Comment le simulacre d’enquête d’un groupe de hasbara a mis les journalistes de Gaza dans la ligne de mire

Les affirmations d’Honest Reporting à l’encontre des photographes palestinien.ne.s ont été reprises par les dirigeant.e.s et les médias israéliens. Mais elles sont infondées d’un point de vue factuel et journalistique.

Par Oren Ziv, le 13 novembre 2023

Des Palestinien.ne.s participent à une manifestation contre le meurtre du journaliste Yasser Murtaja près de la barrière Israël-Gaza, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 8 avril 2018. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Le 8 novembre, Honest Reporting, une organisation qui prétend surveiller les préjugés « anti-israéliens » dans les médias, a publié une « enquête » accusant les photojournalistes palestinien.ne.s de la bande de Gaza d’avoir eu connaissance à l’avance de l’attaque meurtrière du Hamas sur le sud d’Israël, le 7 octobre. « Le rapport demande aux journalistes, dont les photographies de Palestinien.ne.s franchissant la clôture de la bande de Gaza ont été publiées ces dernières semaines dans certaines des plus grandes publications d’information du monde, ce qu’ils faisaient là, si tôt, en ce samedi matin qui aurait normalement été calme. « Était-ce coordonné avec le Hamas ? »

Le rapport a rapidement gagné en popularité, le ministère israélien des affaires étrangères et le bureau de presse du gouvernement ayant tous deux partagé le rapport sur leurs pages X officielles (le premier a depuis supprimé le message). Les dirigeant.e.s israélien.ne.s se sont empressés de condamner les journalistes, les assimilant aux responsables des massacres.

« Ces journalistes ont été complices de crimes contre l’humanité ; leurs actions étaient contraires à l’éthique professionnelle », peut-on lire sur le compte X du bureau du Premier ministre Benjamin Netanyahu. Un autre, de Benny Gantz – actuellement ministre sans portefeuille dans le cabinet de guerre israélien – affirmait : « Les journalistes qui étaient au courant du massacre et qui ont choisi de rester les bras croisés pendant que des enfants étaient massacrés ne sont pas différents des terroristes et doivent être traités comme tels. »

Cependant, même un examen superficiel des affirmations de l’enquête a révélé des divergences majeures. Alors qu’elle affirme, par exemple, que les journalistes « se sont trouvé.e.s à la frontière juste à temps pour l’infiltration du Hamas », les documents des photographes eux-mêmes montrent qu’ils n’étaient pas près de la barrière de Gaza lorsqu’elle a été franchie pour la première fois à 6h30 du matin.

En fait, les allégations contre les journalistes palestinien.ne.s semblent totalement dénuées de fondement. Gil Hoffman, directeur de Honest Reporting et ancien correspondant de longue date du Jerusalem Post, l’a admis deux jours après la publication du rapport, en réponse aux réfutations émises par les quatre médias impliqués dans les allégations : Associated Press, Reuters, CNN et le New York Times.

Des Palestinien.ne.s retournent dans la bande de Gaza après être entré.e.s en Israël, à Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, le 7 octobre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

« Nous avons posé des questions, nous n’avons pas donné de réponses », a déclaré M. Hoffman à Reuters, ajoutant que les réponses des quatre médias étaient « adéquates ». M. Hoffman a ensuite écrit sur X que ses « propos ont été déformés et mal interprétés » et qu' »en aucun cas je n’ai fait marche arrière par rapport aux questions soulevées par mon équipe ». Mais l’examen des affirmations de l’organisation reste d’actualité.

Affirmations démenties

Afin de répondre correctement aux affirmations dangereuses de Honest Reporting, il est nécessaire de comprendre comment les agences photographiques et les médias internationaux travaillent avec les photographes. Tout d’abord, ces organisations font généralement appel à des photographes salarié.e.s, à des photographes indépendant.e.s et/ou à des photographes qui contactent les agences et les médias pour vendre leurs photos ou qui sont contacté.e.s par ces organismes pour acheter leur travail.

Le 7 octobre, il n’y avait aucun.e photographe international.e à Gaza (qui aurait eu besoin d’une autorisation des autorités israéliennes pour entrer dans la bande), et depuis l’attaque du Hamas et le début de l’intensification du siège et des bombardements israéliens, aucun n’a pu entrer dans la bande. Par conséquent, pour couvrir les événements de cette journée, les médias ont fait appel à leur personnel palestinien local permanent ainsi qu’à des photographes palestinien.ne.s supplémentaires.

Les médias israéliens, qui ont repris sans sourciller les allégations de Honest Reporting, ont affirmé que les photographes palestinien.ne.s avaient « documenté le massacre ». C’est faux : si un.e journaliste a photographié une foule attaquant le corps d’un soldat mort qui avait été retiré d’un char israélien le long de la barrière de Gaza, aucun.e d’entre eux.elles n’a documenté le massacre. Les photographies mentionnées dans le rapport ont été mises en ligne en temps réel, avec mention complète des photographes, et les médias israéliens eux-mêmes les ont largement utilisées. Certaines d’entre elles sont devenues emblématiques, comme l’image d’un char réquisitionné qui a été incendié à côté de la barrière de Gaza.

Néanmoins, les médias internationaux mentionnés dans le rapport ont pris au sérieux les affirmations d’Honest Reporting et ont mené leurs propres enquêtes. CNN, le New York Times, AP et Reuters ont tous examiné les allégations et proposé des réponses. AP, par exemple, a souligné qu’elle n’était pas au courant de l’attaque à l’avance et que les premières photos – prises par des pigistes – avaient été prises plus d’une heure après le début de l’attaque. Les autres médias ont publié des déclarations similaires.

