Par Samia al-Botmeh, Basil Farraj, Fathi Nimer et Abdaljawad Omar, le 20 février 2024
Depuis le début de l’assaut contre Gaza en octobre 2023, des dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes ont été tué.e.s, blessé.e.s ou porté.e.s disparu.e.s, probablement enseveli.e.s sous les décombres de leurs maisons ou de leurs abris de fortune. Près de deux millions d’entre eux et elles ont été déplacé.e.s ; et le froid, la soif et la faim ont ravagé la population dans son ensemble. Alors que le monde délibère sur les aspects techniques du génocide, la colonisation israélienne de la Cisjordanie et la perturbation de la vie du peuple palestinien ne cesse de s’accroître.
Dans cette table ronde, Fathi Nimer, Abdaljawad Omar, Basil Farraj et Samia al-Botmeh discutent de la situation en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023. Parallèlement à la campagne de génocide menée par le régime israélien à Gaza, les auteurs se penchent sur la fausse dichotomie entre colons et État, la passivité de l’Autorité Palestinienne (AP), l’emprisonnement individuel et collectif des Palestiniens et Palestiniennes, et l’état désastreux de l’économie de la Cisjordanie.
Les colons et l’État : deux pièces d’un même puzzle
Fathi Nimer
Parallèlement au génocide perpétré actuellement par l’armée israélienne à Gaza, les colons israéliens se déchaînent toujours plus en Cisjordanie. Les appels généralisés à la vengeance et aux punitions collectives ont alimenté les campagnes de terreur contre les communautés palestiniennes, entraînant le déplacement forcé de près de 1 000 habitants de 13 villages au cours des quatre premières semaines qui ont suivi le 7 octobre 2023. Entre le 7 octobre et le 14 décembre 2023, les colons de la Cisjordanie ont également tué 11 Palestinien.ne.s, dont 3 enfants, et en ont blessé 83 autres.
Chaque fois que les colons israéliens font régner la terreur en Cisjordanie, les grands médias insistent pour établir une fausse distinction entre les groupes violents et l’armée israélienne, suggérant que cette dernière a tout simplement perdu le contrôle, ou est impuissante à arrêter les attaques. Ce récit, déjà colporté à la suite du pogrom de Huwara de février 2023, est également utilisé aujourd’hui. Une telle formulation nie une vérité fondamentale sur la dynamique en jeu en Cisjordanie et découle de l’hypothèse erronée selon laquelle la mission de l’armée israélienne serait en contradiction avec celle des colons israéliens. En réalité, l’armée israélienne a été explicitement chargée depuis 1967 de réaliser les objectifs de l’État consistant à soutenir le projet de colonisation et à faciliter le transfert de la population palestinienne. À cet égard, les colons israéliens en Cisjordanie sont des fantassins idéologiques qui partagent leurs objectifs avec ceux du régime israélien.
Nous ne pouvons pas parler du mouvement des colons comme étant distinct des projets de colonisation plus vastes soutenus par l’État, tels que le plan Allon dont les lignes directrices sous-tendent encore aujourd’hui une grande partie des activités de colonisation du régime israélien. Les avant-postes et les colonies de colons ne sortent pas spontanément de terre; ils résultent plutôt de choix politiques délibérés. La plupart des colonies sont désignées comme zones prioritaires nationales, accordant à leurs résidents des droits à des logements subventionnés, à l’éducation et à d’autres avantages pour justifier et encourager l’accaparement des terres. De plus, lorsque les colons parcourent les quartiers palestiniens et brûlent leurs villages, ils sont protégés et escortés par les forces d’occupation israéliennes. Si les Palestinien.ne.s osent se défendre, l’armée entre en action pour les battre, les arrêter — voire les tuer.
Dans un tel contexte, il est ridicule de suggérer qu’il existe une distinction entre la violence des colons et celle de l’État : elles font partie de la même structure coloniale, et non seulement se complètent, mais dépendent l’une de l’autre. Dans les rares occasions où il y a des frictions entre colons et soldats, celles-ci émanent de désaccords sur les tactiques de colonisation en Cisjordanie, et non sur l’objectif lui-même. Les colons encouragent généralement une prise de contrôle rapide et directe du territoire, tandis que l’armée suit la politique de l’État consistant à adopter une approche plus méthodique pour soutenir le déni caractéristique de son public mondial. Cela peut conduire à des tensions: les colons considèrent l’État comme indécis, tandis que l’État considère les actions des colons comme indiscrètes.
