Palestine : comment l’aide occidentale facilite le colonialisme israélien

Par Alaa Tartir, le 21 juillet 2023 

Au cours des 30 dernières années, l’aide internationale a été utilisée comme un outil pour discipliner, réduire au silence et maintenir le contrôle sur les palestiniens.

Depuis la signature de l’ Accord d’Oslo I en 1993, les donateurs internationaux ont fourni  plus de 50 milliards de dollars en aide étrangère aux Territoires palestiniens occupés (TPO). Ces fonds ont été canalisés au moyen d’un modèle de développement occidental qui fut conçu, en principe, pour favoriser le développement économique et institutionnel de la Palestine.

Les architectes occidentaux de ce modèle avaient espéré qu’ils pouvaient contribuer à un  « rattrapage » de la Palestine avec Israël sur le plan du développement. Ainsi, avec deux États démocratiques et libéraux — un israélien, un palestinien — existants côte à côte au Levant, la paix serait assurée.

Mais le modèle a  ignoré de façon flagrante la nature coloniale de la domination israélienne – la dévastation inévitable provoquée par des structures de contrôle coloniales rapaces – et a mis la responsabilité de la consolidation de la paix sur le dos des palestiniens et palestiniennes, les obligeant, avant qu’il puisse être question de paix, de se transformer pour répondre aux normes nébuleuses de développement définies par les alliés occidentaux les plus proches d’Israël. 

Pourtant, le financement a été accepté de bonne volonté par le peuple palestinien qui s’est fié au processus de paix d’Oslo pour les conduire à la liberté, et ont cru pouvoir utiliser les fonds des donateurs pour établir enfin leurs propres institutions après des décennies de domination israélienne. Le but ultime du peuple palestinien était d’ établir son propre État  – d’être enfin libre une fois que le processus d’Oslo parrainé par les États-Unis aurait traversé une « période de transition » qui ne devait pas dépasser cinq ans et se terminer aussi tôt que 1999.  

Cette aide était cruciale à la logique (coloniale) du modèle occidental, utilisée comme un outil pour réformer («  civiliser ») le peuple palestinien et le soutenir au cours d’une période provisoire de gouvernance israélienne, qui ne devait persister que jusqu’à ce que la Palestine soit capable de subvenir à ses propres besoins à côté d’un Israël, devenu son partenaire dans la paix.

Toujours aussi loin de la liberté

Bien que le financement ait été utilisé pour établir une Autorité palestinienne (AP)  semi-autonome  ainsi que des institutions palestiniennes à l’autonomie limitée dans le domaine de la santé et de l’éducation par exemple, ni l’aide d’Oslo ni le processus d’Oslo n’ont rapproché la Palestine de la liberté et de l’autodétermination.

Cela ne leur a jamais permis de construire une économie susceptible de les soutenir dans leur lutte contre la puissance occupante qui les colonise et continue à les expulser de la majorité des terres qui leur restent (environ 22 % de la Palestine historique).

Au lieu de cela, ce financement fut utilisé quasi aussitôt pour compenser les pertes économiques infligées à la Palestine par des politiques punitives israéliennes telles que le bouclage, la construction de colonies et les restrictions commerciales.

L’aide est devenue une bouée de sauvetage pour les TPO lorsque le processus de paix a sombré dans une violence extrême pendant la deuxième Intifada de 2000 à 2006.

Les décideurs politiques occidentaux ont alors revu leur modèle de développement  en se concentrant désormais sur le secteur de sécurité palestinien . De leur point de vue, si l’Autorité Palestinienne pouvait se coordonner avec Israël et lui assurer la sécurité en freinant la « violence » des factions armées palestiniennes, de nouveaux efforts de paix pourraient alors être faits.

Une fois de plus, la responsabilité de la réforme et de la paix est clairement revenue au peuple palestinien, une position étayée sur l’hypothèse coloniale raciste qui voudrait que cela soit eux qui sont les plus enclins à la violence, contrairement à un Israël libéral-démocrate.

Les décideurs politiques et les spécialistes occidentaux du développement ont renouvelé leur travail sur la refonte d’autres aspects des institutions et de la société palestiniennes. Le nouveau modèle a intégré les notions d’ efficacité de l’aide , de la bonne gouvernance, et de la transparence —  des principes devenus populaires dans le secteur de l’aide au cours des années 2000 en réponse à la dévastation occasionnée par les systèmes d’aide néolibéraux (et néocoloniaux) qui existaient pendant la « décennie perdue » des années ‘80 et le Consensus de Washington dans les années ‘90.

