Ces jeunes israéliens brûlent leurs avis d’enrôlement – et ne se sentent plus seuls en le faisant

Par Oren Ziv, le 24 mai 2023

Des lycéens de gauche décrivent comment les manifestations anti-gouvernementales ont ouvert une brèche vers la démarginalisation d’opinions longtemps jugés illégitimes.

De jeunes manifestants brûlent leurs avis d’enrôlement dans l’armée israélienne lors d’une manifestation contre le gouvernement à Tel Aviv, le 1er avril 2023. (Oren Ziv)

Le 1er avril, au milieu d’une des manifestations de masse contre les plans de refonte judiciaire du gouvernement israélien qui ont lieu toutes les semaines à Tel-Aviv, un groupe d’une dizaine d’adolescents s’est rassemblé pour brûler leurs ordres militaires, après avoir annoncé que, pour protester contre l’occupation et l’apartheid, ils refuseraient de servir dans l’armée. Cet acte symbolique a suscité beaucoup d’attention, sans doute portée par la récente vague de menaces de refus de servir de la part de centaines de soldats réservistes dans le cadre du mouvement de protestation contre le gouvernement.

Des conversations avec plusieurs de ces lycéens et jeunes, il ressort clairement que les protestations contre la refonte judiciaire et la prise de conscience politique qu’elle a suscitée ont accéléré le processus de radicalisation. En outre, ils ont le sentiment que d’autres jeunes sont de plus en plus disposés à entendre parler de l’occupation et que la question du refus de l’armée sous diverses formes ne cesse de se généraliser.

« Les gens se lancent davantage dans la politique parce qu’ils n’ont plus le choix », explique Sofi Or, une jeune de 17 ans de la ville de Pardes Hanna, dans le nord du pays, et militante de Mesarvot, un réseau qui guide les jeunes dans la procédure d’objection de conscience. Avant les manifestations, dit-elle, la plupart des jeunes ne pensaient pas beaucoup à la politique. « Maintenant, les jeunes qui ne se mêlaient pas avant à la politique sont ouverts à en entendre parler – et pas seulement des idées du courant dominant. Même au sein des manifestations elles-mêmes, il est facile d’engager des discussions. »

« Si les jeunes entendent parler du comité de nomination des juges [que le gouvernement essaie de contrôler], peut-être se préoccuperont-ils aussi de l’apartheid dans les territoires occupés », se demande Tal, 17 ans, de Tel-Aviv.

Ayelet Kobo, un autre jeune de 17 ans de Tel-Aviv, est également activiste à Mesarvot. «Les gens autour de moi ont vraiment changé», a-t-il dit. « Dès le début des manifestations, j’ai sollicité des étudiants pour qu’ils viennent au « bloc anti-occupation » [un groupe de manifestants en marge de la manifestation principale qui brandit des banderoles, scande des slogans contre l’occupation et l’apartheid, et agite des drapeaux palestiniens]. J’ai rencontré des gens qui par le passé auraient éventuellement pu parler politique, mais qui n’étaient pas actifs. Maintenant, ils se joignent à de nombreuses manifestations et viennent toutes les semaines. »

De jeunes manifestants de Banki agitent des drapeaux palestiniens lors d’une manifestation du 1er mai à Jaffa, le 1er mai 2023. (Oren Ziv)

Kobo s’explique le changement par le fait que les manifestations sont faciles d’accès. « Personne ne s’étonne que les jeunes ont tendance à être plus radicaux », explique-t-il. « Le problème est que vous avez beau entendre parler de choses terribles, vous ne connaissez pas les organisations de gauche ni comment les rejoindre. Les manifestations [actuelles] sont si importantes qu’il n’est pas nécessaire de se rendre de l’autre côté d’Israël pour les voir. Vous pouvez simplement quitter la maison le samedi et trouver des personnes qui vous parleront. C’est cette sortie de l’ignorance qui a donné aux gens le courage de se joindre à nous. »

Beaucoup de lycéens qui ont parlé à +972 Magazine ne se contentent pas seulement des manifestations anti-gouvernementales hebdomadaires à Tel-Aviv, mais participent également à la désobéissance civile et à l’action directe. Certains se joignent aux manifestations organisées par les Palestiniens contre l’expulsion des familles palestiniennes par les colons et l’État dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est occupée, .

