« Je veux juste fuir » : les soins en santé mentale, une autre victime de la guerre à Gaza

Par un envoyé spécial du Los Angeles Times, en collaboration avec Laura King, le 23 janvier 2024

Une enfant palestinienne passe devant des usines détruites lors du bombardement israélien de la bande de Gaza à Deir al Balah, le 13 janvier 2024. (Adel Hana / Associated Press)

DEIR AL BALAH, Bande de Gaza —  La guerre à Gaza mutile aussi bien les esprits que les corps.

La crise de santé mentale qui s’aggrave dans la petite enclave côtière est largement éclipsée par l’ampleur des morts et de la destruction provoquée par plus de trois mois de bombardements israéliens. Mais de nombreux spécialistes estiment que les dégâts psychologiques pourraient constituer une des conséquences les plus durables de la guerre.

Plus de 25 000 personnes ont été tuées à Gaza, selon les autorités sanitaires palestiniennes. La majeure partie de la population, soit 2,3 millions d’habitants, est déplacée, selon les Nations Unies . Plus de la moitié des structures de Gaza – écoles, maisons, universités – sont endommagées ou en ruines d’après les images satellite.

Des Palestiniens et Palestiniennes fuient Khan Yunis lors d’une offensive terrestre et aérienne israélienne sur la bande de Gaza le 22 janvier. (Bashar Taleb / Associated Press)

Cependant, le poids des traumatismes à long terme, en particulier chez les très jeunes, ne pourra sans doute être évalué avec précision qu’à la fin des combats, disent celles et ceux qui luttent depuis plusieurs décennies pour construire à Gaza un réseau de soins en santé mentale.

« Les blessures psychologiques persisteront très longtemps après cette catastrophe », a déclaré Dr Samah Jabr, chef des services de santé mentale au ministère palestinien de la Santé à Ramallah, la capitale administrative de la Cisjordanie. « Et elles se perpétueront à travers les générations. »Le nombre d’enfants à Gaza dont les familles entières ont été tuées est si considérable que les hôpitaux les classent désormais WCNSF –« Wounded Child No Surviving Family » (« enfant blessé, aucune famille survivante ».)

Celles et ceux qui s’occupent de la jeune Dareen Anas Al Baya, 10 ans, hospitalisée à Deir al Balah, dans le centre de Gaza, l’encouragent à utiliser des crayons de couleur pour exprimer ses sentiments lorsqu’elle se sent incapable de s’adresser à quelqu’un.

« Je dessine tous les jours », a déclaré la jeune fille, dont le père et la mère ont été tué.e.s dans un attentat à la bombe qui a laissée la jeune fille grièvement blessée à la jambe mais vivante, avec seulement un de ses frères. Des dizaines d’autres membres de sa famille immédiate et élargie qui s’abritaient ensemble dans une même maison ont également été tués.

L’un de ses oncles a survécu et est actuellement soigné en Turquie, a indiqué le personnel médical.

« J’espère que nous pourrons le rejoindre », Dareen, se risque-t-elle à dire.

Celles et ceux qui travaillent sur le terrain affirment que, même parmi les enfants restés physiquement indemnes malgré une guerre qui en a tué environ 12 000 et  blessé au moins deux fois plus, les effets psychologiques sont omniprésents.

 « Dans chaque tente que nous inspectons, nous trouvons des enfants qui sucent leurs doigts de manière compulsive, mouillent leur lit, souffrent de difficultés d’élocution, perdent l’appétit, font des cauchemars, ne peuvent pas dormir », a déclaré le Dr Arafat Abu Mashayikh, chef du département de santé mentale de l’Hôpital des martyrs d’Al Aqsa à Deir al Balah.

Des Palestiniens et des Palestiniennes évaluent les dégâts causés par une attaque israélienne sur Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 17 janvier. 
(Fatima Shbair / Associated Press)

Les adolescent.e.s constituent un autre groupe vulnérable. La guerre actuelle – l’une des nombreuses que les jeunes de Gaza ont déjà vécues – survient en effet à un moment où ils et elles développent leurs convictions et leur identité sociale.

« Un tel vécu ne peut que déformer leur vision du monde et d’eux-mêmes », a déclaré Dr. Jabr, médecin psychiatre et clinicienne qui dirige les services palestiniens de santé mentale.

Les adultes souffrent aussi. Avant la guerre, Gaza ne disposait que d’un seul hôpital psychiatrique avec seulement 40 lits. Les bombardements ont mis l’établissement hors service dès le début du conflit, a déclaré Dr Jabr, laissant les familles s’occuper seules de leurs proches présentant une souffrance mentale importante, tout en se déplaçant frénétiquement d’un endroit à un autre pour tenter de se mettre en sécurité.

Les responsables de santé ont indiqué que sur les six centres communautaires de santé mentale de Gaza qui distribuaient des médicaments psychiatriques, cinq ont été contraints de fermer leurs portes au cours des premières semaines de la guerre et les rendez-vous de conseil en télémédecine, une bouée de sauvetage pour celles et ceux qui vivent dans des zones reculées, ont rapidement été victimes des fréquentes coupures de communication.

