Fuir Rafah

De nombreux Palestiniens fuient Rafah en prévision de l’invasion imminente d’Israël, mais lorsqu’ils retournent dans leurs quartiers détruits, ils sont toujours confrontés aux bombardements. « Nous avons échappé à la mort pour entrer dans un autre type de mort », explique Jamila Eleywa à Mondoweiss.

Par Tareq S. Hajjaj, le 18 février 2024

Familles palestiniennes fuyant Rafah vers Deir-Al-Balah dans le centre de la bande de Gaza, le 12 février 2024. (Photo : Naaman Omar/ Apa Images)

Jamila Eleywa, 66 ans, a rassemblé le peu de biens qui lui restaient, à elle et à ses deux petites-filles survivantes, et les a entassés dans plusieurs sacs. Cette femme âgée avait décidé de retourner au camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza, après avoir appris que l’invasion israélienne imminente de Rafah était pratiquement garantie, se résolvant à quitter son refuge actuel pour éviter le massacre qu’elle savait devoir suivre.

Jamila a perdu 90 membres de sa famille depuis le début de la guerre, tous des parents au premier et au deuxième degré. La plupart d’entre eux sont morts lorsque leurs maisons ont été visées par des frappes aériennes israéliennes à Nusierat et dans le village de Zuwayda, bien avant que ces zones n’aient été évacuées vers Rafah au début du mois de décembre de l’année dernière.

Comme tant d’autres, Jamila a été déplacée d’un endroit à l’autre. Elle s’est souvent arrêtée dans des abris inhabitables, tels que des entrepôts et des magasins commerciaux, et a souffert de la faim, de la soif et du manque d’accès aux soins médicaux.

La principale préoccupation de Jamila a toujours été Yara et Lara, ses deux petites-filles qui ont perdu leur mère et leur petite sœur après que leur maison de Nuseirat a été prise pour cible.

Lorsque leur grand-mère leur a dit de se préparer à quitter Rafah, les deux filles ont cru que la guerre était finie, sans se rendre compte qu’elles passaient d’un enfer à un autre.

Lorsque Jamila a fini de faire ses bagages, elle a essayé d’appeler une voiture pour les ramener à Nuseirat. Après de nombreuses tentatives, elle a réussi à obtenir le numéro d’un chauffeur de camion en raison de la grande quantité d’affaires qu’elle possédait. Lorsqu’ils ont fui Nusierat pour la première fois, ils s’attendaient déjà à une longue période de déplacement, emportant avec eux des panneaux solaires portables, des batteries, des vêtements, des matelas et des oreillers.

Jamila a convenu avec le chauffeur du camion qu’il viendrait les chercher le lendemain et les emmènerait à Nusierat. Il leur a demandé 500 dollars pour le voyage. En temps normal, ce même voyage n’aurait coûté que 70 dollars, mais la guerre a tout changé.

La nuit précédant le départ a été difficile pour Jamila, car les forces israéliennes ont pris pour cible de nombreuses maisons à Rafah et tué 150 Palestiniens, ce qui en a fait l’une des nuits les plus horribles pour les filles depuis le début de la guerre.

Accompagnées par les perpétuelles déclarations israéliennes promettant que l’armée allait bientôt envahir Rafah, les dernières semaines ont servi à terroriser la population civile de Rafah. Des milliers de personnes ont commencé à fuir vers le nord, en direction des villes et des camps de réfugiés du centre de Gaza. La campagne de déplacement forcé a été filmée par les caméras et répétée à maintes reprises tout au long de la guerre. Mais la différence de cette dernière campagne est qu’il n’y a nulle part où fuir. De larges pans de la partie centrale de Gaza ont été rasés et transformés en champs ouverts pour les opérations de l’armée israélienne.

« Nous avons passé une nuit terrifiante à Rafah avant de décider de retourner dans le centre de Gaza », a déclaré Jamila à Mondoweiss. « Mes petites-filles criaient lorsque les bombes tombaient près de nous. Mes deux filles ont passé une journée entière piégées sous les décombres en octobre dernier, lorsque leur sœur et leur mère ont été tuées alors qu’elles dormaient toutes. »

« Lorsque nous avons entendu le même bruit familier que celui qu’elles avaient entendu le jour où leur mère a été tuée, aucune d’entre nous n’a pu le supporter plus longtemps », poursuit Jamila. Elles n’arrêtaient pas de pleurer en disant : « Cette fois-ci, nous allons mourir comme maman et notre sœur Judy ».

Dans un précédent article de Mondoweiss, nous avons raconté l’histoire de Wa’d Abu Shouq, la mère de Lara, Yara et Judy, qui est morte aux côtés de Judy lors de la frappe aérienne. Lorsque leurs corps ont été retrouvés, ils n’ont pas pu retirer Judy des bras de Wa’d. Ils les ont donc enveloppées dans le même linceul et les ont enterrées ensemble.

Jamila a expliqué que la décision de retourner dans le centre de Gaza était principalement motivée par la nécessité de calmer Lara et Yara, qui étaient saisies de terreur à l’idée de revivre le jour où leur mère leur avait été enlevée. Les camps de réfugiés du centre de la bande de Gaza ne sont pas pour autant plus sûrs, car les menaces d’invasion de l’armée s’étendent également à ces zones.