Même si certains peuvent soutenir à tort que les colons de Cisjordanie représentent un groupe radical « marginal », ceux-ci bénéficient, en fait, du soutien populaire d’une grande partie de la population israélienne. La preuve en a été apportée lors de plusieurs élections qui ont vu les dirigeants des implantations coloniales atteindre les plus hauts échelons de l’establishment politique pour occuper des postes de généraux et de ministres . Les partis qui affirment qu’ils existent pour servir et étendre le mouvement d’implantation coloniale en Cisjordanie font désormais partie intégrante de la coalition gouvernementale. De telles avancées ont accordé aux colons davantage d’impunité et de privilèges : pour preuve, la dotation de plus de 150 000 fusils d’assaut à leur égard depuis le début de l’incursion génocidaire à Gaza le 7 octobre.
Étant donnée la réticence de l’administration Biden à faire pression sur Israël pour qu’il mette fin à son assaut sanglant sur Gaza – et vue la baisse de la cote de popularité de Biden qui en a résulté – la Maison Blanche s’est empressée d’annoncer une interdiction de visa pour les « colons extrémistes » en Cisjordanie dans l’espoir d’apaiser sa base avant les élections présidentielles de 2024. De telles mesures ciblent « des dizaines » de colons et visent principalement à donner l’illusion que les États-Unis prennent des mesures concrètes pour protéger le peuple palestinien. La nature performative de cette action devient particulièrement claire si l’on considère que plus de 160 000 colons en Cisjordanie possèdent, en fait, la citoyenneté étasunienne et ne sauraient être affectés par une telle interdiction. Ces squatteurs américains et leurs partisans ont été largement documentés comme étant parmi les groupes les plus belliqueux responsables de la prise de possession des maisons palestiniennes.
Bien entendu, la distinction faite par la communauté internationale entre les colonies de Cisjordanie et celles du reste de la Palestine colonisée est inexacte dès le départ. Toutes les communautés israéliennes, du Jourdain à la mer Méditerranée, furent construites sur des terres palestiniennes volées ; et les tentatives visant à légitimer celles qui se trouvent sur le territoire de 1948 nient la nature fondamentalement coloniale du projet d’État israélien. Il suffit donc de nous rappeler que les Israéliens sont des colons par définition pour que la façade de distinction entre colon et État s’effondre et qu’il ne nous reste que la réalité flagrante que les deux ne font qu’un.
L’Autorité palestinienne parie sur l’inaction
Abdaljawad Omar
L’AP dirigée par le Fatah a maintenu une stratégie constante d’indifférence à l’égard du sort du peuple palestinien à Gaza, comme du sort de ceux et celles qu’elle gouverne en Cisjordanie. Plutôt que de contester avec force le génocide en cours, les représentants de l’Autorité palestinienne se sont contentés d’une rhétorique vide de sens qui les exonère de leur responsabilité de répondre par l’action. Ce faisant, l’intention de l’AP de maintenir son approche actuelle à l’égard du régime israélien est claire : elle continuera à donner la première place à la collaboration avec Israël en matière de sécurité et à la restriction de l’action politique collective en Cisjordanie afin de garantir que les intérêts de l’élite politique ne soient pas impactés par le génocide qui se déroule à seulement quelques kilomètres de là.
Pour saisir pleinement la dynamique complexe qui façonne la réponse de l’Autorité Palestinienne – ou l’absence de réponse– au massacre de la population palestinienne en cours à Gaza, il faut tenir compte des nombreuses pressions auxquelles elle est confrontée. Au premier rang se trouve le mouvement des colons de Cisjordanie, qui exerce désormais une influence significative sur l’élaboration des politiques au sein du gouvernement de coalition du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Ce mouvement cherche à rendre l’AP obsolète en rendant caduque toute idée qu’elle pourrait prétendre protéger la population palestinienne qu’elle gouverne. En effet, comme cela fut mentionné par l’auteur précédent, les colons continuent de s’emparer des biens palestiniens et de tuer le peuple palestinien en toute impunité. Pour s’assurer qu’il puisse galvaniser cette importante base de colons pour soutenir son leadership dans la durée, Netanyahu continue de refuser des fonds à l’AP et insiste sur le fait qu’elle sera absente de tout plan « du lendemain » pour Gaza, susceptible de succéder au nettoyage ethnique en cours.