De nombreux experts en développement bien intentionnés ont investi beaucoup de temps et de ressources pour faire fonctionner le modèle de développement d’Oslo ainsi mis à à l’ordre de jour, et leurs efforts ont à ce point réussi que même la Banque mondiale a pu estimer que le peuple palestinien était prêt dès 2011 à diriger son propre État.

Cependant, aujourd’hui, en 2023, la Palestine est encore plus éloignée de l’autonomie qu’il y a 12 ans.

Quatre approches

Cela fait plus d’une décennie que je regarde l’aide à la loupe  avec mon collègue, le Dr Jeremy Wildeman.  Les avis divergent quant aux raisons pour lesquelles les modèles d’aide- pour- la- paix d’Oslo ont échoué si lamentablement malgré 30 ans et 50 milliards de dollars de financement. Certains considèrent que cela n’a pas forcément été un échec. Par exemple, il y a les instrumentalistes de l’aide qui croient que le modèle d’Oslo était, et reste, intrinsèquement sain, mais que c’est l’externalité de la « politique » qui l’a empêché de réussir.

Les néocolonialistes, en revanche, sont des réalistes de l’aide qui comprennent comment l’aide peut être utilisée pour discipliner, faire taire et maintenir le contrôle sur le peuple palestinien, et pour préserver le statu quo des intérêts israéliens et occidentaux.

Ensuite, il y a les « instrumentalistes critiques » qui partagent la foi instrumentaliste dans le modèle d’aide d’Oslo, mais qui se concentrent, en revanche, sur la politique de l’occupation militaire israélienne des TPO, les droits humains, la construction de colonies israéliennes et le droit international – qu’ils considèrent comme les principaux obstacles qui doivent être surmontés, pour que le développement avance et que la paix advienne.

Enfin, il y a les critiques qui, comme nous, ne croient pas que le modèle d’aide est un processus libérateur mais plutôt un outil non indigène de domination externe qui doit être considéré avec suspicion et in fine résisté.

Les principes d’efficacité de l’aide, tels que ceux trouvés dans la Déclaration de Paris en 2005 et le Programme d’action d’Accra en 2008, peuvent être utilisés comme un dispositif anticolonial pour évaluer comment les donateurs occidentaux opèrent dans les régions du Sud Global, tels que les TPO.

L’un des plus importants principes est la transparence des donateurs : l’information concernant la destination de leurs dons doit être facilement accessible. En effet, il est fondamental pour tout peuple souverain de bien comprendre la provenance de tout financement étranger qui entre dans sa société, à quelle fin il est utilisé et comment l’intérêt de chaque donateur est ainsi servi.

De divulguer de manière transparente la provenance du financement et comment il est utilisé par leurs propres gouvernements témoignerait aussi du même respect pour les principes de bonne gouvernance et pour les institutions de type libéral que les donateurs disent vouloir promouvoir pour la Palestine.

Tracer l’aide palestinienne

Le Dr Wildeman et moi avons tenté, à plusieurs reprises depuis 2016, de tracer l’aide financier attribué par les donateurs aux TPO.

L’objectif primordial de notre travail a été de tracer et d’analyser cette aide et de créer, en ce qui concerne tous les flux d’aide, une base de données complète et accessible au public.  L’accès à de telles informations représente une étape critique et cruciale vers des systèmes de bonne gouvernance démocratique auxquels aspire ardemment le peuple palestinien dans son cheminement vers un régime autonome.

À cette fin, en 2022, nous avons entrepris une étude pour le Réseau des organisations non gouvernementales palestiniennes, enquêtant sur 41 acteurs donateurs notables qui représentaient environ  90% de l’aide aux TPO au cours des années 2017-2021. Ces acteurs ont joué un rôle déterminant dans la structuration des institutions palestiniennes supposées servir la société palestinienne. Nous avons découvert un manque flagrant de transparence de l’aide en 2022 —  une aggravation sensible par rapport aux enquêtes antérieures similaires que nous avions menées en 2016 et 2017 .