Iddo Elam, un jeune de 16 ans de Tel-Aviv et membre de Banki, l’aile jeunesse du Parti communiste israélien, dit qu’il est actif politiquement depuis l’âge de 14 ans. Tout d’un coup, je vois des amis, qui se sont toujours montrés indifférents, lâcher des propos comme : « C’est affreux ce que fait [le gouvernement]. Beaucoup viennent toutes les semaines aux manifs et veulent bien discuter de l’occupation et de l’apartheid. Beaucoup d’amis viennent au bloc radical et agitent le drapeau palestinien pour la première fois, alors qu’il y a un an ou deux, ils me demandaient pourquoi je le faisais. »

Elam affirme que c’est l’importance de la protestation qui a provoqué ce changement – « on ne peut pas l’ignorer ». De plus, dit-il, d’autres jeunes manifestants qui ne font pas partie du bloc anti-occupation passent à côté de celui-ci en se rendant à la manifestation principale – « ils voient de quoi on cause, ils demandent à leurs parents et ils regardent les informations », explique Elam. Il estime aussi que lorsque l’on doit « lutter contre des fascistes comme [le ministre de la Sécurité nationale, Itamar] Ben Gvir et [le ministre des Finances, Bezalel] Smotrich, il paraît insensé d’ignorer l’occupation ».

Des manifestants anti-apartheid participent à la manifestation hebdomadaire contre le nouveau gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu, Tel Aviv, 11 février 2023. (Gili Yaari /Flash90)

Défiant leurs aînés

En février, Uri Lass, directeur du lycée Ironi Dalet de Tel-Aviv, a été réprimandé par le ministère de l’Éducation pour avoir appelé ses élèves à se joindre à une manifestation de jeunes contre la refonte judiciaire du gouvernement. La veille de la manifestation, Lass a envoyé un message exigeant que les étudiants s’abstiennent d’agiter des drapeaux palestiniens; certains de ses étudiants l’ont défié, formant leur propre bloc anti-occupation au sein de la marche principale des jeunes.

Lors de la manifestation, l’un des administrateurs a demandé à un étudiant d’arrêter d’agiter le drapeau palestinien. Devant le refus de ce dernier, l’administrateur a demandé au policier, qui surveillait la manifestation, d’interdire au bloc anti-occupation d’entrer avec le reste des manifestants sur la place principale où se déroulaient les discours.

Kobo considère cette manifestation comme un grand succès. « Nous avons fait appel aux jeunes que nous connaissons, et la réponse a été incroyable », a-t-il dit. «Je ne pensais pas qu’il y avait plus de cinq ou six gars de gauche dans mon année. Mais j’ai commencé à parler et à partager des choses dans le groupe WhatsApp [des étudiants], et je me suis rendu compte que nous sommes présents à l’école – que nous avons une voix. Il y a quelques mois, [les étudiants] ne savaient pas comment s’organiser, et maintenant ils m’envoient des selfies de [manifestations à] Sheikh Jarrah. C’est vraiment impressionnant. »

Kobo a mal vécu que les enseignants aient dénoncé le bloc, mais ne s’en est pas étonné. « Au final, le travail des enseignants est de préserver le statu quo. Ils nous enseignent l’histoire et le civisme dans le but de nous faire penser qu’Israël est le pays le plus moral du monde et qu’il faut s’enrôler dans l’armée. »

Alors que Kobo et Elam étaient actifs dans des groupes de gauche avant le début de cette vague de protestations, Tal n’est devenu actif que récemment. « J’ai été élevé avec des valeurs de respect d’autrui, mais je ne suis jamais sorti pour protester », dit-il. « Lors de la première manifestation [le 7 janvier, organisée par le mouvement socialiste judéo-arabe Debout ensemble], je suis allé avec ma mère et j’ai écouté les discours. Le discours d’Ayman Odeh [chef du parti de gauche Hadash] était incroyable. »

Le chef de Hadash Ayman Odeh (à droite) parmi les meneurs d’une manifestation contre le nouveau gouvernement à Tel Aviv, le 7 janvier 2023. (Keren Manor)

Lors de la prochaine manifestation de masse une semaine plus tard sur la place Habima de Tel-Aviv, Tal cherchait déjà des drapeaux palestiniens. « Quand je suis arrivé, quelqu’un m’a demandé si je voulais tenir un drapeau », se souvient-il. Après en avoir pris un et commencé à l’agiter, il dit avoir été victime de « violences verbales et physiques », mais cela n’a fait que renforcer son désir de sortir dans la rue et de manifester.

