La logique de séparation entérinée par les accords d’Oslo a donné naissance à un système cruel de contrôle israélien, dont les justifications sécuritaires se sont transformées en justifications ouvertement racistes.
Par Yael Berda, le 21 septembre 2023
Alors que le monde commémore les 30 ans de la signature des accords d’Oslo, nombreux.ses sont ceux.celles qui en font l’éloge et déclarent qu’il n’en reste plus aucune trace. Mais rien n’est plus faux : la logique de séparation et de division territoriale des territoires occupés en zones A, B et C a donné naissance au régime israélien des permis, qui est devenu l’un des systèmes de contrôle de la population civile les plus élaborés au monde.
Monstrueux par sa banalité, ce système – qui a délivré à différentes époques plus de 120 types de permis différents – fait partie de la boîte à outils du contrôle exercé par Israël sur les Palestinien.ne.s. Il s’agit d’un double héritage colonial : d’une part, celui du mandat britannique et de son obsession à empêcher les mouvements de la population soumise par le biais de lois d’urgence ; d’autre part, celui du colonialisme israélien, qui vise à vider les terres des Palestinien.ne.s afin qu’elles puissent être peuplées par des Juifs.ves.
En outre, le régime des permis a fourni à l’appareil de sécurité israélien un mécanisme permettant de contrôler la vie quotidienne des sujets occupés. Obliger les Palestinien.ne.s à renouveler leur permis de travail tous les trois mois, par exemple, offrait aux autorités israéliennes un moyen de les surveiller, d’intervenir et de les harceler – que ce soit délibérément ou par erreur, puisque la bureaucratie de l’occupation est si souvent ce que j’appelle « effectivement inefficace ». En effet, la nature opaque de la bureaucratie et l’incertitude constante qu’elle a créée sont devenues un outil puissant pour ralentir les mouvements palestiniens et, surtout, pour couper les Palestinien.ne.s les uns des autres.
Au fil des ans, la logique de séparation inscrite dans les accords d’Oslo s’est transformée en une « théologie de la sécurité » acceptée sans réserve par une grande partie de l’opinion publique israélienne. Les points de contrôle, le mur de Cisjordanie, les technologies de surveillance étendues, la police des frontières et les lois distinctes fondées sur une hiérarchie raciale ont tous été normalisés, d’abord au nom de la « paix », puis, lorsque les pourparlers de paix ont implosé, comme une nécessité sécuritaire. Cela a créé une frontière dure pour les Palestinien.ne.s sans établir leur propre État ; pour les Israélien.ne.s, la frontière est restée transparente.
La logique de la séparation a également rendu la suprématie juive légitime dans la pratique. Chaque nouvelle colonie israélienne établie – non seulement en Cisjordanie occupée, mais aussi dans le cadre de la « judaïsation » du Néguev/Naqab et de la Galilée à l’intérieur de l’État – est devenue un élément supplémentaire du système de séparation, dotant ces localités d’une clôture, d’un point de contrôle et d’une zone tampon où tout.e intrus.e risque d’être abattu.e par des gardes armé.e.s ou des résident.e.s.
Cette politique a également coupé Jérusalem des villes de Bethléem et de Ramallah, isolant la population palestinienne de Jérusalem des relations sociales, familiales et commerciales en Cisjordanie. Par le biais de la loi sur la citoyenneté et de ses règlements draconiens, Israël a transformé le régime des permis en un mécanisme qui viole les droits des citoyen.ne.s palestinien.ne.s d’Israël, en les coupant de ceux qui se trouvent derrière le mur et les points de contrôle.
L’architecte de ce système de contrôle à plusieurs niveaux n’est pas la droite des colons israéliens, qui, à l’instar des Palestinien.ne.s, les a d’abord considérés comme un projet dangereux visant à établir une frontière permanente. Il s’agit plutôt d’une idée du « camp de la paix » israélien, qui a reçu le soutien financier et diplomatique d’une grande partie de la communauté internationale pour faire de la séparation une solution au conflit. Trois décennies après Oslo et deux décennies après le début de la construction du mur, le régime des permis rappelle durablement que le paradigme de la séparation n’a pas permis de mettre un terme durable au conflit.
Une logique chancelante
Le régime des permis est aussi cruel que banal. Les Palestinien.ne.s qui se sont vu refuser un permis parce qu’ils étaient « banni.e.s pour raisons sécuritaires » pour une multitude de raisons se sont vu proposer un marché effroyable : soit ils.elles collaborent avec les services de sécurité israéliens pour obtenir un permis, soit ils.elles risquent quotidiennement d’être arrêté.e.s ou emprisonné.e.s pour avoir simplement essayé de gagner leur vie ou de recevoir un traitement médical adéquat en Israël. Nous ne savons pas exactement combien de collaborateurs.rices ont été recruté.e.s par cette méthode, mais il ne fait aucun doute que ce marché a été proposé à des dizaines de milliers de personnes.
