À moins qu’Israël ne change de cap, il pourrait se rendre légalement coupable de famine généralisée

Gaza est au bord de la famine. Si les États-Unis et le Royaume-Uni ne font pas tout leur possible pour stopper cette catastrophe, ils en seront complices.

Par Alex de Waal, le 31 janvier 2024

« Peu importe qu’Israël ait ou non l’intention de commettre un génocide. Si Israël ne suit pas les recommandations du Comité d’aide à la famine, il provoquera sciemment une mort massive par la faim et la maladie. C’est un crime de famine ». Photo : Ashraf Amra/Anadolol : Ashraf Amra/Anadolu via Getty Images

Gaza fait face à une famine généralisée comme aucune autre pays dans l’histoire récente. Avant la flambée des combats en Octobre dernier, la sécurité alimentaire à Gaza était déjà précaire, mais très peu d’enfants, moins d’1%, souffraient de malnutrition aiguë sévère, la malnutrition la plus dangereuse qui soit. Aujourd’hui, quasiment la totalité des Gazaoui.e.s, de tous âges, partout sur le territoire, est en danger.  

Il n’existe pas d’autre exemple, depuis la deuxième guerre mondiale, de populations entières réduites à une famine et à une misère extrême, à une telle rapidité. Et il n’existe pas d’autre cas où l’obligation internationale d’y mettre un terme a été aussi claire. 

Ces faits ont permit d’appuyer le cas récemment porté par l’Afrique du Sud contre Israël à la Cour Internationale de Justice. L’article 2c de la Convention Internationale sur le Génocide interdit la “soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle”. En ordonnant vendredi dernier des mesures provisoires afin de prévenir un potentiel génocide, la CIJ n’a pas statué si Israël est en train de commettre un génocide ou non (cela prendra des années de délibération) mais les juges ont clairement indiqué que les “conditions de vie” de la population de Gaza mettent en péril sa survie. Même le Juge Aharon Barak, désigné par Israël pour siéger dans le panel, a voté en faveur d’une aide humanitaire immédiate.

Mais un désastre humanitaire comme celui de Gaza aujourd’hui est comme un train lancé à pleine vitesse. Même si le conducteur tire sur le frein, il lui faudra des kilomètres avant que le train ne s’arrête. Des enfants palestiniens à Gaza vont encore mourir, par milliers, même si l’aide humanitaire pouvait entrer aujourd’hui. 

La faim est un long processus. La famine peut en être l’issue finale, à moins d’être arrêtée à temps. La méthodologie utilisée pour catégoriser les urgences alimentaires est nommée système de classification intégrée des phases de la sécurité alimentaire, ou IPC. C’est une échelle à cinq niveaux : normal étant la phase 1, puis vient l’insécurité marginale, la crise, l’urgence, et enfin la catastrophe/famine, la phase 5.

En catégorisant les urgences alimentaires, l’IPC se base sur trois mesures : l’accès des familles à la nourriture, la malnutrition infantile et le nombre de décès au-delà des taux habituels. “L’urgence” (phase 4) comporte déjà le décès d’enfants. Pour qu’une famine soit déclarée, toutes ces mesures doivent dépasser un certain seuil ; si, ne serait-ce qu’une d’entre elle est dans cette zone, alors on considère que c’est une “catastrophe”.

Le Comité de Surveillance sur la famine de l’IPC est un groupe d’expert.es indépendant qui évalue des données concernant les crises alimentaires les plus extrêmes, telle une cour suprême du système humanitaire mondial. Le Comité estime que l’intégralité de Gaza se trouve d’ores et déjà en situation d’“urgence” et de nombreuses zones du territoires sont en situation de “catastrophe” et pourraient se trouver en “famine” dès le début du mois de Février.

Cependant, que les conditions soient suffisamment mauvaises ou non pour que la “famine” soit officiellement déclarée, cela reste toujours moins important que la situation elle-même, qui tue d’ores et déjà des enfants. Il faut garder à l’esprit que la malnutrition rend le système immunitaire des personnes plus vulnérable aux maladies provoquées par le manque d’eau propre et d’assainissement, et ces maladies sont accélérées par la surpopulation dans les camps insalubres.  

Depuis que le système de l’IPC a été adopté il y a 20 ans, il y a eu des urgences alimentaires majeures en Afghanistan, en République Démocratique du Congo, dans la région du Tigray en Éthiopie, au Nord-Est du Nigeria, en Somalie, au Sud Soudan, au Soudan et au Yémen. Comparées à Gaza, ces crises se sont développées lentement, sur une année ou plus. Elles ont touché de plus larges populations dispersées sur de plus larges zones. Des centaines de milliers de personnes sont mortes, la plupart d’entre elles en situation d’urgence, sans jamais dépasser le seuil de la famine.