Des Palestinien.ne.s prennent le contrôle d’un char israélien après avoir franchi la barrière de Gaza pour entrer en Israël depuis Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, le 7 octobre 2023. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Hassan Eslaiah, qui a vendu à AP des photographies de Palestiniens entrant dans le kibboutz Nir Oz, avait travaillé avec l’agence dans le passé. Biranit Goren, rédactrice en chef de Zman Yisrael, a analysé l’activité d’Hassan Eslaiah sur les médias sociaux ainsi que les photographies qu’il a prises le matin du 7 octobre, et a conclu qu’il n’était pas présent au début de l’attaque.

Ce n’est qu’à 8h27, soit environ deux heures après le début de l’attaque, qu’Eslaiah a commencé une diffusion en direct sur Facebook, se montrant en train de courir vers la brèche dans la clôture, avec des dizaines d’autres Palestinien.ne.s. Il s’est ensuite enregistré sur une moto avec plusieurs personnes, dont l’une tenait une grenade.

Même après que Honest Reporting ait admis qu’il n’avait aucune preuve que les photographes étaient complices de l’attaque, la plupart des médias israéliens qui ont rapporté les conclusions initiales n’ont pas pris la peine de publier quoi que ce soit sur le changement soudain de ton de l’organisation. L’affirmation selon laquelle les journalistes palestinien.ne.s sont responsables des crimes de guerre du Hamas a déjà pris racine et n’est qu’un exemple de plus dans la vague d’attaques du public israélien contre les journalistes palestinien.ne.s.

Une logique défectueuse

Comme les photojournalistes du monde entier, les photographes basé.e.s à Gaza sont arrivés pour remplir leur devoir journalistique et documenter un événement difficile, douloureux et cruel, dont ils ne connaissaient pas tous les détails à l’époque. À l’exception d’un photographe qui a vendu à l’AP ses photos prises à l’intérieur de la ville de Gaza, les autres photographes sont resté.e.s près de la clôture.

Si les photographes avaient été informé.e.s à l’avance de l’attaque, on aurait pu voir leurs images du Hamas franchissant la barrière de Gaza aux premières heures du matin et de l’entrée de militants du Hamas dans les bases de l’armée israélienne, les kibboutzim et les villes. Mais sur leurs photographies, on peut voir des Palestinien.ne.s piller des maisons israéliennes ou des Israélien.ne.s kidnappé.e.s être traîné.e.s à Gaza – des événements qui ont eu lieu après le début de l’attaque.

Des journalistes étranger.e.s et israélien.ne.s se tiennent sur une colline surplombant la bande de Gaza dans la ville de Sderot, dans le sud d’Israël, le 19 octobre 2023. (Nati Shohat/Flash90)

L’idée, répandue en Israël et dans le monde entier, qu’un photographe doit poser son appareil lorsqu’il voit une foule kidnapper des civil.e.s ou brûler des chars d’assaut, est à la fois infondée d’un point de vue pratique et politique. La photographie d’atrocités, en particulier en temps de guerre, est une question complexe qui, depuis des décennies, s’accompagne de discussions éthiques sur le conflit entre le devoir professionnel de documenter et le devoir humain d’essayer d’aider ceux et celles qui sont dans le besoin.

Les photographes palestinien.ne.s ont entrepris de documenter un événement qui s’est déroulé près de chez eux.elles. Le même matin, des photojournalistes israélien.ne.s – dont je fais partie – sont partis documenter les événements dans le sud. Nous avons filmé les blessé.e.s, les corps gisant sur le sol et les échanges de coups de feu au poste de police de Sderot entre les combattants palestiniens et les forces de sécurité israéliennes. Cela signifie-t-il que nous avons participé aux événements ou que nous aurions pu les aider ? Bien sûr que non.

Si la logique selon laquelle les photographes sont responsables de ce qu’ils.elles voient et documentent était vraie, nous n’aurions jamais vu la célèbre image d’Eddie Adams montrant des soldats sud-vietnamiens exécutant un membre du Viêt-cong. Nous n’aurions pas été exposés aux crimes de guerre commis par des soldats serbes et documentés par Ron Haviv en Bosnie, ni à la photo obsédante de Chris Hondros d’une fillette irakienne dont les parents ont été abattus par des soldats américains. Personne n’a reproché à ces photographes les crimes qu’ils.elles ont documentés, même si certains d’entre eux.elles accompagnaient les forces responsables.

Il est difficile d’accepter qu’une enquête infondée ait été acceptée par une grande partie des médias israéliens comme un fait, qu’elle soit devenue virale sur les médias sociaux, qu’elle ait été citée sans réserve et qu’elle ait renforcé l’incitation contre ceux qui essaient, dans des conditions impossibles, de documenter la réalité sur le terrain. Israël a tué au moins 39 journalistes à Gaza depuis le début de la guerre. Les accusations portées par Honest Reporting servent à légitimer leur mort et la saignée des autres.

Si l’organisation avait pris la peine de contacter les différents médias pour obtenir une réponse avant de publier ses affirmations, les dégâts auraient pu être évités. Mais comme l’a dit M. Hoffman à AP, Honest Reporting ne « prétend pas être un organe de presse » et, par conséquent, il semble que les normes journalistiques traditionnelles qui consistent à demander des commentaires avant de publier ne s’appliquent pas à eux. Honest Reporting est une organisation de droite, hasbara, avec un agenda clair, et devrait être traitée comme telle par tous ceux qui interagissent avec elle.

Oren Ziv est photojournaliste, reporter pour Local Call et membre fondateur du collectif de photographes Activestills.

Source: +972 Magazine

Traduction ED pour l’Agence Média Palestine

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