Des Palestiniens et Palestiniennes blessé.e.s lors des bombardements israéliens sur la bande de Gaza lors de leur transport à l’hôpital Nasser de Khan Yunis, le 22 janvier 2024. (Mohammed Dahman / Associated Press)

Avant la guerre, grâce à des années d’efforts déployés par les professionnel.le.s de la santé mentale ainsi que par les travailleurs et travailleuses de proximité dans les territoires palestiniens, la stigmatisation sociale associée à la maladie mentale avait commencé à s’atténuer. Jusqu’à peu, la tradition a voulu que même la survenue d’états psychopathologiques relativement communs tels que l’anxiété et la dépression produisent chez les patients et leur proche entourage, des sentiments d’exclusion et de honte.

Selon certains praticien.ne.s, la guerre a toutefois modifié les attitudes à l’égard de la santé mentale — tout le monde a du mal à faire face à la situation actuelle, et les manifestations de détresse mentale, désormais répandues dans la population, sont mieux acceptées.

Malgré cela, de nombreuses personnes, notamment les parents d’enfants, ressentent le besoin de cacher leur détresse. Hanan, une veuve, mère de sept enfants, déplacée et vivant dans une tente dans le centre de Gaza, a reconnu sa terreur devant les bombardements, mais s’est dit résolue à le dissimuler à ses enfants.

« J’ai toujours agi comme si je n’avais pas peur – s’il m’arrivait de hurler, je faisais semblant de rire », a déclaré Hanan, 48 ans. Après que la famille se soit réfugiée dans une école, elle a cherché à calmer ses filles avec des promesses inventées de toutes pièces en quoi un responsable de la sécurité aurait promis qu’il ne leur arriverait rien. Ils durent bientôt fuir à nouveau.

Parfois, dit Hanan, la pression devient si insupportable qu’elle prétendait devoir se rendre aux toilettes, pourtant répugnantes de son camp, juste pour pouvoir s’éloigner un moment.

«Je veux juste m’enfuir–quitter la tente et de m’en aller en courant», a-t-elle déclaré. «Je fais semblant de vouloir aller aux toilettes seulement pour sortir marcher un peu dans la nuit.»

Des Palestiniens et Palestiniennes déplacé.e.s se rassemblent dans le camp de fortune de Muwasi, dans le sud de la bande de Gaza. (Hatem Ali/Associated Press)

Vivre dans une peur constante a déjà en elle-même des effets délétères, affirment les experts de la santé ; la capacité de prendre des décisions, par exemple, est souvent altérée par un stress extrême. À Gaza, rien que survivre à la journée nécessite de l’ingéniosité et de la planification – trouver un abri, se procurer de la nourriture, chercher de l’eau potable.

« Dans une zone de guerre, la capacité de survie peut être grandement affectée par la santé mentale d’une personne », a déclaré le Dr Steve Sugden, colonel de réserve de l’armée américaine et psychiatre, professeur agrégé à l’Université de l’Utah. « Pour les individus avec un tel état d’esprit, les décisions tendent à être de nature reflexe, on répond directement aux événements sans vraiment y réfléchir. »

À Gaza, le nombre de personnes capables de prodiguer soins et réconfort aux personnes en détresse mentale diminue – parce que les soignants et soignantes sont traumatisé.e.s aussi. Dans le contexte d’un effondrement général du système médical, une telle perte de disponibilité peut au départ passer inaperçue, mais elle se fait de plus en plus sentir à mesure que la guerre se prolonge.

« De nombreuses personnes à Gaza ont été formées pour apporter des  « premiers secours » psychologiques : infirmières et infirmiers, médecins généralistes, enseignant.e.s », a déclaré Dr Jabr. « Mais aujourd’hui, personne n’est vraiment épargnée;  tous, toutes, ont perdu des êtres chers, une maisons ou des biens, et leur capacité à venir en aide se trouve de ce fait amoindrie. »

Pour beaucoup à Gaza, affirment les professionnel.le.s de la santé, le stoïcisme est le seul moyen de s’en sortir. Les gens peuvent se sentir coupables toute leur vie s’ils ont dû, par exemple, abandonner un être cher, condamné à une mort certaine, sous les décombres –et, pourtant, sur le moment, avoir le sentiment qu’il n’y a rien à dire.

Des Palestiniens et Palestiniennes qui ont fui Khan Yunis arrivent à Rafah, dans le sud de Gaza, le 22 janvier 2024. (Fatima Shbair / Associated Press)

Depuis son lieu de travail à Ramallah,  Dr. Jabr reste en contact du mieux qu’elle peut avec ses collègues du domaine de la santé mentale. Parfois, elle peut donner quelques conseils pratiques, mais il y a un scénario qu’elle trouve particulièrement difficile à gérer.

« C’est lorsque quelqu’un.e que je connais qui a tant et tant perdu – son enfant a été tué, sa maison détruite – insiste pour me demander comment je vais, comment je tiens le coup. C’est ce qui est le plus insupportable. »

L’envoyé spécial du Times à Gaza ne peut être nommé pour des raisons de sécurité. King, un rédacteur, a contribué à ce rapport depuis Jérusalem. Le docteurs Samah Jabr, cité dans l’article, a écrit un livre, un recueil de ses articles, en français Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation. – Dr Jabr Samah  – publié en 2018 par Premiers Matins de Novembre.  Elle a aussi fait l’objet d’un film documentaire, Derrière les fronts, résistances et résiliences en Palestine  tourné en 2016 par Alexandra Dols, qui a été internationalement salué et distribué et qui est disponible en ligne et en DVD.

Source : Los Angeles Times

Traduction BM pour l’Agence Média Palestine

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