Malgré l’arrêt des affrontements avec les forces israéliennes, les Palestinien.ne.s semblent tester le terrain pour un nouveau front populaire dans la bande de Gaza assiégée.
Par Mohammed R.Mhawish, le 29 septembre 2023
Depuis un mois, des centaines de Palestinien.ne.s de la bande de Gaza marchent chaque jour jusqu’à la barrière de séparation israélienne, manifestant ainsi avec force l’indignation et la frustration de l’opinion publique dans l’enclave assiégée. Ces manifestations intenses, qui se sont déroulées en grande partie sans armes mais parfois avec des objets incendiaires et des engins explosifs, ont été accueillies par une réponse brutale de l’armée israélienne, avec des tirs à balles réelles, des gaz lacrymogènes et même des frappes aériennes sur des cibles du Hamas.
Jeudi, les organisateurs.rices ont soudainement annoncé l’arrêt des manifestations après que des médiateurs.rices aient obtenu des autorités israéliennes plusieurs demandes provisoires. Les manifestant.e.s se sont toutefois engagé.e.s à revenir si ces promesses ne sont pas tenues.
Jusqu’à hier, les scènes sur le terrain à Gaza ont été comparées à la Grande Marche du Retour de 2018-19, certains analystes décrivant les manifestations comme un effort pour raviver une même mobilisation de masse. Les manifestations n’étaient pas aussi importantes ou dynamiques que leur antécédent de 2018, mais l’ampleur et l’intensité des scènes quotidiennes ont attiré l’attention des télévisions et des médias locaux à Gaza ; en revanche, les événements ont semblé passer largement sous le radar des médias internationaux, malgré l’escalade spectaculaire des réponses violentes d’Israël au fil des semaines.
La majorité des participant.e.s sont de jeunes Palestinien.ne.s qui se rassemblent sous le nom de « al-Shabab al-Tha’er » (« la jeunesse révolutionnaire »). Les nouveaux.elles activistes palestinien.ne.s – y compris les figures de proue de la Grande Marche du Retour, dont beaucoup ont été blessé.e.s à vie par des tirs de snipers israéliens à cette époque – ont pris la tête de l’organisation des manifestations, mettant l’accent sur une identité non partisane tout en recevant le soutien de multiples factions politiques, y compris le Hamas, le parti islamiste qui gouverne la bande de Gaza.
Parmi leurs revendications collectives, les manifestant.e.s ont mis l’accent sur l’objectif d’assouplir les restrictions sévères imposées par Israël à la circulation des biens et des personnes par les points de passage. Mais les manifestations ne se sont pas limitées à des préoccupations économiques : elles ont également appelé à l’arrêt immédiat de la prise d’assaut de l’enceinte de la mosquée d’Aqsa par les colons et les soldat.e.s israélien.ne.s (les frictions augmentant pendant les grandes fêtes juives), et à la fin des conditions oppressives imposées aux prisonnier.e.s palestinien.ne.s dans les prisons israéliennes.
Violence à la frontière
En plus de présenter leurs revendications, les organisateurs.rices ont insisté auprès des Palestinien.ne.s sur l’importance de poursuivre leur mobilisation le long de la clôture israélienne. Ils ont également mis en garde Israël contre leur propre capacité d’escalade, comme les ballons incendiaires lancés en direction des villes du sud d’Israël, ainsi que les grenades à main et les engins explosifs visant des sections du mur et d’autres installations militaires.
Le 14 septembre, le ministère palestinien de la Santé à Gaza a fait état d’une explosion non identifiée lors des manifestations près de la barrière orientale entre Israël et Gaza, qui a tué six Palestinien.ne.s et en a grièvement blessé 25 autres. Le 22 septembre, alors que les affrontements entre manifestant.e.s et soldat.e.s s’intensifiaient, l’armée de l’air israélienne a mené plusieurs frappes aériennes sur des avant-postes de sécurité et d’autres cibles du Hamas dans la bande de Gaza. Le même soir, un jeune Palestinien a été abattu par des soldat.e.s israélien.ne.s lors des manifestations, ce qui a aggravé les tensions qui s’étaient installées à la frontière.
Plus tard, des dizaines de jeunes manifestant.e.s ont commencé à brûler des pneus alors qu’ils se dirigeaient vers Malaka, un district rural de l’est de Gaza, pour commémorer l’anniversaire du retrait des colonies israéliennes de Gaza en 2005. Les participant.e.s ont brandi des pancartes de solidarité avec les prisonnier.e.s palestinien.ne.s détenu.e.s dans les prisons israéliennes et ont dénoncé les accords d’Oslo, signés entre Israël et l’Autorité Palestinienne, dont le 30e anniversaire a été célébré au début du mois. Des ballons incendiaires ont également été lancés, provoquant des incendies à plusieurs endroits en Israël.
