission ?
À notre grande horreur, ici en Palestine, où nous luttons pour notre simple survie en raison des politiques racistes de l’apartheid israélien, vous n’avez pas eu le moindre mot de sympathie pour nos souffrances résultant de l’établissement du seul pays d’apartheid subsistant dans le monde. Vous n’avez même pas voulu donner la fausse impression d’être neutre et objective.
Bien que j’hésite à vous citer un Palestinien, cette observation du regretté universitaire Edward Said dans ses Représentations de l’intellectuel décrit bien cet incident récent :
« À mon avis, rien n’est plus répréhensible que ces habitudes de l’intellectuel qui induisent l’évitement, ce détournement caractéristique d’une position difficile et fondée sur des principes, que l’on sait être la bonne, mais que l’on décide de ne pas prendre. Votre espoir est d’être rappelé, d’être consulté, de faire partie d’un conseil d’administration ou d’un comité prestigieux, et de rester ainsi dans le courant responsable ; un jour, vous espérez obtenir un diplôme honorifique, un grand prix, peut-être même un poste d’ambassadeur… Car malgré les abus et la diffamation que tout partisan des droits et de l’autodétermination des Palestiniens s’attire, la vérité mérite d’être dite, représentée par un intellectuel compatissant et sans peur. »
Cela vous rappelle-t-il quelque chose, Madame la Présidente ?
Auteur : Haidar Eid est professeur associé au département de littérature anglaise de l’université Al-Aqsa, dans la bande de Gaza, en Palestine.
Source: Middle East Eye
Traduction: AGP pour l’Agence Média Palestine