Une seconde pression provient de la réémergence de la résistance populaire palestinienne au projet colonial israélien en Cisjordanie. Les récentes insurrections armées dans les régions du nord sont révélatrices d’un bouleversement de la base sociale du Fatah. Cette politique de dissociation d’avec l’AP s’est révélée à la longue efficace pour créer des zones d’autodéfense et pour s’insurger à la fois contre les forces d’occupation israéliennes et contre la passivité de l’AP. Une nouvelle génération de combattant.e.s est soutenue par des organisations politiques déjà bien établies – le FPLP (Front pour la libération de la Palestine), le Hamas et le Jihad islamique – dans le but de créer un mouvement de résistance armée plus organisé et plus durable. Cette rébellion n’aurait pas été possible sans l’effondrement préalable de l’emprise idéologique et sociale qu’exerçait auparavant l’AP sur le peuple palestinien, surtout en ce qui concerne les communautés ouvrières des camps de réfugiés et les espaces urbains denses du nord. La popularité de ces groupes et l’ampleur de leurs activités de résistance démontrent l’affaiblissement de la domination de l’AP. Cette tendance n’est pas passée inaperçue chez les forces israéliennes, qui ont répondu par des incursions militaires répétées dans des endroits comme Jénine, Tulkarem et Naplouse, ainsi que par des assassinats ciblés de personnes supposées être affiliées avec des groupes de résistance.
Outre les pressions internes, l’Autorité Palestinienne est devenue, au cours de ces dernières années, de plus en plus isolée sur la scène mondiale comme régionale. Même les États-Unis – un soutien important de l’Autorité Palestinienne dans son rôle d’autorité sur place – l’ont exclue de diverses manœuvres diplomatiques. Un bel exemple sont les Accords d’Abraham négociés par les États-Unis qui ont complètement contourné l’Autorité Palestinienne et ignoré l’existence même de la Palestine. S’il fallait une preuve supplémentaire, alors même qu’un génocide se déroule à Gaza, nous voyons les décideurs politiques américains signaler leur désir de voir émerger une AP « revitalisée » – y compris sa direction, sa composition et les alliances qui forment sa classe politique. Pourtant, malgré leur désir affiché de « sang neuf » au sein de l’Autorité Palestinienne, les États-Unis et leurs alliés sont sans aucun doute plutôt rassurés par l’inaction actuelle de l’Autorité Palestinienne et la fermeté qu’elle démontre dans sa politique de coordination sécuritaire avec le régime israélien.
Ceci dit, l’opération Al-Aqsa Flood a brisé le statu quo, non seulement à Gaza mais aussi en Cisjordanie. L’Autorité Palestinienne s’appuie depuis longtemps sur un pragmatisme qui promeut l’idée que les possibilités de changement restent limitées. Des dirigeants tels qu’Abbas et ses proches conseillers s’appuient largement sur ce récit et critiquent souvent la résistance armée palestinienne comme futile. Cette conception est cependant de plus en plus impopulaire. De récents sondages en Cisjordanie ont montré que 60 % des personnes interrogées soutenaient la dissolution de l’Autorité Palestinienne et que plus de 90 % exigeaient la démission d’Abbas.
Au milieu de ces pressions, l’AP attend son heure ; une victoire relative de la résistance palestinienne à Gaza ou une solution régionale plus large pourraient la remettre au devant de la scène. D’ici là, l’Autorité Palestinienne espère que son inertie lui permettra de récolter les fruits de la guerre sans se plonger dans la bataille.