« La route côtière de Rafah à Nusierat était terrifiante, même si des milliers de personnes la parcouraient », a raconté Jamila à Mondoweiss. « Nous marchions sous le regard des navires de guerre israéliens, qui n’étaient pas loin. Et les drones de surveillance israéliens étaient au-dessus de nous. »

« Nous sommes passés par Khan Younis en chemin », poursuit-elle. « Nous entendions le bruit des balles et des obus d’artillerie. Nous pensions que nous ne pourrions pas passer de l’autre côté ».

Des Palestiniens cherchent dans les ruines d’un bâtiment après un bombardement Israélien à Nuseirat, dans le centre de la Bande de Gaza, le 3 décembre 2023.

« Il ne reste plus de maisons »

Jamila a comparé le moment où elle est entrée dans son quartier à Nuseirat à celui où elle est entrée dans une ville fantôme.

« Les blocs d’habitations n’ont pas seulement été frappés, ils ont été détruits au bulldozer et nettoyés », explique-t-elle. « Le quartier où j’habitais a été transformé en un champ vide où il ne reste que du sable. Il ne restait plus aucune maison. Toutes les maisons de nos voisins et des membres de notre famille ont été rasées ».

« Et à perte de vue, il y avait des bâtiments bombardés », poursuit-elle. « Certains étaient encore debout, avec seulement quelques étages visés, d’autres s’étaient complètement effondrés et d’autres encore n’étaient que partiellement détruits. C’était comme une ville fantôme, et la nuit, on avait l’impression qu’il n’y avait plus aucun signe de vie humaine. »

« Pas de supermarchés, pas de boulangeries, rien n’indique que des gens puissent exister dans cet endroit », a-t-elle souligné.

Après avoir atteint Nuseirat, ils se sont dirigés vers la maison de la sœur de Jamila, qui avait échappé aux bombardements. Cependant, l’accès à la nourriture et à l’eau était bien pire qu’à Rafah, où les produits de première nécessité étaient un peu plus disponibles.

Jamila raconte que son fils passait la plupart de ses journées à errer dans la région avec un gallon vide, à la recherche d’eau pour leur famille de treize personnes. Pourtant, Jamila considère que la lutte quotidienne pour assurer leurs besoins est préférable à l’attente de la mort à Rafah et à l’écoute de la terreur dans la voix de ses petites-filles.

Jamila admet que la décision de quitter Rafah n’était pas nécessairement rationnelle, mais le prix à payer pour ses petites-filles était insupportable. Elle pense que ses petites-filles ont besoin d’un traitement psychologique, mais au lieu de cela, elles ont continué à être déplacées et exposées à ces conditions.

« En fin de compte, nous avons échappé à la mort pour entrer dans un autre type de mort », observe Jamila.

« Je ne peux pas supporter la vie sans eux« .

Na’ima al-Hurk, 55 ans, une autre personne déplacée qui vivait dans une tente à al-Mawasi, la partie ouest de Rafah près de la côte, a pris ses affaires avec sa famille et s’est rendue à Nuseirat après avoir entendu parler de l’opération imminente.

Na’ima a déclaré qu’elle voulait fuir tout endroit où l’armée se trouvait à proximité, ayant entendu d’innombrables histoires de soldats exécutant de sang-froid de jeunes hommes devant leurs familles.

J’ai vu de mes propres yeux sur les médias sociaux un père parler à un journaliste de la façon dont le soldat lui avait dit : « Je veux tuer votre fils », sans donner de raison », a déclaré Na’ima à Mondoweiss. « Il pleurait et disait qu’ils avaient tué son fils de sang-froid.

Na’ima est la mère de cinq jeunes hommes âgés de 17 à 25 ans. « Je ne veux pas perdre mes fils. Pour qui vivrais-je s’ils n’étaient plus là ?

« Je ne peux pas supporter la vie sans eux », a déclaré Na’ima.

Après avoir atteint Nuseirat et installé une nouvelle tente, ils ont reçu un avertissement de l’armée israélienne les enjoignant à évacuer la zone.

« L’armée israélienne a ordonné l’évacuation de tout un quartier de plus de cinquante maisons », raconte Na’ima. « Ils ont ensuite continué à pilonner la zone toute la nuit et le lendemain.

Elle explique que ce schéma est devenu familier dans le camp de réfugiés de Nuseirat. L’armée ordonne à un bloc d’habitations de nettoyer la zone, puis elle la bombarde jusqu’à ce qu’elle soit complètement rasée. Elle passe ensuite au bloc d’habitations suivant et recommence.

« Ils veulent détruire tout le camp », explique Na’ima.

« J’en ai assez de cette vie, d’essayer d’échapper à la mort à tout bout de champ », soupire-t-elle. « Toute ma vie, j’ai vécu des guerres continuelles, une guerre après l’autre. Mais je n’ai jamais rien vécu de tel de toute ma vie. »

Source : Mondoweiss

Traduction : AJC pour l’Agence Média Palestine

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