Pas d’électricité, pas d’emploi, pas de liberté : 36 heures à Gaza

Par Samah Salaime, le 3 septembre 2023

Une compagnie d’électricité qui surcharge pour un service dérisoire. Des inégalités de classe et peu d’accès au travail. Un bord de mer restreint par le blocus. Comment la population de Gaza s’en sort-elle ?

Des palestiniens, hommes et femmes, profitent de la plage sur le bord de mer de Gaza City  pendant les vacances d’été, le 28 juin 2019. (Mohammed Zaanoun/Activestills)

« Y’a-t-il une mer, là où vous habitez ? »

« Non. »

« Avez-vous accès gratuitement à une longue, belle plage ensoleillée comme celle-ci ? »

« Non. »

« Connaissez-vous parfois des missiles au-dessus de votre tête et des avions qui larguent sur vous des bombes qui éclairent tout le ciel ?

« Non. »

« Connaissez-vous la sensation d’une bombe qui secoue tout le camp, et puis après l’explosion vous réalisez que vous n’avez pas été tué, ou que vos frères n’ont pas été blessés ?

« Non. »

« Et connaissez-vous quelqu’un qui ose encore s’opposer à l’armée ? Qui refuse de se rendre et qui fait vivre l’enfer à l’Occupant ?

« Non. »

« Madame, nous sommes en vie et vous, vous n’êtes pas venue depuis longtemps. »

Une vue générale des maisons palestiniennes dans le camp de réfugiés de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 20 janvier 2022. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Cela fait presque un mois que je suis rentrée de Gaza. Et même si j’y suis restée moins de 48 heures (pour animer un atelier sur la santé mentale des femmes), mes pensées et mes sentiments reviennent sans cesse à ce dont j’y fus alors témoin. En cet été chaud et désagréable, lors de chacune de mes tentatives de retrouver un semblant du normal, la question me revenait avec force: comment font ce qui vivent à Gaza ?

J’allume la lumière chez moi le soir après le travail et je voilà que je me souviens de cette rue étroite, bondée et effrayante qui serpente à l’intérieur du camp de réfugiés d’Al-Shati. Des maisons cubes en tôle et en plâtre, des blocs d’immeubles – cordes à linge en profusion — aussi surpeuplés que dépouillés du nécessaire, où de petites ampoules qui ressortent des fenêtres des maisons peinent à offrir leur lumière avant de sombrer dans un abîme d’obscurité et de silence.

L’électricité à Gaza est un sujet de conversation sans fin. Le blocus de la bande de Gaza par Israël empêche la population d’obtenir suffisamment de matériaux et de biens pour subvenir à leurs besoins quotidiens, notamment d’équipements et de fournitures électriques. Environ quatre heures d’électricité sont fournies désormais par la Palestine Electric Company à un tarif « normal », après quoi les fournisseurs d’électricité privés proposent de l’électricité à quatre fois le prix.

L’une des femmes que j’ai rencontrées dans le camp a expliqué comment cette industrie met des millions dans les poches des entrepreneurs palestiniens, qui vendent essentiellement le stock d’électricité du gouvernement du Hamas aux habitants de Gaza. Selon elle, le gouvernement Hamas reçoit des dons et de l’argent du Qatar pour subventionner leur compagnie d’électricité, et il y’en a assurément qui s’en mettent plein les poches sur le dos des citoyens et citoyennes.

Un vendeur sur le marché m’a dit qu’il devait environ 20 000 NIS (il s’agit du New Israeli Shekel équivalant à 5 200 dollars ou 4800 euros) à la Palestine Electric Company, et qu’il n’avait aucun moyen de payer une somme aussi astronomique, surtout quand le salaire journalier moyen d’un travailleur à Gaza est de 20 NIS (5 dollars). Il achète de l’électricité avec une carte prépayée et reçoit du courant électrique en fonction du montant du paiement. 