En réponse, l’armée israélienne a tiré à l’artillerie, à balles réelles et à l’aide de grenades lacrymogènes sur les manifestant.e.s et les journalistes qui suivaient les événements. Ashraf Abu Amra, un photographe palestinien qui couvrait les manifestations, a été touché à la main par une grenade lacrymogène israélienne ; il a ensuite été transporté en Turquie pour recevoir un traitement médical d’urgence afin de sauver sa main.
Peu après, Israël a renforcé ses restrictions économiques sur la bande de Gaza, à la fois comme réponse punitive et dans le cadre de ses fermetures habituelles des territoires occupés pendant les fêtes juives. Le 19 septembre, les autorités israéliennes ont fermé le point de passage d’Erez, également connu sous le nom de point de passage commercial de Beit Hanoun, empêchant ainsi plus de 18 500 travailleurs.euses gazaouis de se rendre à leur travail de l’autre côté de la frontière. On estime que ces travailleurs.euses, qui détiennent des permis de travail délivrés par Israël, injectent environ 2 millions de dollars par jour dans l’économie paralysée de Gaza. Le point de passage a depuis été rouvert dans le cadre de la suspension des manifestations.
Intensification de la résistance palestinienne
Les frontières à l’est de Gaza sont depuis longtemps le théâtre d’affrontements et de violences entre Palestinien.ne.s et Israélien.ne.s ; il ne se passe guère d’année sans que la crainte et la possibilité d’une escalade militaire ne planent au-dessus de la région. Chaque épisode d’agitation est alimenté par diverses motivations, surtout par les Palestinien.ne.s qui tentent de faire pression sur Israël pour qu’il lève le siège paralysant qu’il impose à la population occupée.
Les manifestations actuelles à Gaza ont été lancées dans un contexte d’intensification de la résistance palestinienne et des attaques israéliennes dans l’ensemble des territoires occupés. Depuis des mois, Israël tente de neutraliser les groupes armés palestiniens opérant dans les principales zones de Cisjordanie, comme Jénine et Naplouse ; il y a environ deux semaines, par exemple, les forces spéciales israéliennes ont mené deux raids dans le camp de réfugié.e.s de Jénine, tuant six Palestinien.ne.s.
Notamment, l’armée israélienne a recommencé à utiliser la puissance aérienne – hélicoptères, avions de chasse et drones armés – dans le cadre de ses incursions en Cisjordanie, y compris lors de son invasion à grande échelle du camp de Jénine au début du mois de juillet. Ces frappes ont gravement endommagé les infrastructures déjà fragiles du camp de Jénine, ce qui a entraîné des coupures d’électricité dans une grande partie de la région.
Plus récemment, à Jérusalem, des images diffusées sur les réseaux sociaux montrant des colons israélien.ne.s et des forces armées attaquant des femmes et des personnes âgées palestiniennes dans l’enceinte d’Al-Aqsa ont suscité une vague de colère parmi les Palestinien.ne.s de Gaza. Ces escalades ont coïncidé avec les grandes fêtes juives, au cours desquelles un grand nombre de fidèles juifs.ves, encouragés par des groupes fondamentalistes et des hommes politiques, se rendent au complexe de la mosquée Al-Aqsa, connu pour eux sous le nom de « mont du Temple ». Pendant ces semaines, les autorités israéliennes ferment la plupart des points de contrôle et des points de passage dans les territoires occupés et limitent l’accès des Palestinien.ne.s au lieu saint.
La suspension de la mobilisation à la barrière de Gaza intervient donc à la suite d’une médiation internationale approfondie visant à réduire les frictions. Le coordinateur spécial des Nations unies pour la paix au Moyen-Orient, Tor Wenneseland, a joué un rôle de premier plan dans ces négociations et aurait également impliqué l’Égypte et le Qatar pour parvenir à une percée. Les travailleurs.euses de Gaza ont finalement été autorisé.e.s à franchir la frontière et à reprendre leur travail en Israël, ce dernier ayant levé la fermeture de plusieurs jours à Erez.
« Nous sommes profondément préoccupé.e.s par l’escalade des tensions à l’intérieur et autour de Gaza. La situation à l’intérieur de la bande est désastreuse et nous devons éviter un nouveau conflit qui aura de graves conséquences pour tous », a tweeté M. Wenneseland jeudi, quelques heures avant l’annonce de la fin des manifestations. « La population de Gaza a suffisamment souffert et mérite plus qu’un retour au calme. »
La pérennité de ce nouveau calme reste incertaine. Pour le.la Palestinien.ne moyen.ne de Gaza, l’assouplissement des restrictions par Israël est perçu comme un mouvement stratégique motivé par ses propres intérêts, plutôt que comme un véritable geste de bonne volonté. « Elle [l’occupation] se contente à peine de céder à nos demandes », a déclaré à +972 Ahmed Saleh, un manifestant dévoué à Gaza qui a été en première ligne le long de la barrière avec Israël. Permettre aux travailleurs.euses de Gaza de rentrer en Israël, a-t-il souligné, ne représente qu’une facette de leurs objectifs plus larges.