Renforcer le système carcéral en Cisjordanie
Basil Farraj
Les prisons ont toujours été au cœur des géographies de violence et de torture du régime israélien. En Cisjordanie et à Gaza, l’emprisonnement a pourtant évolué vers un régime carcéral plus étendu qui enferme, d’une façon ou d’autre, l’ensemble de la population palestinienne. C’est particulièrement le cas depuis le début du génocide à Gaza qui voit l’armée israélienne intensifier ses campagnes d’arrestation contre les Palestinien.ne.s et assiéger des communautés entières, imposant de sévères restrictions aux déplacements et à la vie quotidienne de leurs habitant.e.s.
Le nombre de detenu.e.s palestinien.ne.s a plus que doublé au cours des quatre derniers mois. Selon des chiffres récents, le nombre de Palestinien.ne.s de Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, détenu.e.s par les forces israéliennes depuis le 7 octobre a atteint 6 500 personnes. Cela s’ajoute aux dizaines d’arrestations dans les territoires de 1948. Des rapports et des témoignages indiquent aussi que les Palestinien.ne.s de Gaza sont détenu.e.s dans des conditions extrêmement dures et que les niveaux de torture à laquelle ils et elles sont soumis.e.s atteint des niveaux inconnus jusqu’ici. En effet, les prisonniers et prisonnières ont décrit les conditions actuelles dans les prisons israéliennes comme s’apparentant à celles des premières années de l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza. Cela comprend de nombreuses mesures destinées à isoler complètement les détenu.e.s, notamment l’interdiction des visites familiales et la restriction des visites d’avocats. D’autres mesures utilisées par le service pénitentiaire israélien incluent la coupure de l’accès à l’eau et à l’électricité, une nourriture inadéquate ou insuffisante, la fermeture des cantines des prisons, la confiscation des biens des detenu.e.s, et un refus de soins médicaux qui ne fait qu’exacerber sa politique de négligence médicale systématique. Cette campagne brutale de torture et de violence a jusqu’à présent entraîné la mort de sept prisonniers , en plus d’un nombre indéterminé – récemment révélé – de Palestinien.ne.s tué.e.s dans une base militaire israélienne dans le sud de la Palestine.
Les mauvais traitements infligés aux prisonniers et prisonnières politiques palestinien.ne.s ne sauraient être séparés du traitement plus large de la population palestinienne par le régime israélien. En effet, le peuple palestinien observe depuis longtemps des parallèles entre ce qu’on appelle communément la petite prison – c’est-à-dire les prisons et centres de détention israéliens – et la plus grande prison qu’est la Palestine elle-même sous le régime de colonialisme de peuplement imposé par Israël. La violence et la torture pratiquées dans les prisons israéliennes reflètent en miroir les mesures mises en place pour confiner et contrôler la population palestinienne dans tout le territoire palestinien colonisé.
Cette dynamique a été particulièrement ressentie en Cisjordanie, où l’armée israélienne a encore plus restreint, depuis le début de son génocide à Gaza, les mouvements déjà largement contrôlés de la population palestinienne. Cela inclut le blocage des entrées de la plupart des villages et villes palestiniennes au moyen de blocs de ciment, de points de contrôle militaires (checkpoints) et de portes en fer. Les Palestinien.ne.s de Cisjordanie ont déclaré avoir passé des heures aux points de contrôle pour se rendre sur leurs lieux de travail et à leurs écoles, et avoir été confrontés à des agressions et à des passages à tabac de la part de l’armée israélienne aux entrées des villages et des villes palestiniennes. Cela s’ajoute à l’interdiction imposée par Israël de l’accès à Jérusalem et aux territoires de 1948. En conséquence, la Cisjordanie a, de fait, été isolée du reste de la Palestine colonisée.
De plus, l’armée israélienne continue d’envahir quotidiennement les villes et villages palestiniens, arrêtant, torturant et harcelant la population et mettant en œuvre une politique de « tirer pour tuer » à travers la Cisjordanie. Ces pratiques violentes, notamment de la part de colons armés , ont entraîné la mort de plus de 350 Palestinien.ne.s depuis le 7 octobre. De la même manière, des personnes palestiniennes ont été tuées, torturées et maltraitées pendant et après leur arrestation par l’armée israélienne. Nous voyons donc clairement que les mêmes méthodes de violence sont employées dans toute la Cisjordanie, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des prisons israéliennes.