Des écolières palestiniennes font leurs devoirs à la lumière des bougies dans leur maison du camp de réfugiés de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 15 février 2018. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

« La Compagnie électrique palestinienne a conclu un accord avec des entreprises privées pour rembourser sa dette, et désormais, un citoyen qui recharge sa carte avec 100 NIS reçoit de l’électricité pour 20 NIS alors que les 80 NIS restants servent au remboursement de la dette », a-t-il déclaré. «Pourquoi devrais-je payer ? Qui possède assez d’argent pour payer 80 pour cent au gouvernement ? Nous ferions mieux de rester assis dans le noir ou d’aller à la plage le soir comme tout le monde. »

Des histoires sur l’électricité revenaient dans toutes les discussions avec toutes les personnes que j’ai rencontrées. Il y a la couturière qui fait fonctionner sa machine au gré de l’électricité et qui perd régulièrement de l’argent. Ou encore le pêcheur mécontent qui a du mal à vendre sa marchandise parce qu’il n’a pas de réfrigérateur pour la conserver, qui raconte en plaisantant que le prix de la glace est plus cher que le poisson lui-même.

Notre hôtel disposait d’un flux constant d’électricité, mais on pouvait facilement savoir quand elle provenait de la société gouvernementale et quand le courant venait des gros générateurs qu’on avait dû mettre en route. Lorsque l’ascenseur s’arrête brusquement, une annonce automatique informe: « Nous sommes désolés. L’électricité a été coupée. Ne vous inquiétez pas, elle sera restaurée sous peu ». Et en effet, au bout d’une minute ou deux, le bruit du générateur se fait entendre et l’ascenseur se remet à fonctionner.

* * *

Vendredi soir, j’étais assis dans le hall où j’attendais des amis et j’ai réalisé que l’hôtel allait accueillir un mariage de la haute société. Des hommes en costumes et des femmes élégantes et soigneusement maquillées, vêtues de robes étincelantes de toutes les couleurs, se pressaient dans le hall, attendant que la mariée fasse sa sortie de la Mercedes garée à l’extérieur et décorée pour l’occasion,. Après une journée entière passée dans les camps de réfugiés, cette scène m’a plongée dans une autre réalité à Gaza – une réalité dans laquelle une petite élite socio-économique mène une vie de luxe dont l’immense majorité des Gazaouîs n’oserait même pas rêver.

Qu’il existe une petite couche de riches à Gaza n’est un secret pour personne. Les familles les plus riches de la bande de Gaza, ont expliqué mes interlocuteurs, s’enrichissent d’année en année — que cela soit grâce aux affaires menées en Israël ou avec l’Égypte, le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie. Le plus important est d’avoir un carnet d’adresses bien rempli. Cette strate de la société bénéficie d’écoles privées, d’hôpitaux privés et même de plages privées.

Des palestiniens prenent plaisir à danser lors du mariage de la famille Baker dans le camp de réfugiés de Shati à Gaza, le 6 novembre 2012. (Wissam Nassar/Flash90)

J’ai été particulièrement émue par le chauffeur qui m’a emmenée à la plage, un homme instruit, diplômé en sciences pharmaceutiques. Chez les jeunes, le chômage s’élevait l’année dernière à 63 pour cent, selon le Bureau palestinien des statistiques. Mon chauffeur est père de quatre enfants et fait partie des rares chanceux à avoir reçu un permis de travail en Israël.

« Je travaillais non-stop à Jérusalem dans le nettoyage, parfois sur deux équipes en même temps, et faisant des heures supplémentaires la nuit, pour économiser de l’argent pour les enfants », a-t-il déclaré. « Je dormais à peine, mais j’étais content de gagner ma vie, de travailler dur et de pouvoir vivre un peu avec ma famille. J’ai des enfants qui sont nés en quarantaine [pendant la pandémie de COVID-19] – ils ne savent pas qu’un père normal va travailler tous les jours pour rapporter à la maison de l’argent, de la nourriture et des vêtements. J’ai mis de côté chaque shekel et j’ai travaillé pendant les fêtes juives parce qu’elles paient plus. Puis vint l’Aïd al-Adha. L’entrepreneur qui m’a embauché a dit que je méritais quatre jours de congé, alors j’ai décidé de surprendre ma famille pour les fêtes. »

