Par Nesrine Malik, le 18 décembre 2023
Artistes tué.e.s, journalistes réduit.e.s au silence, bibliothèques et mosquées détruites. Que restera-t-il par la suite pour relier ceux et celles qui survivent?
Je commencerai cette chronique par une question pour vous, Cher lecteur, Chère lectrice. Qu’est-ce qui vous relie à votre pays et vous fait sentir qu’il est le vôtre? A quoi devez-vous votre sentiment d’identité et d’appartenance ? Il s’agit bien sûr de choses matérielles : l’endroit où vous vivez, l’endroit où vous êtes né.e, l’endroit où résident votre famille et vos amis. Mais derrière ces aspects pratiques, je le pressens, se cachent toutes les autres choses auxquelles vous ne pensez pas, que vous prenez pour acquises. La musique, la littérature, l’humour, l’art, le cinéma et la télévision – ce sont toutes ces pierres de touche abstraites d’une identité qui se connectent pour vous relier à votre pays.
Je pose la question parce que son corollaire, le corollaire de la question « qu’est-ce qui fait un peuple ? » est « qu’est-ce qui l’efface ? » Et ce qui se passe à Gaza rend cette question urgente. Parce qu’à côté des horreurs de la mort et des déplacements, quelque chose d’autre est en passe de se produire– quelque chose d’existentiel, rarement reconnu et potentiellement irréversible.
Voici à quoi cela ressemble. Plus tôt ce mois-ci, la plus ancienne mosquée de Gaza a été détruite par des frappes aériennes israéliennes. La mosquée Omari fut à l’origine une église byzantine du cinquième siècle et représentait un monument emblématique pour Gaza : 4 000 mètres carrés d’histoire, d’architecture et de patrimoine culturel. Mais c’était aussi un lieu vivant de pratiques et de cultes contemporains. Un Gazaoui de 45 ans a déclaré à Reuters qu’il avait « prié là-bas et joué autour de la mosquée tout au long de son enfance ». Israël, a-t-il dit, « essaie d’effacer notre mémoire ».
L’église Saint-Porphyrius, la plus ancienne de Gaza, datant également du cinquième siècle et considérée comme la troisième plus ancienne église du monde, a été endommagée lors d’une autre frappe en octobre. Elle hébergeait des personnes déplacées, parmi lesquelles des membres de la plus ancienne communauté chrétienne du monde, remontant au premier siècle. Jusqu’à présent, plus de 100 sites patrimoniaux à Gaza ont été endommagés ou rasés. Parmi eux se trouvent un cimetière romain vieux de 2 000 ans et le musée de Rafah, dédié à la transmission du patrimoine religieux et architectural lequel témoigne de l’héritage longue et culturellement complexe de la région.
À mesure que le passé se trouve déraciné, les perspectives d’avenir se rétrécissent. L’Université islamique de Gaza, premier établissement d’enseignement supérieur créé dans la bande de Gaza en 1978 et qui forme, entre autres, les médecins et ingénieurs de Gaza, a été détruite, ainsi que plus de 200 écoles. Sufian Tayeh, le recteur de l’université, a été tué avec sa famille lors d’une frappe aérienne. Il était titulaire de la chaire Unesco des sciences physiques, astrophysiques et spatiales en Palestine. Parmi les autres universitaires de premier plan qui ont été tués figurent le microbiologiste Dr Muhammad Eid Shabir et l’éminent poète et écrivain Dr Refaat Alareer, dont le poème, « Si je dois mourir », a été largement partagé après sa mort.
« Si je dois mourir, écrit-il, que cela soit conté. » Mais même cette histoire, une histoire qui dit la vérité, qui se doit d’être intégrée dans la conscience et l’histoire nationales de Gaza et de la Palestine, pourra difficilement être racontée avec précision. Parce qu’on tue aussi des journalistes. A dater de la semaine dernière, plus de 60 d’entre eux. Certain.e.s de ceux et celles qui ont survécu, comme Wael al-Dahdouh d’Al Jazeera, ont dû continuer à travailler malgré la mort de leurs familles. La semaine dernière, Dahdouh a lui-même été blessé lors d’une frappe aérienne contre une école. Son caméraman n’a pas survécu. Le Committee to Protect Journalists, une organisation américaine à but non-lucratif, a déclaré que ceux qui couvrent la guerre risquent non seulement la mort ou des blessures, mais aussi « de multiples agressions, menaces, cyberattaques, censure et meurtres de membres de leur familles ».
