Imen Habib, coordinatrice de l’Agence Média Palestine, a été interviewée par le journaliste Jonas Schnyder, dans le cadre de l’édition de décembre du journal CQFD.
Voici l’interview publiée le 1er décembre sur le site du journal CQFD.
Paru dans CQFD n°225 (décembre 2023)
Par Jonas Schnyder
Illustré par Vincent Croguennec
PALESTINE, ENTRE TERREUR ET PROPAGANDE
L’information en temps de guerre est un champ de bataille au milieu duquel l’Agence Media Palestine tente de nous relier au terrain.
Entretien.
Dans son précédent numéro, CQFD tentait de ne pas céder à la sidération face aux horreurs de la guerre en Palestine en se dotant de quelques clés pour comprendre la situation. Le collectif juif décolonial Tsedek! rappelait que «l’attaque des factions palestiniennes [n’était] pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu» et que la situation ne pouvait se comprendre «à chaud». Mais à l’heure de donner de l’écho aux voix palestiniennes, comment s’informer quand l’État d’Israël envoie son armée pour encadrer les journalistes sur place, impose un blocus à Gaza et sert sa soupe à des «professionnels de l’info» peu soucieux de leur travail?
C’est face à ce manque chronique d’information de terrain à Gaza, dans les territoires occupés et en Israël, que l’Agence Media Palestine (AMP) est créée en 2011 par des personnalités issues des milieux associatifs et des journalistes. Se définissant comme un média engagé, AMP a fait le choix de donner la parole aux personnes concernées en Israël et en Palestine, notamment à travers un réseau de correspondant·es sur place (journalistes, militant·es, universitaires, juristes ou expert·es internationaux). Reste que malgré leur mission, les journalistes sur le terrain n’échappent ni aux bombardements massifs ni aux pénuries d’électricité, d’eau et de nourriture. Et depuis plus d’un mois, la propagande de guerre a su profiter d’un climat polarisé et électrique pour répandre sa désinformation sur les réseaux et dans les médias, tandis que des journalistes étaient tués par dizaines en tentant de faire leur métier – sûrement la pire hécatombe dans les métiers de la presse de l’histoire des conflits. On fait le point avec Imen Habib, coordinatrice d’AMP à Paris.
Quelle est la situation des journalistes dans la bande de Gaza depuis le début des attaques israéliennes?
«À l’heure actuelle [18/11/2023], selon le Comité pour la protection des journalistes1, près d’une cinquantaine de journalistes palestiniens ont été assassinés dans la bande de Gaza, victimes de bombardements massifs ou d’offensives terrestres, alors qu’ils étaient parfaitement identifiables.
Depuis longtemps Reporters sans frontières (RSF) dénonce le fait que les journalistes sont pris pour cible par l’armée israélienne, visés par des tirs de balles en caoutchouc, des tirs de gaz lacrymogènes ou par des agressions physiques, mais là RSF parle de frappes aériennes visant directement les journalistes2. Plus de 50 bâtiments abritant des rédactions à Gaza ont été également ciblés et bombardés, comme le bureau de l’AFP le 3 novembre dernier. Il y a une réelle volonté de la part des autorités israéliennes d’étouffer les médias. Sans parler des menaces de censure, de l’encadrement des journalistes par l’armée lors de “visites guidées” et du storytelling tout fait qu’ils servent aux médias.
Ces journalistes, comme le reste de la population à Gaza, sont abandonnés par la communauté internationale. Ils font face à de nombreuses difficultés, à la fois sécuritaires et matérielles (coupures d’internet, d’électricité, pénuries d’essence pour se déplacer, et maintenant manque de nourriture et d’eau). Des dizaines d’entre eux ont dû quitter précipitamment leurs maisons à cause des bombardements, voire évacuer leur région. L’ONU alerte maintenant depuis quelques jours sur les risques de famine. Il faut aussi prendre en compte les difficultés psychologiques lorsque ces journalistes sont amenés à informer sur la mort de membres de leur famille ou de leurs voisins, comme ce fut le cas pour le journaliste d’Al Jazeera Wael Al Dahdouh qui a appris en direct la mort de sa femme et de ses deux enfants, lors du bombardement de sa maison par l’armée.»
Comment cela se passe-t-il en Cisjordanie?
«En Cisjordanie, les journalistes sont aussi pris pour cibles. Selon le Syndicat des journalistes palestiniens, Israël a arrêté 24 journalistes depuis le 7 octobre – portant le nombre de journalistes détenus à 39 – sans compter les insultes, les menaces ou les intimidations armées3. Mais ce n’est pas nouveau. On se souvient notamment de la journaliste américano-palestinienne Shirin Abu Akleh, assassinée en mai 2022, alors qu’elle couvrait une incursion militaire israélienne à Jénine. Comme souvent, Israël avait affirmé que c’était des tirs palestiniens qui étaient à l’origine de sa mort, mais plusieurs enquêtes indépendantes, dont celle du Washington Post, ont fini par conclure que c’était bien l’armée israélienne qui portait la responsabilité de sa mort.»
En temps de guerre, la désinformation est une arme parmi d’autres. Comment est-ce que vous luttez contre?
«Effectivement, il y a une vraie guerre de propagande, qui est aussi alimentée par le fait qu’aucun journaliste international n’est autorisé par Israël à entrer dans la bande de Gaza. En réalité la presse mondiale utilise principalement les images et les commentaires de l’armée israélienne sur ses propres opérations. Nous essayons de lutter contre la désinformation en apportant des éléments factuels et sourcés, en croisant et recoupant les informations. Et ce, notamment grâce aux journalistes restés sur place, qui sont de véritables héros. Nous essayons à notre échelle de faire connaître ce qu’ils publient, en particulier sur les réseaux sociaux. Au niveau des sources, nous nous appuyons aussi sur les données de l’ONU, qu’il s’agisse de l’OCHA(Bureau de la coordination des affaires humanitaires) ou de l’UNRWA(Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), mais aussi celles des principales ONG locales de défense des droits humains comme Al-Haq, B’tselem, ou encore Addameer.»
Que pensez-vous du traitement médiatique des principaux médias TV français depuis le 7 octobre?
«Il est problématique à plusieurs niveaux. La source principale d’information sur l’offensive militaire israélienne étant généralement l’armée israélienne, c’est de son point de vue qu’étaient analysés les événements et les causes. Il n’y a que très peu d’effort pour chercher à confronter les sources comme le font des télévisions étrangères, comme la BBC par exemple. Trente-six experts indépendants de l’ONU dans une déclaration commune appellent à empêcher “un génocide en devenir” mais ça n’est toujours pas un sujet pour la presse française4. Ces rédactions françaises qui invisibilisent la situation réelle sur place portent également une lourde part de responsabilité.»
Comment appréhendez-vous les semaines à venir?
«Plus le temps passe, plus nous avons des difficultés à joindre les journalistes avec qui nous sommes en contact sur place. Nous allons continuer et leur parler, ne serait-ce que pour les soutenir, ils en ont besoin et la solidarité de leurs collègues français et européens ne se manifeste pas assez. Nous allons aussi développer nos contacts en Cisjordanie et à Jérusalem. Pour nous, l’urgence est de continuer d’informer le plus précisément possible sur ce qui est en cours à Gaza, de soutenir la solidarité avec la population palestinienne sous les bombes, et d’exiger un cessez-le-feu à Gaza.»
Entretien mené par Jonas Schnyder
Source : CQFD