Ces pratiques ne sont pas nouvelles, mais plutôt centrales au projet colonial d’Israël. Pourtant, leur intensification au cours des derniers mois, en plus de la montée de la violence des colons et des vols de terres, sont en train de transformer la Cisjordanie en un ensemble fragmenté de prisons où les mécanismes israéliens de contrôle et de violence sont endémiques. Les mesures prises pour modifier en les dégradant les conditions de captivité dans les prisons israéliennes se retrouvent dans les pratiques violentes visant à transformer la géographie générale de la Palestine colonisée en espaces de confinement locaux plus restreints. Il est important de noter que la notion palestinienne de petite et de grande prison n’est pas simplement métaphorique mais une réalité qui, à moins d’y résister, se transformera en une condition carcérale permanente.
Génocide à Gaza et économie de la Cisjordanie
Samia al-Botmeh
L’économie palestinienne connaît bien aussi la dévastation économique. L’occupation de la Cisjordanie et de Gaza par le régime israélien en 1967 fut accompagnée par une série de décisions politiques visant à garantir que l’économie palestinienne devienne durablement dépendante. Les accords d’Oslo de 1993 ont institutionnalisé davantage les structures coloniales favorisant la dépendance et ont décapité l’économie palestinienne afin d’assurer son effacement et sa dépendance à l’égard de sources non endogènes pour sa survie économique. La dévastation de l’économie palestinienne par le régime israélien pendant la deuxième Intifada et les guerres répétées contre Gaza depuis 2008 ont encore érodé la base productive de l’économie et confisqué les ressources nécessaires à son développement.
Bien que la Cisjordanie ait échappé aux bombardements lors de cette dernière attaque, le régime israélien a néanmoins ciblé le territoire avec une série de mesures d’oppression ayant de graves répercussions économiques. Ces mesures comprennent des restrictions de mouvement, des retards dans le traitement des échanges de biens et de services , des raids et des incursions qui empêchent les Palestinien.ne.s des territoires de 1948 d’accéder aux marchés de marchandises en Cisjordanie, ainsi que le piratage des recettes fiscales et douanières palestiniennes.
De plus, le régime israélien a interdit à des milliers de travailleurs et travailleuses palestinien.ne.s d’accéder à l’emploi sur le marché du travail israélien. Ceci a entraîné un chômage accru et une plus forte concurrence pour obtenir des emplois en Cisjordanie. Selon le Bureau central palestinien des statistiques (PCBS) et l’Organisation internationale du travail (OIT), le chômage en Cisjordanie et à Gaza a plus que doublé au quatrième trimestre 2023, atteignant environ 29 % en Cisjordanie depuis que l’assaut génocidaire contre Gaza a commencé. Dans le même temps, les salaires journaliers en Cisjordanie ont diminué en raison du grand nombre de travailleurs et travailleuses disponibles dont découle un marché en proie à une exploitation salariale. Les pertes de revenus quotidiennes s’élèvent à 12,8 millions de dollars pour les travailleurs et travailleuses de la Cisjordanie. De telles pertes de revenus ont entraîné une augmentation des taux de pauvreté et des inégalités en Cisjordanie et auront sans doute des conséquences dévastatrices bien au-delà du court terme.
La perte d’offres d’emplois sur le marché du travail israélien n’est pas la seule raison de la forte hausse du taux de chômage. Les restrictions à la mobilité de la main-d’œuvre, résultant des obstacles à la circulation en Cisjordanie comme déjà cité dans la contribution précédente, ont également affecté les marchés du travail. La forte augmentation des barrières et des points de contrôle en Cisjordanie depuis le 7 octobre a entraîné une augmentation significative de la durée et du coût des déplacements domicile-travail. Confiné.e.s dans leur localité et incapables de joindre des employeurs dans d’autres communautés, de nombreux travailleurs et travailleuses ont perdu leurs emplois. Le PCBS et l’OIT estiment qu’au cours des deux premiers mois qui ont suivi le début de l’assaut sur Gaza, un quart de million d’emplois ont été perdus en Cisjordanie.