De même que la possibilité de faire connaître ces histoires est attaquée publiquement, les rituels intimes de deuil et de commémoration le sont également. Selon une enquête du New York Times, les forces terrestres israéliennes détruisent des cimetières au bulldozer en avançant dans la bande de Gaza, et en ont détruit au moins six. Ahmed Masoud, un écrivain palestinien britannique de Gaza, a publié une photo de lui-même, se rendant sur la tombe de son père, à côté d’une vidéo des ruines de la tombe. « Voilà le cimetière du camp de Jabalia », a-t-il écrit désignant l’endroit où son père fut enterré. « J’y suis allé lui rendre visite en mai. Les chars israéliens l’ont maintenant détruit, et la tombe de mon père a disparu. Je ne pourrai plus lui rendre visite, lui parler. »
Ainsi se creuse un trou de mémoire. Les bibliothèques et les musées sont rasés, et ce qui disparaît avec les documents brûlés se rajoute au lourd tribut déjà payé à la conservation des archives. Pendant ce temps, l’ampleur des massacres est si grande que des familles entières disparaissent. Et ainsi déchire-t-on comme les pages d’un livre. Dina Matar, professeur à l’Université Soas de Londres, a déclaré au Financial Times qu’« une telle perte entraîne l’effacement des mémoires et des identités partagées pour ceux et celles qui survivent. Se souvenir est important. Ce sont des éléments cruciaux lorsqu’on veut rassembler des histoires et des récits de vies ordinaires. »
Il est d’autant plus important qu’il est facile d’oublier, devant les scènes de mort et de destruction depuis octobre, que la bande de Gaza est un lieu réel, qui – même si elle existait derrière une clôture et fut déjà soumise à de sévères restrictions – n’était pas qu’une «prison à ciel ouvert ». Elle compte des villes méditerranéennes aux boulevards bordés d’arbres et de bougainvillées, ainsi qu’un littoral qui offre un répit contre la chaleur et les pannes d’électricité. Une grande partie est maintenant détruite ou rasée au bulldozer.
C’est également un lieu où les artistes, les musiciens, les poètes et les romanciers ont prospéré, ce qui est naturel pour tout peuple sachant s’emparer de la possibilité de s’exprimer quelles que soient les circonstances. C’est tout ce monde aussi qui disparaît désormais. Heba Zagout, peintre de lieux saints et de femmes palestiniennes vêtues de leurs vêtements traditionnels brodés, a été tuée en octobre, quelques jours seulement après avoir mis en ligne une vidéo où elle déclarait : « Je considère l’art comme un message que je transmets au monde extérieur, où je donne expression à ma façon à mon foi dans la cause palestinienne et l’identité palestinienne. »
Mohammed Sami Qariqa, un autre artiste, s’est réfugié dans un hôpital d’où il a publié sur Facebook qu’il documentait son expérience, « afin de transmettre les nouvelles et les événements qui se produisent à l’intérieur de l’hôpital, en capturant un ensemble de détails douloureux à l’aide de l’appareil photo de mon téléphone : des photos, des vidéos, des voix, de l’écriture, du dessin, etc… Je recueille ainsi ces histoires avec de différentes techniques. » Trois jours plus tard, il a été tué lorsque l’hôpital a été touché par un missile.
Voilà ce que c’est d’effacer un peuple. Cela consiste, en résumé, à démonter l’architecture d’appartenance que nous tenons tous et toutes à un tel point pour acquise que, quel que soit le nombre de Gazaouis qui survivent, il risque d’avoir, au fil du temps, toujours moins de moyens pour les relier en un tout identifiable et solidaire. Voilà ce qui risque d’advenir s’ils et elles sont privé.e.s de raconter leur histoire, de produire leur art, de partager la musique, le chant et la poésie, ainsi que l’histoire fondamentale qui vit dans leurs monuments, mosquées, églises et même dans leurs tombes.
Nesrine Makik est chroniqueuse au Guardian.
Source : The Guardian
Traduction : BM pour l’Agence Média Palestine