Par Mouin Rabbani, le 9 novembre 2023
Lors d’une conférence de presse le 6 novembre sur le Moyen-Orient, le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a qualifié la situation dans la bande de Gaza de « crise de l’humanité ». Gaza, a-t-il noté, « est en train de devenir un cimetière pour les enfants ». En l’espace d’un mois, il est également devenu un cimetière pour plus de membres du personnel de l’ONU que dans tout autre conflit dans l’histoire de l’organisation.
Étant donné que Guterres décrivait alors en détail une calamité aux proportions apocalyptiques, on aurait pu s’attendre à ce qu’il précise au moins qui avait éradiqué avec pareille sauvagerie pendant un mois entier la vie de tant d’enfants dans la bande de Gaza, et qu’il condamne sans réserve le meurtre d’un nombre sans précédent de ses collaborateurs et collaboratrices. Pourtant, le Secrétaire général s’est clairement abstenu de le faire, se contentant de les « pleurer », et n’a pas encore demandé une enquête sur la mort des 89 employés de l’ONU, ni exigé que les responsables rendent des comptes.
Deux poids, deux mesures dans la désignation des auteurs
Même confrontés à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité, on peut arguer que les dirigeants du monde, qui œuvrent avec énergie à prévenir une nouvelle escalade d’un conflit armé et à promouvoir la cessation des hostilités, devraient s’abstenir de toute déclaration susceptible de rendre compliqué sinon impossible l’engagement d’un dialogue avec les principales parties. Pourtant, M. Guterres n’entre pas dans cette catégorie. « Je réitère », a-t-il déclaré lors de la même conférence de presse, « ma condamnation absolue des actes de terreur odieux perpétrés par le Hamas le 7 octobre » et, comme si ça ne suffisait pas, il a répété les allégations israéliennes non fondées selon lesquelles « le Hamas et d’autres militants [palestiniens] utilisent des civils comme boucliers humains ». Fait non moins important, le Secrétaire général a une fois de plus refusé d’appeler à une cessation immédiate et globale de toutes les hostilités.
Malgré la mort de plus de dix mille Palestiniens et Palestiniennes et les dizaines de milliers de blessé.e.s lors de la campagne de bombardement la plus intensive de l’histoire d’un Moyen-Orient déchiré par le conflit; malgré les attaques israéliennes répétées contre les installations et le personnel médical, les écoles et les installations des Nations Unies; malgré le déplacement d’environ un million de personnes et les menaces de nettoyage ethnique proférées aux plus hauts niveaux du gouvernement israélien; et malgré l’imposition par Israël d’un siège global à une société entière comprenant la suppression de la nourriture, de l’eau, des médicaments, du carburant et de l’électricité, Guterres, un mois après le début de la guerre, n’ira pas au-delà des appels à un « cessez-le-feu humanitaire » sollicitant 1,2 milliard de dollars pour les secours d’urgence.
Mots forts pour condamner l’invasion de l’Ukraine, déclarations faibles sur la guerre contre Gaza
La timidité du Secrétaire général – c’est un euphémisme – contraste fortement avec sa réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Dès le premier jour de cette invasion, Guterres n’a pas mâché ses mots, dénonçant un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU pour une conduite « explicitement condamnée par la Charte des Nations Unies », « une fausse route », « inacceptable ». « Poutine : arrêtez l’opération militaire », a exigé Guterres. « Ramenez vos troupes en Russie », a-t-il ajouté.
À en juger par les déclarations d’autres hauts responsables de l’ONU, il est évident que le bureau du Secrétaire général a donné pour instructions de ne pas tenir directement ou explicitement Israël responsable de ses actes ou des réalités qu’il crée, sauf dans les termes les plus généraux. Les expressions de choc et d’horreur sont autorisées, mais comme s’il s’agissait de l’impact d’un tremblement de terre ou d’un ouragan plutôt que de crimes de guerre perpétrés par un État parfaitement identifié. Ainsi, Volker Türk, le chef incolore des Droits humains de l’ONU, a publié le 23 octobre une longue déclaration qui – là où il aurait fallu identifier clairement les violations des droits de l’homme et les parties responsables pour présenter ensuite des propositions concrètes de réparation et d’endossement de responsabilité — fut publiée sous le titre anodin à souhait : « Türk dit que l’humanité doit primer et appelle à un cessez-le-feu humanitaire ». La secrétaire générale adjointe du Department of Political and Peacebuilding Affairs (DPPA), Rosemary DiCarlo, reste quant à elle enveloppée dans une impénétrable cape d’invisibilité. Bien que plus franches que ses pairs, les déclarations du commissaire général de l’Office de secours des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), Philippe Lazzarini, ne vont pas au-delà du « cessez-le-feu humanitaire », et nous laissent deviner l’identité de ceux qui ont tué des dizaines de ses collaborateurs et collaboratrices, souvent avec leurs familles, et ont bombardé de nombreuses installations appartenant à l’agence qu’il dirige.