De telles restrictions de mouvement et la fermeture du marché israélien ont également affecté les entreprises du secteur privé en Cisjordanie en augmentant, par exemple, les coûts d’acquisition des matériaux et équipements de production qui proviennent en grande partie de l’extérieur des principales villes et souvent de l’extérieur-même de la Cisjordanie. Les coûts de livraison et d’expédition, tant au niveau national qu’international, ont également augmenté, réduisant encore davantage les marges de profit. En conséquence, les estimations préliminaires du PCBS indiquent qu’en octobre et novembre 2023, la production en Cisjordanie a diminué d’environ 37 %, avec une perte estimée à 500 millions de dollars par mois.
Notons bien que, même si l’état actuel de l’économie palestinienne est particulièrement désastreux, on aurait tort de mettre cette déréliction sur le compte de circonstances inévitables. Non, cela est le résultat d’une forme de colonisation parmi les plus vicieuses des temps modernes. De plus, il est tout à fait clair que les « modèles de relance » – poussés par la Banque mondiale et d’autres institutions internationales – ont généralement failli à faire avec ce contexte et se sont plutôt tournés vers des politiques néolibérales inefficaces, exacerbant encore davantage l’asservissement économique palestinien.
Face à ce moment effroyable de l’expérience palestinienne, nous nous devons de repenser la nature politique de la reprise économique. Pour ce faire, des mesures doivent être prises pour mettre fin à la dépendance coloniale et pour renforcer la base productive de l’économie palestinienne. Ces mesures incluent la fin de ce qui reste de l’union douanière forcée avec Israël, la fin des politiques visant à pousser les gens à demander un crédit bancaire pour financer leur consommation quotidienne, l’investissement dans l’agriculture et l’industrie manufacturière locales et le rétablissement des principes de solidarité économique entre Palestinien.ne.s. Ces initiatives pourraient jeter les bases d’une résistance collective plus forte contre le siège colonial sioniste mené contre l’économie palestinienne.
Samia Al-Botmeh est professeur adjoint d’économie à la Faculté de commerce et d’économie de l’Université de Birzeit. Elle a été directrice du Centre d’études sur le développement de l’Université de Birzeit jusqu’en 2014. Elle a travaillé comme chercheuse à l’Institut palestinien de recherche sur les politiques économiques (MAS) à Ramallah. Elle a complété son doctorat à la School of African and Oriental Studies de l’Université de Londres, en économie du travail. Ses domaines d’intérêt et de publications sont l’économie du genre, l’économie du travail et l’économie politique du développement. Elle a participé à des recherches sur les alternatives au développement néolibéral en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, ainsi que sur les effets des différences liées au genre sur le marché du travail.
Basil Farraj est professeur adjoint au Département de philosophie et d’études culturelles de l’Université de Birzeit. Il travaille actuellement sur un projet de recherche qui explore la circulation mondiale des pratiques carcérales, financé par le Conseil arabe des sciences sociales (ACSS). Les recherches de Basil portent sur les intersections de la mémoire, de la résistance et de l’art des prisonniers et d’autres personnes victimes de violence. Basil a mené des recherches dans plusieurs pays, dont le Chili, la Colombie et la Palestine.
Fathi Nimer est chargé de la politique palestinienne à al-Shabaka. Il a auparavant travaillé comme chercheur associé au sein du Monde arabe pour la recherche et le développement, comme professeur à l’Université de Birzeit et comme responsable de programme au Centre d’études sur les droits de l’homme de Ramallah. Fathi est titulaire d’une maîtrise en sciences politiques de l’Université de Heidelberg et est le co-fondateur de DecolonizePalestine.com, un référentiel de connaissances sur la question palestinienne. Les recherches de Fathi portent sur l’économie politique et les controverses en politique. Il se concentre actuellement sur la souveraineté alimentaire, l’agro-écologie et l’économie de résistance en Palestine.
Abdaljawad Omar est un écrivain et conférencier basé à Ramallah, en Palestine. Il enseigne actuellement au Département de philosophie et d’études culturelles de l’Université de Birzeit.
Source : al Shabaka
Traduction BM pour l’Agence Média Palestine