Il a poursuivi : « J’ai commis l’erreur de ma vie en rentrant à Gaza avec l’argent en poche. Car à mon retour, les autorités [du Hamas] sont venues et m’ont réclamé je ne sais quel « impôt sur le revenu » sur l’argent que j’avais emporté avec moi. Ils voulaient en prendre la moitié. J’étais très en colère et j’ai hurlé après les fonctionnaires; Je me suis fondu en larmes, puis ils m’ont dit : «Si vous refusez de payer, vous ne travaillerez plus » et ils ont confisqué mon permis de travail. Ils ont dit qu’ils me le rendraient après les vacances, mais ils l’ont donné à quelqu’un d’autre. Ils m’ont carrément effacé. Je me suis présenté tous les jours au ministère du Développement social pour finalement abandonner et retourner dans ce misérable véhicule, transportant les gens pour un shekel. Je n’aurais jamais dû rentrer à Gaza. »

* * * 

Le passe-temps principal des Gazaouïs est le bord de mer et sa plage éclairée. Cette zone piétonne naturelle est le seul refuge dont disposent 2,5 millions de personnes. Je me suis dirigé vers le port tôt le matin pour voir les petits navires revenir avec les prises de la journée, là où les marins proposent une excursion en bateau pour cinq shekels.

« Nous mangeons ce que la mer nous donne, nous nous attardons sur ses plages et nous courons vers elle », explique un vieil homme en disposant son poisson sur un modeste stand au port. « Si seulement Israël nous laissait aller plus au large, comme avant, ces plages pourraient nourrir toute la Palestine. Il n’y aurait plus de personnes affamées à Gaza. »

Un pêcheur palestinien par une belle journée de soleil sur la plage de Gaza City, le 5 juin 2020. (Mohammed Zaanoun/Activestills)

Sur le chemin vers le camp de réfugiés de Deir al-Balah, où je devais animer l’atelier, mon compagnon – un comptable qui travaille pour deux entreprises et gagne 2 000 NIS (520 dollars) par mois – me met en garde contre un tronçon de la route côtière où il faut se boucher le nez. La route, dit-il, passe par « le canal d’épuration d’Israël », où les déchets des colonies juives du sud de la Cisjordanie se vident sur la plage de Gaza. La plage est vide de monde, bien sûr, et en hiver les déchets débordent et inondent la zone, explique-t-il en se pinçant le nez.

Au centre pour femmes du camp, environ 150 femmes m’attendaient dans une chaleur insupportable avec un ventilateur de plafond cassé. Assise dans un hangar en tôle, j’avais honte de demander comment j’étais censé projeter les diapos de ma présentation. Sous les applaudissements des femmes, j’ai ordonné à tous les hommes de quitter la salle, 

Les histoires ont commencé à affluer de toutes parts, les femmes partageant les difficultés financières sources de stress, les traumatismes et les angoisses provoqués par les guerres israéliennes répétées, et évoquaient la lourde responsabilité de prendre soin de leurs familles, de leurs enfants et de leurs maris au chômage. Selon l’Organisation mondiale de la santé, 67 pour cent de la population palestinienne souffrent de détresse mentale en raison de l’Occupation. Que l’on tente d’imaginer ce que c’est d’être femme en pareil endroit.

 «Pourquoi pas lui parler des femmes parmi nous qui se sont suicidées, qui ne supportaient plus de vivre ici ? » s’est interrogée l’une d’elles à voix haute. Puis une autre femme, une instructrice en arts martiaux qui forme les femmes à l’autodéfense, a raconté sa propre histoire. Elle tenait un de ses ateliers au bord de la mer en plein air. Un homme a pris une photo et l’a postée sur Facebook avec le commentaire « c’est elle qui dresse nos femmes contre nous ». La publication, devenue virale, l’a contrainte à mettre un terme à ses activités de plein air. Elle n’a pas laissé tomber pour autant. Elle veut retourner un jour à la mer, se libérer, libérer les femmes, libérer la plage.

Samah Salaime est une militante et écrivaine féministe palestinienne.

Source : 972+ Magazine

Traduction BM pour l’Agence média Palestine

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