Lors des famines connues de la fin du 20ème siècle (en Chine, au Cambodge, au Biafra nigérian et en Éthiopie) le nombre de personnes mortes était bien plus élevé mais la famine était aussi bien plus lente et plus éparse.  

Les professionnel.le.s de l’humanitaire n’ont jamais vu une si grande proportion de la population s’enfoncer si rapidement vers la catastrophe comme à Gaza en ce moment.

Toutes les famines modernes sont directement ou indirectement causées par l’homme, certaines fois par indifférence à la souffrance ou par dysfonctionnement, d’autres fois dans le cadre de crimes de guerre, et dans peu de cas dans le cadre d’un génocide.

L’article 8(2)(b)(xxv) du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale définit comme crime de guerre “le fait d’affamer délibérément des civils comme méthode de guerre, en les privant de biens indispensables à leur survie, y compris en empêchant intentionnellement l’envoi des secours, comme prévu par les conventions de Genève”.

Le principal élément du crime est la destruction et la privation, non seulement de nourriture mais aussi de tout ce qui permet de rester en vie, comme les médicaments, de l’eau propre et un toit. D’un point de vue légal, le fait d’affamer une population peut constituer un génocide ou un crime de guerre même s’il n’y a pas de famine à proprement parler. Les personnes n’ont pas à mourir de faim, le fait de les priver est suffisant. 

De nombreuses guerres sont le théâtre de famines organisées. Au Soudan et au Sud Soudan, la famine est le fait de pillages répétés par les milices en maraude. Dans le Tigray, en Éthiopie, les fermes, les usines, les écoles et les hôpitaux ont été vandalisés et incendiés, au-delà de toute logique militaire. Au Yémen, la majeure partie du pays a été mise sous siège alimentaire. En Syrie, le régime a assiégé des villes, exigeant que les populations “se rendent ou meurent de faim”.

Le niveau de destruction des hôpitaux, des réseaux d’eau et des logements à Gaza, ainsi que les restrictions sur le commerce, l’emploi et l’aide humanitaire, surpassent toutes ces situations. 

Il est peut-être vrai, comme le revendique Israël, que le Hamas utilise les hôpitaux et les quartiers résidentiels à des fins militaires. Mais cela ne disculpe pas pour autant Israël. Il apparaît que la plupart des destructions d’infrastructures de Gaza causées par Israël se trouvent à distance des zones de combats actifs et sont excessives et disproportionnées d’un point de vue militaire. 

Les cas les plus extrêmes de l’histoire, tel que le Holodomor de Staline en Ukraine dans les années 1930 et le “plan famine” des Nazis sur le front oriental pendant la deuxième guerre mondiale, constituent des famines génocidaires à une immense échelle. Gaza est loin de ces cas, mais Israël va devoir agir de manière décisive s’il ne veut pas être accusé d’avoir utilisé la faim pour exterminer les Palestinien.ne.s. Affamer une population revient à la massacrer au ralenti. Et contrairement aux balles ou aux bombes, la mort advient des semaines après la fin du conflit.  

C’est le défi que doit relever le Conseil de Sécurité de l’ONU quand il débattra bientôt des ordonnances provisoires de la CIJ à l’encontre d’Israël. Permettre l’entrée de l’aide humanitaire et émettre quelques restrictions à l’action militaire d’Israël ne suffiront pas à arrêter à temps le train en marche qu’est cette catastrophe.

Il y a plus d’une semaine, le Comité de Surveillance sur la famine a écrit: “La cessation des hostilités et la restauration de l’espace humanitaire afin d’apporter une assistance multi-sectorielle et restaurer les services sont les premiers pas essentiels pour éliminer les risques de famine.” En d’autres termes, la fin immédiate des combats est essentielle pour empêcher un bilan désastreux qui pourrait dépasser de loin le nombres de morts violentes. 

Voici la ligne opérationnelle. Pour que la population de Gaza survive aujourd’hui, peu importe qu’Israël ait ou non l’intention de commettre un génocide. À moins de suivre les recommandations du Comité de Surveillance sur la famine, Israël va provoquer, en tout état de cause, la mort en masse de la population de Gaza, par la faim et la maladie. Commettant ainsi un crime. 

Si les États-Unis et le Royaume-Uni ne font pas tout leur possible pour arrêter cette catastrophe, ils en seront complices.

Alex de Waal est le directeur de la World Peace Foundation à l’Université de Tufts et l’auteur de Mass Starvation: The History and Future of Famine

Source : The Guardian

Traduction LG pour l’Agence Média Palestine

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