Lâcheté ou calcul politique ?
Si la paralysie du Conseil de sécurité des Nations unies s’explique clairement par la détermination des États-Unis à opposer leur veto à toute résolution critique à l’égard d’Israël comme par l’intensification de la polarisation au sein du Conseil ces dernières années, le manquement à son devoir de la part du Secrétariat des Nations unies est plus complexe à comprendre. C’est en partie personnel : Guterres est un ancien Premier ministre européen, DiCarlo une ancienne fonctionnaire du Département d’État américain – et l’on en voit trop souvent les effets. Guterres a également servi pendant dix ans en tant que Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), et semble souvent aborder les questions du point de vue de son poste précédent – un poste auquel il fait inlassablement référence.
Une autre complication réside dans la qualité du personnel de direction recruté par Guterres. Türk, par exemple, fait pale figure à côté de ses prédécesseurs : des personnalités comme Mary Robinson, Michelle Bachelet, Navi Pillay et le prince Zeid, qui ont été nommé.e.s parce qu’ils et elles avaient déjà laissé leur marque sur la scène mondiale. Türk, en revanche, n’avait laissé sa marque que sur Guterres, son ancien patron au HCR. DiCarlo, contrairement à ceux et celles qui l’ont précédée est une quasi inconnue des cercles diplomatiques, et fut appelée à sortir de sa retraite, non pas pour accomplir le travail très exigeant de secrétaire générale adjointe du DPPA, mais pour garantir que ses principales responsabilités seraient exercées par son patron, Guterres et l’équipe de celui-ci. Dans de nombreux cas, la principale qualification pour rejoindre cette cohorte semble être soit la maîtrise du portugais, soit une loyauté personnelle incontestée — et point l’expertise professionnelle. Ce n’est pas pour rien que le moral à l’ONU a tant plongé sous la présidence de Guterres.
Il semblerait qu’une forte dose de lâcheté politique soit également en cause. Guterres, tout au long de son mandat, s’est toujours abstenu de condamner explicitement le comportement israélien, pour la simple raison qu’il est terrifié à l’idée de s’aliéner Washington. Les souvenirs du sort de Boutros-Ghali sont vifs et douloureux, même parmi ceux qui effectuent leur deuxième et dernier mandat. Cela n’a pas aidé non plus que, lorsque Guterres a risqué l’observation élémentaire en quoi la crise actuelle avait un contexte et n’était pas apparue dans un vide, Gilad Erdan, le clownesque représentant permanent d’Israël auprès de l’ONU, a réclamé sa démission immédiate et, avec son équipe, a affiché une étoile jaune au Conseil de sécurité.
Un revers pour un ordre international fondé sur des règles
Manifestant un authentique émoi, le Secrétaire général a exprimé son « choc » face à la « déformation » de ses propos par Israël et les apologistes de celui-ci. Une manifestation d’intensité semblable de détresse face à l’urgence d’une cessation des hostilités contribuerait grandement à restaurer le moral au sein de l’ONU et sa crédibilité au sein de la communauté internationale. Mais l’esprit d’État et l’engagement à promouvoir le mandat de l’ONU se font malheureusement rares dans cette organisation mondiale aujourd’hui, en particulier parmi ceux et celles qui ont pour mission de faire respecter les principes de la Charte des Nations unies.
D’aucuns ont fait remarquer que la crise actuelle au Moyen-Orient a porté un coup fatal à l’ordre international fondé sur des règles, le système international construit par les puissances occidentales comme alternative au droit international et à la Charte des Nations Unies. La réponse des dirigeants de l’ONU à cette crise, et en particulier leur refus d’exiger une mesure aussi simple que la fin d’hostilités qui, selon le Secrétaire général, ont transformé la bande de Gaza en un « cimetière pour enfants », pourraient bien laisser une tache sur cet organisme mondial qu’il sera en peine d’effacer. Ce serait une évolution tragique, provoquée par un nouvel échec de l’ONU à aborder de manière constructive la question Palestinienne, question internationale de première importance et qui est à l’ordre du jour de l’organisation mondiale pratiquement depuis sa création.
[Cet article a été initialement publié sur le site Web du International Centre for Dialogue Initiatives]
Source : Jadaliyya
Traduction : BM pour Agence média Palestine