« Participer à des manifestations, c’est refaire à chaque fois l’expérience de la radicalisation. Violence policière, rondes à Hébron – chaque fois que je sors pour protester, cela renforce mes opinions », dit-il.

« Les gens s’habituent à notre présence »

Le bloc anti-occupation, qui compte environ 1 000 personnes chaque semaine, est devenu un point de rencontre pour les jeunes de gauche. Un nombre important d’entre eux sont membres de l’aile jeunesse de Banki, et viennent aux manifestations après s’être rencontrés plus tôt au Left Bank – le siège principal de l’organisation dans le centre-ville.

« Beaucoup de jeunes se joignent à nous », explique Einav Zipori, 18 ans, secrétaire de la branche Tel Aviv de Banki.  « Les gens sont intéressés. Les manifestations ont aidé les jeunes qui avaient une certaine connaissance de ces problèmes à entrer dans la lutte et à entreprendre des choses. »

Zipori dit qu’au début, il y avait des disputes parmi les jeunes de gauche sur l’intérêt même de se joindre aux grandes manifestations. « Dans les premières semaines, c’était problématique, mais petit à petit des liens ont été établis avec d’autres organisations et avec de nouvelles personnes, le bloc [anti-occupation] s’est formé et les gens ont participé aussi à d’autres activités. »

Le bloc radical lors d’une manifestation antigouvernementale à Tel Aviv, le 21 janvier 2023. (Oren Ziv)

Les membres du bloc ont été au début confrontés à de nombreuses agressions de la part d’autres manifestants mais le niveau de violence à leur égard a diminué au fil des semaines. « Beaucoup de gens qui venaient pour se battre sont maintenant prêts à écouter », poursuit Zipori. « Les gens s’habituent à notre présence. De plus en plus de gens nous contactent, et on prend de plus en plus conscience que Banki existe. »

« Le message que nous transmettons est qu’il n’y a pas de démocratie si elle n’est pas pour tous », déclare Or. « Les manifestations actuelles, qui sont censées porter sur la démocratie, sont en réalité une lutte pour préserver le statu quo – pour revenir à ce que nous avions avant, où la démocratie était réservée aux juifs. Nous voulons rappeler à ce mouvement de protestation l’occupation, l’oppression que subissent les Palestiniens – et leur drapeau.

« Nous nous opposons à la réforme, mais nous ne pouvons pas nous contenter de cela », déclare Kobo. « Les protestations en cours exigent un retour aux valeurs de la Déclaration d’indépendance. Mais nous savons qu’il n’y a jamais eu de démocratie ici. Pas seulement à cause de l’occupation ; avant cela, il y a eu la Nakba, l’expulsion délibérée des palestiniens et palestiniennes pour créer un État juif. »

« Les protestations affirment que si les lois sont adoptées, Israël ne sera plus une démocratie », poursuit Kobo. « Nous disons que si les lois sont adoptées, elles contribueront à affirmer la nature anti-démocratique d’Israël depuis 1948. Les personnes les plus faibles seront lésées : les palestiniens de Cisjordanie, les mizrahim, les éthiopiens et les immigrants de l’ex-Union soviétique. »

Un jeune manifestant du bloc anti-occupation brandit une pancarte indiquant « Nous mourrons avant de nous enrôler », Tel Aviv, 29 avril 2023. (Oren Ziv)

Kobo est cependant conscient que si le bloc anti-occupation a réussi à s’affirmer comme une voix légitime dans les manifestations, le vrai changement se produit ailleurs. « Les manifestations ne sont pas le lieu pour changer l’opinion des gens », dit-il. «Cela se produit dans des forums plus intimes, tels que des visites ou des cérémonies. L’idée d’une cérémonie conjointe [juive-palestinienne] [telle que la cérémonie conjointe du Memorial Day qui a eu lieu fin avril] séduit même les jeunes non radicalisés. »