En 2022, nous avons collecté des données de trois manières différentes : (1) en contactant directement les donateurs et leurs missions dans les TPO pour obtenir des informations sur leurs financements en matière d’aide ; (2) en examinant les sites Web des donateurs et en cataloguant les rapports en ligne de leurs dons aux TPO ; et (3) en extrapolant à partir des ensembles de données trouvés dans la base de données de l’OCDE, le Query Wizard for International Development Statistics (QWIDS).

Nous avons découvert que moins de 30 % des donateurs que nous avons approchés nous avaient fourni les données nécessaires pour comprendre ce qu’eux-mêmes et la communauté internationale financent réellement en Palestine.

Quant aux données disponibles sur leurs sites Web, loin d’être transparentes et facilement accessibles, elles se sont avérées souvent difficiles à localiser– si toutefois elles s’y trouvaient ! Et même si elles s’y trouvaient, elles pouvaient être inaccessibles même en anglais, sans parler de leur traduction en langue arabe ce qui serait évidemment essentiel à leur appropriation par des autochtones. 

 Du fait du nombre limité de donateurs qui fournissent ces informations à la base de données QWIDS, celle-ci ne fournit, en fin de compte, qu’un très incomplet ,bien que large, aperçu du financement de l’aide dans les TPO .

Finalement, malgré un investissement important de temps dans la recherche sur l’aide à la Palestine par des chercheurs expérimentés, nous sommes repartis avec une idée très limitée de ce à quoi ressemblait l’aide des donateurs internationaux aux TPO entre 2017 et 2021.

Nous avons conclu que les donateurs ne faisaient aucun effort pour être transparents ou pour rendre compte aux palestiniens, à un moment où il y a eu un détérioration visible des institutions et des systèmes de bonne gouvernance d’une Autorité Palestinienne soutenue par l’Occident, et où la colonisation des terres palestiniennes par Israël ne fait que s’intensifier.

Nuisibilité des donneurs

Dans l’économie colonisée des TPO, l’influence des donateurs sur l’État et sur la société palestinienne est considérable.

Les donateurs peuvent croire qu’ils portent secours à la Palestine et à son peuple en contribuant des fonds – mais c’est au contraire leur manquement à s’attaquer aux causes profondes de ce qu’ils appellent une « impasse politique » qui contribue au statu quo violent. En outre, leur « aide » se combine avec celle sortie des accords d’Oslo – une aide structurée de telle manière qu’elle permet, en fait, à Israël de compenser les coûts de son occupation et subventionne la poursuite de sa colonisation de la terre palestinienne .

Nous nous trouvons devant un duo particulièrement délétère fait, d’un côté, d’instrumentalistes qui ignorent tout des problèmes politiques fondamentaux à l’origine du conflit dans les TPO et de l’autre , de néocolonialistes qui se servent du modèle des premiers pour soutenir le colonialisme israélien.

Il est crucial par ailleurs pour la Palestine que l’aide étrangère entrant sur son territoire soit mesurée avec précision afin que sa population dispose des informations nécessaires pour comprendre ce que cette aide finance, puisse s’approprier celle-ci afin de forger leurs propres systèmes de gouvernance, et l’utiliser pour répondre à ses véritables besoins et pour se libérer enfin de la domination israélienne. La Palestine se doit de rejeter toute aide qui ne sert pas ces fins. Les donateurs, quant à eux, doivent allouer les ressources nécessaires pour tracer leurs dépenses en aide aux TPO et en rendre les informations facilement accessibles à tous les palestiniens et à toutes les palestiniennes.

Aujourd’hui, ce n’est pas le cas et aucun système n’est mis en place pour que cela change.

Dans de telles circonstances, la Palestine ferait bien de regarder l’aide des donateurs occidentaux avec une profonde méfiance compte tenu des antécédents de l’Occident qui témoignent de sa tendance, depuis longtemps établie,  à favoriser les intérêts perçus d’Israël au détriment de la Palestine. Cela peut imposer de rejeter les donateurs occidentaux qui refusent d’être transparents ou de s’abstenir de nuire à la Palestine occupée.  

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Le Dr Alaa Tartir est chercheur principal et directeur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord au Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). Tartir est également chercheur associé et coordinateur académique au Geneva Graduate Institute, un Global Fellow au Peace Research Institute Oslo (PRIO), conseiller politique pour Al-Shabaka: The Palestinian Policy Network, et membre du conseil d’administration de The Arab Reform Initiative. Les publications de Tartir sont accessibles sur www.alaatartir.com.

Source : Middle East Eye

Traduction BM pour l’Agence média Palestine

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