Dans le même temps, de nombreux.euses Palestinien.ne.s, ayant enduré de multiples séries de confrontations militaires et populaires avec Israël, affirment que des frictions soutenues sont ce qui incite réellement Israël à se conformer à leurs exigences, et suggèrent donc que les manifestations se poursuivent afin de maintenir cette pression à long terme. D’autres pensent que des groupes comme le Hamas ont intérêt à renouveler un front populaire qui pourrait mettre Israël à l’épreuve, dans le contexte de la crise interne de ce dernier liée à la réforme judiciaire du gouvernement d’extrême droite. Grâce à ces manifestations, les factions politiques basées à Gaza pourraient alors mener une « bataille froide » avec des pertes minimes par rapport aux attaques armées.
La renaissance de la Marche du Retour ?
La question de savoir si les Palestinien.ne.s de Gaza envisagent de recréer la Grande Marche du Retour a donc suscité beaucoup d’attention dans le sillage des nouvelles manifestations. En 2018, les manifestant.e.s avaient défilé au nom du retour sur la terre d’où eux et leurs ancêtres avaient été déplacé.e.s de force lors de la Nakba de 1948. Ils.elles ont également transmis un puissant message d’unité qui soulignait la nécessité urgente de mettre fin au blocus illégal de la bande par Israël.
Cependant, la Marche du Retour a simultanément cristallisé les tactiques sévères d’Israël visant à réprimer toute forme de protestation populaire à Gaza le long de la clôture, même les luttes non armées visant à mettre fin au blocus. Lorsque la marche s’est achevée en 2019, le nombre de morts était stupéfiant : Israël avait ôté la vie à environ 250 manifestant.e.s, dont des personnes âgées, des journalistes, des femmes, des enfants et du personnel médical. La répression brutale a souligné à quel point la communauté internationale a accordé l’impunité à Israël, à la fois en prenant des vies palestiniennes et en refusant les droits de l’homme les plus fondamentaux à plus de 2 millions de personnes à Gaza.
En principe, les nouvelles manifestations sont animées par la même aspiration profonde à la liberté et à l’autodétermination, tout en exprimant leur frustration face à la détérioration des conditions de vie et aux fermetures répétées des points de passage civils et commerciaux de Gaza. La colère unie face aux provocations à Jérusalem a également témoigné de la persistance des liens entre les Palestinien.ne.s au-delà de leur fragmentation géographique et de leur persistance à lutter contre les agressions israéliennes.
En effet, les nouvelles manifestations, tout comme celles d’il y a cinq ans, ont réussi à combler un fossé politique qui a longtemps exacerbé les souffrances de la population de Gaza. Des personnes d’affiliations politiques et d’horizons divers défilaient côte à côte, unies dans leur appel à la dignité et à la liberté. Brandissant des drapeaux palestiniens et s’accrochant à leur héritage national, les manifestant.e.s se tenaient résolument face aux troupes israéliennes à la frontière. Pour une rare fois, les Palestinien.ne.s de Gaza ont trouvé un terrain d’entente dans ce qui semblait être un remède à leurs principaux griefs politiques, à savoir le long fossé entre le Hamas et le Fatah et le blocus permanent d’Israël.
Il est donc de plus en plus évident que les Palestinien.ne.s de Gaza, après avoir enduré 16 ans de siège, atteignent un point de rupture. Par ces manifestations, comme par d’autres activités de résistance dans l’ensemble des territoires occupés, les habitant.e.s de Gaza manifestent une lutte soutenue contre leurs occupant.e.s, dans le prolongement de l' »Intifada de l’unité » de 2021. Pour les jeunes Palestinien.ne.s, dont les rêves ont été ruinés et les vies jugées négligeables sous la domination israélienne, ces manifestations sont souvent le seul espoir d’affronter un système d’oppression et d’abus qui dure depuis des décennies, une source d’espoir pour échapper à leur statut de réfugié.e.s à vie dans leur propre patrie.
La question cruciale n’est donc pas de savoir pourquoi les Palestinien.ne.s se battent contre l’armée israélienne à Jénine, contestent la prise de contrôle par les colons à Jérusalem ou protestent devant la barrière de Gaza. Il s’agit plutôt de savoir combien de grandes marches du retour ou de groupes de type Jeunesse révolutionnaire les Palestinien.ne.s doivent organiser, et combien de vies ils.elles doivent sacrifier, avant d’atteindre leur objectif ultime de liberté.
Mohammed R. Mahawish est un journaliste et écrivain palestinien basé à Gaza. Il a contribué au livre « Une Terre avec un Peuple – Palestinien.ne.s et Juifs.ves confrontent le sionisme » (Monthly Review Press Publication, 2021).
Source: +972
Traduction ED pour l’Agence Média Palestine