L’expérience de Tal montre que le bloc anti-occupation suscite des conversations avec d’autres jeunes dans la foule. « Il y a eu d’innombrables discussions », se souvient-il. « Les gens sont surpris par ce que nous pensons. Au début, ils nous approchent de manière agressive. Quand on explique qu’on veut juste que tout le monde vive dans l’égalité, qu’on ne veut pas jeter les juifs à la mer, et qu’il n’y a aucune raison pour qu’un peuple règne sur un autre peuple, ils disent : ‘Ce n’est pas si mal .' »

Mais malgré l’optimisme, Or est conscient que la plupart des jeunes n’acceptent pas ces positions. « La majorité des jeunes en Israël sont de droite. Cela a à voir avec la société dans laquelle nous grandissons – une société remplie des messages militaristes, nationalistes et incendiaires, dont nous sommes nourris dès le plus jeune âge. Il y a encore tellement de travail à faire avant que le message « démocratie pour tous » ne soit considéré comme normal. »

« Nous avons atteint le grand public »

L’une des questions qui préoccupent la jeunesse radicale dans ces manifestations est l’objection de conscience. Certains se préparent à aller en prison militaire à la suite de leur refus, tandis que d’autres espèrent obtenir des dispenses pour des raisons de santé. Les manifestations à Tel-Aviv ont vu de futurs objecteurs de conscience s’adresser à ceux du bloc anti-occupation. Et selon ceux qui ont parlé au +972 Magazine, le fait que les réservistes de l’armée parlent maintenant ouvertement de refuser de servir leur a permis de parler plus facilement à d’autres jeunes de leur refus total de s’enrôler.

Le premier objecteur de conscience à être envoyé dans une prison militaire, depuis le début de ces manifestations a été Yuval Dag, 20 ans, qui purge actuellement sa troisième peine derrière les barreaux. J’ai rencontré Dag deux fois – une fois juste après les élections de novembre 2022 et une deuxième fois après le début des manifestations.

Quatre objecteurs de conscience israéliens (de gauche à droite) Evyatar Moshe Rubin, Einat Gerlitz, Nave Shabtay Levin et Shahar Schwartz, sont ici à l’extérieur de la base militaire de Tel Hashomer juste avant leur annonce de leur refus de s’enrôler dans l’armée israélienne, le 4 septembre 2022. (Oren Ziv)

Lors de notre deuxième rencontre, il a expliqué comment les réactions à sa décision de refus avaient évolué au cours du dernier semestre. « Je sens qu’il y a plus de soutien [de ma décision]. Vous voyez beaucoup plus de gens qui se rendent à la manifestation principale avec des drapeaux israéliens, puis rencontrent le bloc anti-occupation et disent : « Bravo, nous sommes avec vous. » Cela m’a donné de la force. »

Dag attribue ce changement à l’extrémisme du gouvernement actuel. « Il est devenu clair pour tout le monde qu’il existe un lien désormais plus profond entre Israël et l’occupation. Nous sommes devant un exemple concret de ce que le gouvernement laisse faire, de ce à quoi il prête main-forte et en quoi il consiste. Soudain, on entend les gens parler des palestiniens en plein Tel-Aviv. »

Elam, qui envisage de refuser, dit que le problème s’est posé à l’école : « Nous discutons en ce moment en cours d’éducation civique sur l’objection de conscience, et de nombreux amis qui pensent peut-être encore s’enrôler comprennent maintenant pourquoi les gens refusent de le faire », a-t-il expliqué. « Ils voient aussi l’objection de conscience des réservistes et comprennent que l’armée et le militarisme ne constituent pas une valeur suprême, mais peuvent être remis en question voire rejetés. »

Or, qui a obtenu son diplôme d’études secondaires cette année, sera probablement envoyée en prison dans les mois à venir après avoir refusé de s’enrôler.  « Je ne refuse pas dans le cadre du mouvement de contestation, comme les réservistes. Je refuse à cause de l’occupation et de l’apartheid », dit-elle. « Mais la discussion générale sur l’objection de conscience nous a permis de toucher ceux qui participent du courant dominant. Les gens sont beaucoup plus disposés à l’entendre, même si la haine persiste ».

Oren Ziv est photojournaliste, reporter pour Local Call et membre fondateur du collectif de photographes Activestills.

Une version de cet article a paru d’abord en hébreu dans Local Call.

Source : +972 Magazine

Traduction : BM pour Agence Média Palestine

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