L’impact de cette pratique de recrutement sur la société palestinienne est profond. Elle a créé un manque de confiance, même au sein des familles et des communautés, entre les bénéficiaires de permis et les personnes interdites de permis pour des raisons de sécurité. L’obtention d’un permis s’accompagnait souvent d’un lourd tribut personnel : le soupçon inébranlable que celui qui l’avait obtenu travaillait pour Israël. Les soupçons les plus sérieux étaient dirigés vers les représentant.e.s de l’Autorité Palestinienne, les grands capitalistes et les membres des organisations de la société civile. La capacité à établir une solidarité et une confiance sociales a été gravement compromise.
Pourtant, la logique qui sous-tend la théologie de la sécurité israélienne a commencé à s’affaiblir au fil des ans. Les brèches dans le mur et la clôture, ou les zones où ils n’étaient pas encore achevés, ont été délibérément maintenues ouvertes par les forces de sécurité pour permettre l’afflux de travailleurs.euses sans permis. La corruption et la falsification de permis par des fonctionnaires ou des entrepreneurs.euses ont été traitées d’une main légère, avec peu d’infractions pénales et aucune charge liée à la sécurité n’a été retenue contre les responsables, même lorsqu’ils ont gagné des millions grâce à des milliers de permis – ce qui aurait dû, selon la logique de la séparation, nuire à la sécurité du pays.
Cette année, Israël a accepté d’autoriser tous les Palestinien.ne.s possédant la citoyenneté américaine – y compris les résident.e.s de Cisjordanie et de la bande de Gaza – à entrer en Israël, à y séjourner jusqu’à 90 jours et même à utiliser l’aéroport Ben-Gourion. Le Shin Bet s’y est d’abord opposé, mais dès que le gouvernement a entrevu le prix d’une exemption de visa pour les États-Unis, la théologie de la sécurité s’est à nouveau effacée devant des objectifs plus importants.
Pour continuer à justifier ce système bureaucratique, qui a connu une croissance exponentielle, les partisan.e.s du régime des permis se sont de plus en plus tourné.e.s vers des arguments nationalistes et ouvertement racistes. Une grande partie de la société juive-israélienne a adopté la rhétorique peu raffinée qu’expriment aujourd’hui des personnalités comme Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, dont l’objectif ultime – y compris à travers la révision judiciaire – est l’annexion, l’expulsion des Palestinien.ne.s et l’instauration d’un régime autoritaire permanent. Ainsi, le mur et le régime de permis sont devenus une arme entre les mains des dirigeant.e.s des colons, avec un public libéral plus important souscrivant à leurs diktats.
Alors que de plus en plus d’Israélien.ne.s commencent à faire le lien entre le système qui prive les Palestinien.ne.s de leur liberté et la tentative de l’extrême droite de limiter la démocratie pour les Juifs.ves israélien.ne.s, nous devrions reconnaître que le mur et le régime de permis n’ont pas apporté la sécurité, mais seulement le contrôle. C’est pourquoi notre vision d’un avenir de démocratie et d’égalité réelles doit se fonder sur leur démolition.
Cela nécessitera du courage et un changement de conscience de la part de ceux.celles qui ont intériorisé l’idée que seule la séparation apportera la paix, ainsi que des solutions aux craintes profondes des Israélien.ne.s et des Palestinien.ne.s. La responsabilité n’incombe pas seulement aux dirigeant.e.s israélien.ne.s et palestinien.ne.s, étant donné le large éventail d’acteurs.rices internationaux.ales qui ont établi, financé, maintenu et soutenu le régime des permis et de la séparation. Mais c’est avant tout à la société israélienne qu’incombe le devoir de se rendre compte de la réalité.
La réforme judiciaire présente un risque énorme, mais aussi une grande opportunité de voir l’idiotie et la cruauté des systèmes qu’Israël impose aux Palestinien.ne.s, et la manière dont ils renforcent le pouvoir des forces autoritaires et kahanistes de la politique israélienne. Le régime des permis – héritage persistant d’Oslo – doit être aboli.
Yael Berda est professeure associée de sociologie et d’anthropologie à l’université hébraïque et membre de l’initiative pour le Moyen-Orient de la Harvard Kennedy School. Elle est l’autrice de « Colonial Bureaucracy and Contemporary Citizenship », « The Bureaucracy of the Occupation » et « Living Emergency : Israel’s Permit Regime in the Occupied West Bank » (Urgence vivante : le régime israélien des permis en Cisjordanie occupée).
Source: +972
Traduction ED pour l’Agence Média Palestine